Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Le temps passe par le trou de l’aiguille des heures.
Jules Renard – Journal
Le rêve est la vraie victoire sur le temps.
Jean-Claude Carrière – Entretiens sur la fin des temps
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Géo Norge – Du temps
Dans l’eau du temps qui coule à petit bruit, Dans l’air du temps qui souffle à petit vent, Dans l’eau du temps qui parle à petits mots Et sourdement touche l’herbe et le sable ; Dans l’eau du temps qui traverse les marbres, Usant au front le rêve des statues, Dans l’eau du temps qui muse au lourd jardin, Le vent du temps qui fuse au lourd feuillage Dans l’air du temps qui ruse aux quatre vents, Et qui jamais ne pose son envol, Dans l’air du temps qui pousse un hurlement Puis va baiser les flores de la vague, Dans l’eau du temps qui retourne à la mer, Dans l’air du temps qui n’a point de maison, Dans l’eau, dans l’air, dans la changeante humeur Du temps, du temps sans heure et sans visage, J’aurai vécu à profonde saveur, Cherchant un peu de terre sous mes pieds, J’aurai vécu à profondes gorgées, Buvant le temps, buvant tout l’air du temps Et tout le vin qui coule dans le temps.
Le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde ; elle est l’image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel sans cesse elle va se perdre.
Madame de Staël
[…]
Apaisé, je médite au bord du gouffre amer ;
J’aime ce bruit sauvage où l’infini commence ;
La nuit, j’entends les flots, les vents, les cieux, la mer ;
Je songe, évanoui dans cette plainte immense.
Victor Hugo – « Les quatre vents de l’esprit » XXXIII
Uehara Konen – Vague 1910
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A tout seigneur tout honneur ! C’est donc à toi, Mer, et à toi seule, source originelle unique de toutes les eaux, que ce dernier billet de la série « Leseaux de mon été » se devait de rendre hommage.
Cette révérence, je la souhaitais d’abord littéraire et poétique, mais quels mots, parmi ceux de « quelques marins qui se sont mis à écrire et de quelques écrivains qui surent naviguer »*, aurais-je dû choisir pour dresser ton portrait que chaque instant métamorphose ? Ceux de Melville embarqué sur le Pequod… de Stevenson depuis le pont de l’Hispaniola… d’Hemingway aux prises avec son héroïque marlin… ? Peut-être les mots de Chateaubriand né sous le signe des tempêtes… de Joseph Conrad, éternel « exilé en plein océan »… de Pierre Loti, « pêcheur d’Islande »… ? Peut-être encore les vers d’Homère, ceux de Verhaeren, de Victor Hugo… ou enfin ceux, inoubliables, de ce « bateau ivre » qui « suivi[t], des mois pleins, pareille aux vacheries / Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, / Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs » ?
Les propositions étaient innombrables, Mer, – à la mesure de l’immense fascination que tu exerces. Alors j’ai simplement choisi d’emprunter à un jeune poète argentin, inconnu mais prometteur, ses premiers vers. Il te les avait dédiés dans un poème au titre sans équivoque : « Hymne à la Mer ». Quand il les écrit, en 1918, il a 19 ans, l’âge des enthousiasmes et des exaltations, un esprit envahi par le goût immodéré des mots, et la tête remplie d’une inépuisable imagination. Lire est pour lui une infinie passion. La poésie lui pend au cœur, et il déclame à loisir les « Feuilles d’herbe » de Walt Whitman. Forte est la tentation d’imiter le maître… Son nom ? Jorge-Luis Borges !
Et toi mer ! à toi aussi je m’abandonne, je devine tes intentions,
Je repère du rivage l’appel de tes doigts anguleux,
J’imagine que tu ne te résignes pas à repartir sans m’avoir touché,
Il faut que nous ayons une explication tous les deux, j’ôte mes
vêtements, vite ! j’échappe aux regards de la terre,
Coussine-moi doucement, balance-moi dans la torpeur de ton ressac,
Mouille-moi d’humidité amoureuse, je te paierai en retour.
