Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
« Dis-moi quel est ton infini, je saurai le sens de ton univers, est-ce l’infini de la mer ou du ciel, est-ce l’infini de la terre profonde ou celui du bûcher ? » Dans le règne de l’imagination, l’infini est la région où l’imagination s’affirme comme imagination pure, où elle est libre et seule, vaincue et victorieuse, orgueilleuse et tremblante. Alors les images s’élancent et se perdent, elles s’élèvent et elles s’écrasent dans leur hauteur même. Alors s’impose le réalisme de l’irréalité.
…
On comprend les figures par leur transfiguration.
Gaston Bachelard – L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement
– À cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort.
– Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.
– Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un système de citations.
L’Égypte, et avec elle le monde entier, se félicite, à l’occasion de sa récente inauguration en grandes pompes, de l’ouverture du G.M.E. (Grand Musée Égyptien) au Caire, au pied des Pyramides de Gizeh, considérable trésor mémoriel de cette antique civilisation. Pendant que – « règne de la quantité » oblige – la presse internationale salue surtout les chiffres : le colossal investissement financier, les milliers de mètres carrés, les nombreuses péripéties de vingt années de travaux, le gouvernement égyptien se frotte les mains en évaluant – « signe des temps » – la manne économique que promet la surfréquentation touristique attendue – motivation tristement essentielle, semble-t-il, de l’immense projet.
Ramsès II jeune (XIIIème av JC) – Percy Bysshe Shelley 1792-1822
Mais un petit esprit chagrin, misanthrope et pessimiste, comme on ne peut manquer de l’être après avoir bien longtemps regardé les hommes, s’est souvenu d’un sonnet de Percy Bysshe Shelley, « Ozymandias », que le poète romantique anglais écrivit en 1817, au moment où le British Museum annonçait avoir acquis un important fragment de la statue de Ramsès II jeune, datée du XIIIème siècle avant notre ère.
Richard Attenborough dit « Ozymandias » *
Ozymandias (Percy Bysshe Shelley)
J’ai rencontré un voyageur de retour d’une terre antique Qui m’a dit : – « Deux jambes de pierre immenses et dépourvues de buste Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable, À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,
La lèvre plissée et le rictus de froide autorité Disent que son sculpteur sut lire les passions Qui survivent encore dans ces objets sans vie À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.
Et sur le piédestal apparaissent ces mots : «Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois. Voyez mon œuvre, ô puissants, et désespérez!»
Auprès, rien ne demeure. Autour des ruines De cette colossale épave, infinis et nus, Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »
*transcription grecque d’une partie de la titulature royale du célèbre pharaon Ramsès II (dont le nom complet était Ousir-Maât-Rê Setepenrê Ramessou Miamun).
. . .
Alors, une fois encore, avec son inébranlable pertinence, a retenti la parole de l’Ecclésiaste :
Vanitas vanitatum et omnia vanitas.
Un regard s’est retourné non sans nostalgie vers la grande perplexité d’un lycéen du temps lointain à qui un certain professeur de philosophie avait alors demandé de commenter cette remarque de Paul Valéry :
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et puis, enfin, sage constat soudain sorti d’une réplique de théâtre, un fugitif soupçon de consolation :
The pen is mightier than the sword.*
Richelieu – pièce de théâtre d’Edward Bulwer-Lytton – 1839 (Acte II – Scène 2)
Là, chère Minha, vous auriez le choix entre le moustique gris, le velu, la patte-blanche, le nain, le sonneur de fanfares, le petit fifre, l’urtiquis, l’arlequin, le grand nègre, le roux des bois, ou plutôt, tous vous choisiraient pour cible et vous reviendriez ici méconnaissable !
Fussent-elles prononcées en 1963 par ce vieil Esteban Montejo, esclave cubain, né esclave, et se confiant, à la fin de sa vie, à un jeune anthropologue, ces paroles ne trouveraient-elles pas volontiers une aussi juste place dans une autre bouche d’un autre vieil homme d’une autre époque, en d’autres lieux…?
Jean Vilar leur rend l’éclat de sincérité qu’elles méritent.
§
Esclave à Cuba
(Biografiá de un Cimarrón)
Esteban Montejo, un vieux révolutionnaire mambi, afro-cubain et né esclave, raconte sa vie à un jeune auteur de vingt-trois ans, Miguel Barnet.
Il le fait en 1963, dans un pays où une révolution triomphante s’attache à retrouver « l’histoire du peuple sans histoire », à exhumer la mémoire tue des rébellions populaires. Les souvenirs du vieil homme de son quotidien se mêlent à des événements historiques transcendants pour l’histoire de Cuba : le règne de la terreur dans les sucreries, les esclaves fugitifs qui ont fui vers les montagnes, l’abolition de l’esclavage, la guerre d’Indépendance…
Ainsi, d’un pas discret et en laissant libre cours à sa mémoire, Montejo incorpore à la sienne bien d’autres voix, celles de tant d’hommes et de femmes anonymes qui ont façonné l’identité de l’île des Caraïbes.
Ouvrir un livre de poésie, c’est vouloir s’éclairer avec une bougie en pleine déflagration de la bombe à hydrogène. Parier pour la bougie en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c’est peut être dans ce genre de pari que réside notre avenir.
