Représentez-vous une femme grande et sèche, le teint échauffé, le visage aigu, le nez pointu, voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir, frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion, mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de sa fortune, elle est obligée pour se donner le superflu de se passer du nécessaire, comme chemises et autres bagatelles. Madame travaille avec tant de soin à paraître ce qu’elle n’est pas qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet ; ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions.
Madame du Deffand à propos de Madame du Châtelet citée par Jean Haechler in « Le Règne des Femmes – 1715-1793 » – Éditions Bernard Grasset P.130-131
Et, dans sa grande amabilité, Madame du Deffand de rajouter :
Elle est née avec assez d’esprit ; le désir d’en paraître davantage lui a fait préférer l’étude des sciences les plus abstraites aux connaissances les plus agréables : elle croit par cette singularité parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes.

Ses contemporains, et surtout ses contemporaines, ne l’ont pas ménagée. Leurs plumes, trempées dans le même acide que celui qui servit à la perfide Madame du Deffand pour rédiger les lignes qui précèdent, ont écharpé à l’envi cette pauvre Madame du Châtelet.
La jalousie à son égard trouvait aisément son socle : femme d’esprit, brillante en bien des domaines, issue d’une famille aisée, Émilie avait coutume de choisir les nombreux amants de sa jeunesse — avant sa rencontre avec Voltaire — parmi les personnalités les plus notables de l’époque. On ne prétendra pas, sur ce dernier point, qu’elle faisait véritablement figure d’exception. En revanche — et ses concurrentes ici se raréfiaient jusqu’à n’exister point — ses incontestables talents de physicienne et mathématicienne qui lui permirent, entre autres, de faire connaître Leibnitz et de traduire Newton, la plaçaient au rang des personnalités remarquables du monde scientifique de son temps ; il n’est pas rare que nos savants d’aujourd’hui la citent encore.
Tolérée par la bienveillance d’un mari souvent absent, sa longue et intense liaison avec Voltaire dont elle était à la fois la compagne, la maîtresse, la complice, et plus encore, a fait dire de leur histoire d’amour qu’elle était « la plus folle romance des Lumières ».

Tout en elle est noblesse, son attitude, ses goûts, le style de ses lettres, sa manière de parler, sa politesse… Sa conversation est agréable et intéressante.
Je n’ai pas perdu une maîtresse, mais la moitié de moi-même. Un esprit pour lequel le mien semblait avoir été fait.
Ces phrases extraites des correspondances de Voltaire à ses amis, la première, en 1734, au début de sa liaison avec Émilie du Châtelet, la seconde, en 1749, au décès de celle-ci, résument, de manière très lapidaire certes, mais significative, la teneur des quinze années de la très étroite relation, « studieuse et tendre », bien que parfois agitée, qu’ont entretenue au château de Cirey ces deux beaux esprits. Sur tous les plans, amoureux évidemment, mais aussi intellectuel, scientifique, philosophique ou spirituel, leur proximité atteignait à son comble.

Avec le temps les sentiments se transforment. Les infirmités avaient fait de Voltaire un vieillard avant l’âge, et l’ancienneté de sa liaison avec « sa divine Émilie » avait érodé les ardeurs de son désir. Pareil changement n’échappe pas à la perspicacité d’une femme amoureuse. Pour Madame du Châtelet ce fut aussi une occasion de consigner ses analyses pertinentes sur l’évolution des sentiments, très inspirées par sa propre histoire, dans un petit essai intitulé « Discours sur le bonheur ». Quand la passion se mue en tendre amitié…
Et c’est par ce poème désormais célèbre, à la fois tendre envers Émilie et ironique à son propre égard, que Voltaire, en réponse à ses pages, avoua sa faiblesse… À moins que, complice clin d’oeil au malicieux sourire dont Houdon l’affubla à jamais, notre habile philosophe — qui polissonnait encore… — n’ait voulu offrir à celle dont il se disait modestement le « scribe », un élégant prétexte au crépuscule de sa passion.
À Madame du Châtelet
Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez, s’il se peut, l’aurore.
Des beaux lieux où le dieu du vin
Avec l’Amour tient son empire,
Le Temps, qui me prend par la main,
M’avertit que je me retire.
De son inflexible rigueur
Tirons au moins quelque avantage.
Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.
Laissons à la belle jeunesse
Ses folâtres emportements :
Nous ne vivons que deux moments ;
Qu’il en soit un pour la sagesse.
Quoi ! pour toujours vous me fuyez,
Tendresse, illusion, folie,
Dons du ciel, qui me consoliez
Des amertumes de la vie !
On meurt deux fois, je le vois bien :
Cesser d’aimer et d’être aimable,
C’est une mort insupportable ;
Cesser de vivre, ce n’est rien.
Ainsi je déplorais la perte
Des erreurs de mes premiers ans ;
Et mon âme, aux désirs ouverte,
Regrettait ses égarements.
Du ciel alors daignant descendre,
L’Amitié vint à mon secours ;
Elle était peut-être aussi tendre,
Mais moins vive que les Amours.
Touché de sa beauté nouvelle,
Et de sa lumière éclairé,
Je la suivis ; mais je pleurai
De ne pouvoir plus suivre qu’elle.

in Michel Delon, Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, Paris, Poésie/Gallimard
Le plaisir de vous entendre égale celui de lire les mots tendres de Voltaire 😉
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Hé hé !!! Attention ! C’est du harcèlement ! 😉 Mais :
« Cesser d’aimer et d’être aimable
« C’est une mort insupportable. »
Merci, Marie-Christine !
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merci pour Voltaire, Madame du Deffand la malicieuse et tendre intelligente, et même Madame du Châtelet la brillante et touchante (sa mort et les lettres de Voltaire)
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Et merci à vous de m’avoir lu !
Quel beau siècle que ce XVIIIème, même si son legs nous est encore parfois lourd à porter…!
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Entre sacré et profane… Voix chaleureuse et si expressive de ces mots chargés du temps qui passe, sourd aux tumultes du monde… Et quand bien même le temps qui passe, il n’a pas de prise sur la noblesse des sentiments de Voltaire et de madame de Châtelet, sur leur délicatesse, leur pudeur, leur affection, leur tendresse, leur considération l’un pour l’autre. La tendresse, l’affection, c’est aussi de l’amour, un amour attentif, attentionné, patient, aimant… et tant qu’il y a des émotions, il y a la vie, et s’il y a de la vie, il y a de l’amour, et c’est ce qui importe le plus. Rûmi dit : « L’Amour est la seule fleur qui n’a pas besoin de saison pour éclore», et il rajoute que « sans amour, le monde serait inanimé » Merci Lelius pour cette page pleine d’amour et de délicatesse.
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Merci à vous pour la constante générosité que vous réservez à mes billets !
N’est-ce pas à l’épreuve du temps qui passe que l’on peut le mieux mesurer la qualité d’un amour ? C’est sans doute, à mon sens, lorsqu’il parvient, après tous ses combats, à se transformer en Amitié qu’il atteint son point d’invulnérabilité.
Il y a 4 ans, jour pour jour, je publiais sur « Perles d’Orphée » un billet consacré à la « complainte du nay ». Parmi les vers du début du « Mathnawî-I Ma‘navî », je retiens ceux-ci en guise d’écho bienveillant à votre commentaire :
– Le chant de cette flûte, c’est du feu, non du vent.
Quiconque n’a pas ce feu, qu’il devienne néant !
– C’est le feu de l’amour qui en elle est tombé,
Et si le vin bouillonne, c’est d’amour qu’il le fait.
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Merci beaucoup Lelius pour ces magnifiques vers, je lirai, écouterai cette complainte du Nay avec grand plaisir, et comme l’écho répond à l’écho, et pour aller dans le sens de ce vous dites de l’Amour et de l’Amitié, un petit passage de Rainer Maria Rilke: « L’amour ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir (zu horchen und zu hämmern Tag und Nacht). Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s’unir ne sont pas encore pour eux. Il leur faut d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi-même est un achèvement : l’homme en est peut-être encore incapable. »Merci encore Lelius, je vous souhaite un très bel après-midi.
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