Walt Whitman – « Feuilles d’Herbe » 22 – (Grasset – Les Cahiers Rouges — P. 55) Traduction : Jacques Darras
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Couverture de la partition de La Mer– Claude Debussy – 1905
Je voulais également que cet hommage fût musical. Quelle musique alors pour accompagner ce poème enfiévré du jeune Borges, pour représenter les amplitudes de tes variations et mimer le souffle des vents qui te meuvent ? Les généreuses évocations de tes tempêtes par Vivaldi… ? Les allégories symphoniques qu’ont brossées de toi les grands compositeurs tels que Sibélius, Glazunov, Bax, Mendelssohn… ? Ou l’une des mille autres merveilleuses partitions, connues ou confidentielles, mais toutes imprégnées des frais bonheurs que tu sais nous offrir autant que des angoisses et des drames que tes flots nous infligent ? – J’ai même imaginé chanter cet Hymne depuis le fond d’une « Barque sur l’Océan » dont Ravel aurait tenu les rames. J’aurais décidément écouté, cet été comme jamais, mille et une représentations musicales des humeurs de tes eaux, ô Mer ensorcelante !
Aucune œuvre, cependant, autre que l’inégalable esquisse symphonique que te dédia Claude Debussy – « La Mer » -, en 1905, ne m’a semblé rentrer en aussi parfaite harmonie avec la houle lyrique et passionnée de ce poème de jeunesse. Et quel plaisir de confondre dans une même écume ces génies si différents venus d’horizons si divers…
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Émile Nolde
Enfin fallait-il, pour que fût complète mon admirative évocation, que la couleur et les formes vinssent encore se mêler aux délices métaphoriques des mots et aux caresses polychromes des sons. Tes turbulences et tes éclats, à l’évidence, ont également inspiré des légions de peintres, et parmi eux les plus grands.
Alors, une fois encore, Mer infinie, me suis-je trouvé confronté à l’affreux plaisir du choix. Lequel de ces tableaux brossait-il de toi le profil que je choisirais pour répondre à ce vers ? Quel coloriste avait-il trouvé le ton juste à mes yeux qui me ferait décider de la concordance de telle toile avec le moment du poème ? La qualité d’un hommage, je le sais, est intimement liée aux choix ingrats de son auteur ; par chance, pas sa sincérité.
* Simon Leys – « La mer dans la littérature française » (Anthologie de Rabelais à Pierre Loti)
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Voici donc, Mer obsédante, « Mer toujours recommencée », par ce très libre (et très imparfait) collage vidéo, mon hommage d’un été.
Hymne à la Mer
Pour Adriano del Valle
J’ai désiré un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues qui crient ; A la Mer quand le soleil tel un étendard écarlate dans ses eaux flamboie ; A la Mer quand elle embrasse les seins dorés des plages vierges qui assoiffées attendent ; A la Mer quand ses hordes hurlent, quand les vents lancent leurs blasphèmes, Quand brillent dans ses eaux d’acier la lune brunie et sanglante ; A la Mer quand sur elle verse sa tristesse sans fond la coupe d’étoiles.