Chacun de mes masques scintillants se ferme sur la réalité comme la paupière d’un fauve nacré. Vous n’y voyez que du bleu. J’empale votre vertige au fond des marais glauques de la foule crépusculaire dont je m’approprie les balancements hagards. Les gestes déclinent sans doute ainsi que le col des cygnes sur la houille de leur œil stupide. Vous voudriez ne pas vous en souvenir.
Mais en écartant, même très délicatement, les écailles du rêve, ne se heurte-t-on pas toujours à un banc de crocodiles alanguis sur les berges du temps.
Recomposition d’un billet proposé sur « Perles d’Orphée » le 14/02/2013
sous le titre : « Orphée et la barbarie »
Felix Nussbaum – Les squelettes jouent pour la danse – 1944
La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il paraît bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes.
Theodor Adorno – « Méditations sur la Métaphysique » En réponse, dix ans après, à sa propre affirmation de 1949 : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. »
§
Domenico di Michelino – Dante et son poème (1465)
Considerate la vostra semenza ; fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e conoscenza.*
* Considérez votre dignité d’homme : Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes, mais pour acquérir vertu et connaissance.
Dante – « Divine Comédie », cité par Primo Lévi – « Si c’est un homme » – Chapitre 11
§
Zoran Music (Slovénie) 1909-2005
Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? […] Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.
Vladimir Jankélévitch – Pardonner ? – 1971
§
La soprano Anne-Sofie Von Otter a publié en 2007 un CD « Terezin Theresienstadt », – nom du « camp-ghetto » ouvert par les nazis en 1941 –, pour contribuer à la commémoration des très nombreux musiciens juifs assassinés dans les camps. Ce camp-ci avait été créé par la propagande hitlérienne pour, supercherie couplée à l’horreur, servir le régime dans sa tentative de démonstration de sa « bonne foi ».
Les souffrances, la peur, la faim et le froid, qui étaient le quotidien de ces intellectuels juifs regroupés dans cette antichambre des fours crématoires d’Auschwitz, n’arrêtèrent pas la création artistique qui restait le plus puissant soutien de tous ces malheureux. Parmi eux, une écrivaine et compositrice tchèque, Ilse Weber. Pour apaiser les craintes de son jeune fils Tommy avec lequel elle était conduite à la mort, elle chanta jusqu’à l’ultime instant cette douce mélodie, « Wiegala ».
Dodo l’enfant do,
Le vent joue de la lyre.
Il joue doucement entre les verts roseaux,
Le rossignol chante sa chanson.
Dodo…
Dodo, l’enfant do,
La lune est une lanterne
Au plafond noir du ciel,
Elle contemple le monde
Dodo…
Dodo, l’enfant do,
Comme le monde est silencieux !
Pas un bruit ne trouble la paix,
Toi aussi mon bébé, dors.
Dodo, l’enfant do,
Que le monde est silencieux !
§
Il y a encore des chants à chanter au delà des hommes.
*La musique n’est pas compréhension ; elle est ravissement !
A l’occasion d’une de ses émissions de la série « Una Giornata Particolare » (Une journée particulière) qu’il anime depuis plusieurs années sur la chaîne de télévision italienne LA7, l’écrivain et journaliste Aldo Cazzullo demande au grand directeur d’orchestre Riccardo Muti qui, selon lui, a donné la plus belle définition de la musique.
– ‘Dante Alighieri’ ! répond spontanément le Maestro. Et confirme son choix par quelques vers du Chant XIVdu « Paradis », qu’il éclaire d’une courte précision édifiante.
Tout n’a-t-il pas déjà été dit bien avant nous ?
E come giga e arpa, in tempra tesa di molte corde, fa dolce tintinno a tal da cui la nota non è intesa,
così da’ lumi che lì m’apparinno s’accogliea per la croce una melode che mi rapiva, sanza intender l’inno.
Dante – « Paradiso » – Canto XIV
Et comme gigue et harpe, en une harmonie de cordes tendues, font doux tintement pour celui qui ne comprend pas les notes,
ainsi des lumières qui m’étaient apparues coulait par la croix une mélodie qui me ravissait sans que j’en comprenne l’hymne.
Le diamant du lexique français, pour moi, c’est le substantif « sens ».
Condensé en une monosyllabe – sensible donc à l’oreille d’un Chinois – qui évoque un surgissement, un avancement, ce mot polémique cristallise en quelque sorte les trois niveaux essentiels de notre existence au sein de l’univers vivant : sensation, direction, signification.
Le dialogue : Une passion pour la langue française
Desclée de Brouwer (2002)
C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière… C’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté.
Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation.
Emile Cioran – De l’inconvénient d’être né – 1973
L’âme qui n’a pas appris à mépriser les choses insignifiantes et les soucis quotidiens de la vie ne pourra admirer ce qui est céleste.
Saint Jean Chrysostome
‘Hymne des Chérubins’
Grigory Lvovsky (1830-1894)
Choeur du Monastère de Sretensky
Nous qui représentons mystiquement les chérubins, et qui chantons à la Trinité l’hymne trois fois saint qui donne la vie, écartons les soucis terrestres pour recevoir le roi de tous, escorté invisiblement par les cohortes angéliques. Alleluia !
La poésie est un langage silencieux qui efface ses propres traces pour qu’on entende ce que les mots ne disent pas. Elle ne change pas la vie, mais elle tient tête au malheur en affirmant notre dignité. Elle reçoit autant qu’elle donne, permet un embrassement secret dans la nuit.
Jean Mambrino 1923-2012
Extrait d’un entretien aux ÉditionsArfuyen (01/2009)