Derniers rayons d’automne

« Dis-moi quel est ton infini, je saurai le sens de ton univers, est-ce l’infini de la mer ou du ciel, est-ce l’infini de la terre profonde ou celui du bûcher ? » Dans le règne de l’imagination, l’infini est la région où l’imagination s’affirme comme imagination pure, où elle est libre et seule, vaincue et victorieuse, orgueilleuse et tremblante. Alors les images s’élancent et se perdent, elles s’élèvent et elles s’écrasent dans leur hauteur même. Alors s’impose le réalisme de l’irréalité.

On comprend les figures par leur transfiguration.

Mais vieillir… ! – 32 – ‘Citations’

– À cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort.

– Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.

– Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un système de citations.

Andante d’automne

Sans l’impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie : c’eût été le paradis de l’évidence inexprimable, une épidémie d’extases.

Jean-Sébastien Bach
Sonate en trio pour orgue en Mi mineur BWV 528 (Mvt.2 : Andante)
Karolina Juodelyte
Orgue de l’Église ‘Heilig Kreutz’ – Detmold – Allemagne

Point de musique véritable qui ne nous fasse palper le temps.

Transcription par August Stradal (Tchécoslovaquie 1860-1930)
Mei Lin Hii (piano)

La clé de la musique de Bach : le désir d’évasion du temps.

Arrangement pour cordes Tomasz Wabnic
The Vienna Morphing Trio

Combien j’aimerai périr par la musique, pour me punir d’avoir douté de la souveraineté de ses maléfices.

‘Ozymandias’

Ramsès II – Hall du Grand Musée Égyptien au Caire

L’Égypte, et avec elle le monde entier, se félicite, à l’occasion de sa récente inauguration en grandes pompes, de l’ouverture du G.M.E. (Grand Musée Égyptien) au Caire, au pied des Pyramides de Gizeh, considérable trésor mémoriel de cette antique civilisation.
Pendant que – « règne de la quantité » oblige  – la presse internationale salue surtout les chiffres : le colossal investissement financier, les milliers de mètres carrés, les nombreuses péripéties de vingt années de travaux, le gouvernement égyptien se frotte les mains en évaluant – « signe des temps » – la manne économique que promet la surfréquentation touristique attendue motivation tristement essentielle, semble-t-il, de l’immense projet.

Ramsès II jeune (XIIIème av JC) – Percy Bysshe Shelley 1792-1822

Mais un petit esprit chagrin, misanthrope et pessimiste, comme on ne peut manquer de l’être après avoir bien longtemps regardé les hommes, s’est souvenu d’un sonnet de Percy Bysshe Shelley, « Ozymandias », que le poète romantique anglais écrivit en 1817, au moment où le British Museum annonçait avoir acquis un important fragment de la statue de Ramsès II jeune, datée du XIIIème siècle avant notre ère.

Richard Attenborough dit « Ozymandias » *

. . .

Alors, une fois encore, avec son inébranlable pertinence, a retenti la parole de l’Ecclésiaste :

Vanitas vanitatum et omnia vanitas.

Un regard s’est retourné non sans nostalgie vers la grande perplexité d’un lycéen du temps lointain à qui un certain professeur de philosophie avait alors demandé de commenter cette remarque de Paul Valéry :

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Et puis, enfin, sage constat soudain sorti d’une réplique de théâtre, un fugitif soupçon de consolation :

The pen is mightier than the sword.*

L’herbe écoute (3) – Zzz… Aïe !

Là, chère Minha, vous auriez le choix entre le moustique gris, le velu, la patte-blanche, le nain, le sonneur de fanfares, le petit fifre, l’urtiquis, l’arlequin, le grand nègre, le roux des bois, ou plutôt, tous vous choisiraient pour cible et vous reviendriez ici méconnaissable !

Parlez-moi d’amour – 1 – Jeanne

Edouard Cibot – Les amours des anges au moment du déluge – 1834

Naïve jeunesse entend parler d’amour

     Force de l’âge laisse parler l’amour

          Puis vient le temps, entre deux souvenirs, de parler de l’amour…

– Jeanne, veux-tu… ?*

Les femmes

S’attacher sa vie durant à une femme…

Esclave à Cuba

(Biografiá de un Cimarrón)

Esteban Montejo, un vieux révolutionnaire mambi, afro-cubain et né esclave, raconte sa vie à un jeune auteur de vingt-trois ans, Miguel Barnet.

Il le fait en 1963, dans un pays où une révolution triomphante s’attache à retrouver « l’histoire du peuple sans histoire », à exhumer la mémoire tue des rébellions populaires. Les souvenirs du vieil homme de son quotidien se mêlent à des événements historiques transcendants pour l’histoire de Cuba : le règne de la terreur dans les sucreries, les esclaves fugitifs qui ont fui vers les montagnes, l’abolition de l’esclavage, la guerre d’Indépendance…

Ainsi, d’un pas discret et en laissant libre cours à sa mémoire, Montejo incorpore à la sienne bien d’autres voix, celles de tant d’hommes et de femmes anonymes qui ont façonné l’identité de l’île des Caraïbes.

§

Fulgurances – XLIX – Gageure

Philippe Jaccottet 1925-2021

Ouvrir un livre de poésie, c’est vouloir s’éclairer avec une bougie en pleine déflagration de la bombe à hydrogène. Parier pour la bougie en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c’est peut être dans ce genre de pari que réside notre avenir.

Fulgurances – XLV – Somnolence

ToyenFlore de Sommeil

Chacun de mes masques scintillants se ferme sur la réalité comme la paupière d’un fauve nacré. Vous n’y voyez que du bleu. J’empale votre vertige au fond des marais glauques de la foule crépusculaire dont je m’approprie les balancements hagards. Les gestes déclinent sans doute ainsi que le col des cygnes sur la houille de leur œil stupide. Vous voudriez ne pas vous en souvenir.



Mais en écartant, même très délicatement, les écailles du rêve, ne se heurte-t-on pas toujours à un banc de crocodiles alanguis sur les berges du temps.

Se souvenir pour ne jamais se perdre

Felix Nussbaum – Les squelettes jouent pour la danse – 1944

La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il paraît bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes.

Theodor Adorno« Méditations sur la Métaphysique »
En réponse, dix ans après, à sa propre affirmation de 1949 :

« Écrire un poème après Auschwitz est barbare. »

§

Domenico di Michelino – Dante et son poème (1465)

Considerate la vostra semenza ; fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e conoscenza.*

* Considérez votre dignité d’homme : Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes, mais pour acquérir vertu et connaissance.

Dante – « Divine Comédie »,
cité par Primo Lévi  – « Si c’est un homme » – Chapitre 11

§

Zoran Music (Slovénie) 1909-2005

Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? […] Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.

Vladimir JankélévitchPardonner ? – 1971

§

La soprano Anne-Sofie Von Otter a publié en 2007 un CD « Terezin Theresienstadt », – nom du « camp-ghetto » ouvert par les nazis en 1941 –, pour contribuer à la commémoration des très nombreux musiciens juifs assassinés dans les camps. Ce camp-ci avait été créé par la propagande hitlérienne pour, supercherie couplée à l’horreur, servir le régime dans sa tentative de  démonstration de sa « bonne foi ». 

Les souffrances, la peur, la faim et le froid, qui étaient le quotidien de ces intellectuels juifs regroupés dans cette antichambre des fours crématoires d’Auschwitz, n’arrêtèrent pas la création artistique qui restait le plus puissant soutien de tous ces malheureux.
Parmi eux, une écrivaine et compositrice tchèque, Ilse Weber. Pour apaiser les craintes de son jeune fils Tommy avec lequel elle était conduite à la mort, elle chanta jusqu’à l’ultime instant cette douce mélodie, « Wiegala ».

Musique : Une définition

La musica non è comprensione ; è rapimento!*

A l’occasion d’une de ses émissions de la série « Una Giornata Particolare » (Une journée particulière) qu’il anime depuis plusieurs années sur la chaîne de télévision italienne LA7, l’écrivain et journaliste Aldo Cazzullo demande au grand directeur d’orchestre Riccardo Muti qui, selon lui, a donné la plus belle définition de la musique.

‘Dante Alighieri’ ! répond spontanément le Maestro.
Et confirme son choix par quelques vers du Chant XIV du « Paradis », qu’il éclaire d’une courte précision édifiante.

E come giga e arpa, in tempra tesa
di molte corde, fa dolce tintinno
a tal da cui la nota non è intesa,

così da’ lumi che lì m’apparinno
s’accogliea per la croce una melode
che mi rapiva, sanza intender l’inno.

Et comme gigue et harpe, en une harmonie
de cordes tendues, font doux tintement
pour celui qui ne comprend pas les notes,

ainsi des lumières qui m’étaient apparues
coulait par la croix une mélodie
qui me ravissait sans que j’en comprenne l’hymne.

Dante – « Paradis » Chant XIV

Fulgurances – XXIX – Sens

François Cheng

Le diamant du lexique français, pour moi, c’est le substantif « sens ».
Condensé en une monosyllabe – sensible donc à l’oreille d’un Chinois – qui évoque un surgissement, un avancement, ce mot polémique cristallise en quelque sorte les trois niveaux essentiels de notre existence au sein de l’univers vivant : sensation, direction, signification.

Le dialogue : Une passion pour la langue française
Desclée de Brouwer (2002)

Regards croisés : La vie

Andrée Chedid 1920-2011  –  Aimé Césaire 1913-2008

Remous

Toutes ces brumes
Issues de nos chagrins

Tous ces orages
Qui bataillent entre nos tempes

Toutes ces ombres
Qui emmurent l’espérance

Tous ces cris
Qui entravent notre chant

Toutes ces craintes
Qui retiennent nos pas

Toutes les clartés
Qui naissent de ces remous !


Territoires du souffle
(Flammarion – 1999)






C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière… C’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté.









Entretien dans Présence africaine

Cherubikon

Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation.

Emile Cioran – De l’inconvénient d’être né1973

L’âme qui n’a pas appris à mépriser les choses insignifiantes et les soucis quotidiens de la vie ne pourra admirer ce qui est céleste.

Saint Jean Chrysostome

‘Hymne des Chérubins’ 

 Grigory Lvovsky (1830-1894)

Choeur du Monastère de Sretensky 

Nous qui représentons mystiquement les chérubins,
et qui chantons à la Trinité l’hymne trois fois saint qui donne la vie,
écartons les soucis terrestres
pour recevoir le roi de tous,
escorté invisiblement par les cohortes angéliques.
Alleluia ! 

Fulgurances – VI – Sans traces, mais…

La poésie est un langage silencieux qui efface ses propres traces pour qu’on entende ce que les mots ne disent pas. Elle ne change pas la vie, mais elle tient tête au malheur en affirmant notre dignité. Elle reçoit autant qu’elle donne, permet un embrassement secret dans la nuit.

Jean Mambrino 1923-2012

 

 

Extrait d’un entretien aux Éditions Arfuyen (01/2009)