Aujourd’hui je suis descendu de la montagne à la vallée et de la vallée jusqu’à la Mer. Le chemin fut long comme un baiser. Les amandiers lançaient des fuseaux bleutés d’ombre sur la route et, à la fin de la vallée, le soleil Cria des Golcondes vermeils sur ta glauque forêt : Abîme ! Frère, Père, Bien-aimé…! J’entre dans le jardin énorme de tes eaux et je nage loin de la terre. Les vagues viennent, avec leurs fragiles cimiers d’écume En fugue vers la catastrophe. Vers la côte, avec leurs crêtes rouges, avec leurs maisons géométriques, avec leurs palmiers nains, qui sont devenus absurdes et livides comme des souvenirs figés ! Je suis avec toi, Mer ! Et mon corps tendu comme un arc lutte contre tes muscles impétueux. Toi seule existes. Mon âme rejette tout son passé Comme un ciel arctique qui s’effeuille en flocons errants ! Oh instant de plénitude magnifique ; Avant de te connaître, Mer fraternelle, j’ai longuement vagué dans d’errantes rues bleues aux oriflammes de lanternes Et dans la mi-nuit sacrée j’ai tissé des guirlandes De baisers sur des chairs et des lèvres qui s’offraient, Solennelles de silence, Dans une floraison Sanglante…
Mais aujourd’hui je fais don aux vents de toutes ces choses révolues, révolues… Toi seule existes. Athlétique et nue. Seul ce souffle frais et ces vagues, et les coupes d’azur, et le miracle des coupes d’azur. ( J’ai rêvé d’un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues haletantes.) Je désire encor te créer un poème Avec la cadence adamique de ta houle, Avec ton souffle salin originel, Avec le tonnerre des ancres sonores des Thulés ivres de lumière et de lèpre, Avec des cris de marins, des lumières et des échos De crevasses abyssales Où tes vives mains monacales constamment caressent les morts…
Un hymne Constellé d’images rouges luminescentes. O Mer ! ô mythe ! ô soleil ! ô lit profond ! Et je ne sais pourquoi je t’aime. Je sais que nous sommes très vieux, Que nous nous connaissons depuis des siècles tous les deux. Je sais que dans tes eaux vénérables et riantes s’est embrasée l’aurore de la vie. (Dans la cendre d’un soir de fièvre j’ai dans ton sein vibré pour la première fois.) O Mer protéenne, je suis sorti de toi. Tous les deux enchaînés et nomades ; Tous les deux avec une soif intense d’étoiles ; Tous les deux avec espoir et désillusions ; Tous les deux air, lumière, force, ténèbres ; Tous les deux avec notre vaste désir et tous les deux avec notre grande misère .
Jorge-Luis Borges (1899-1986)
Premier poème, écrit « maladroitement » [sic] dans le style de Walt Whitman, et publié en Espagne en 1921
Le voyage prend fin ici : dans les soucis mesquins qui divisent l’âme qui ne sait plus émettre un cri. À présent les minutes sont égales et fixes comme les tours de roue de la pompe. Un tour : une montée d’eau qui résonne. Un autre, nouvelle eau, parfois un grincement.
Le voyage prend fin sur cette plage que harcèlent les flots patients. Rien ne dévoile, sinon des fumées paresseuses, le rivage que tissent de conques les vents bénins : et rarement se montre dans la bonace muette entre les îles d’air migratrices la Capria, ou la Corse échineuse.
Tu demandes si tout s’évanouit ainsi dans cette brume de souvenirs ; si dans l’heure qui somnole ou si dans le soupir du récif s’accomplit tout destin. Je voudrais te dire non, et qu’approche l’heure où tu passeras au-delà du temps ; peut-être seul qui le veut s’infinise, et cela tu le pourras, qui sait ? moi non. Pour la plupart, je pense, il n’y a pas de salut, mais certains bouleversent tout dessein, franchissent la passe, se retrouvent tels qu’ils ont voulu.
Avant de renoncer je voudrais t’indiquer cette voie d’évasion fugace comme dans les champs houleux de la mer l’écume ou la ride. Je te donne aussi mon avare espérance. Pour des jours neufs, trop las, je ne sais plus la nourrir ; je l’offre en gage à ton sort : qu’il te sauve.
Le chemin prend fin sur ces rives que ronge la marée d’un mouvement alterné. Ton cœur proche qui ne m’entend pas lève l’ancre déjà peut-être pour l’éternité.
Eugenio Montale (1896-1981)
Eugenio Montale (Prix Nobel de Littérature 1975) (Extrait de « Os de Seiche » – Poésie Gallimard)
Recueil de poèmes composés entre 1916 et 1927 – Première publication en 1925
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy