Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Le réveil commence comme un autre rêve. – Paul Valéry
Quand, sur une mélodie de Gabriel Fauré, Marie-Claude Chappuis chante le sien, cet autre rêve qui commence c’est le nôtre.
Splendeurs divines entendues : la mélodie française au firmament !
Malcolm Martineau est au piano.
Après un rêve
Dans un sommeil que charmait ton image je rêvais le bonheur ardent mirage. Tes yeux étaient plus doux, ta voix pure et sonore, tu rayonnais comme un ciel éclairé par l’aurore ;
tu m’appelais et je quittais la terre pour m’enfuir avec toi vers la lumière, les cieux pour nous entr’ouvraient leurs nues splendeurs inconnues, lueurs divines entrevues ;
Hélas ! hélas, triste réveil des songes, je t’appelle, ô nuit, rends-moi tes mensonges, reviens, reviens radieuse, reviens, ô nuit mystérieuse !
Whistler – Variations en violet et vert (Musée d’Orsay)
On cogne près de l’âtre, avec un tisonnier, on viole dans la nuit étoilée, on assassine les soirs de pleine lune, et l’aube complice éclaire la fuite du coupable de la nuit… Et pourtant !…
Au coin du feu, sous les étoiles, au clair de lune, dès potron-minet … Il y a des expressions circonstancielles, comme celles-ci, qui, me semble-t-il, se refusent à introduire toute évocation violente ou dramatique ; et qui, a contrario, appellent spontanément à leur suite les images douces et paisibles des bonheurs simples.
Ainsi, qui, après au bord de l’eau, attend-il l’image de ce poisson mort rejeté par les flots ? la plainte désespérée du pêcheur devant son lac devenu infécond ? ou le rappel de la terrible noyade de cette innocente enfant ?
Au bord de l’eau demande au temps une courte pause, un instant de paix loin des tracas du monde, pour, comme dit le poète, « sentir l’amour, devant tout ce qui passe, ne point passer ».
Au bord de l’eau
S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser ;
À l’horizon, s’il fume un toit de chaume,
Le voir fumer ;
Aux alentours si quelque fleur embaume,
S’en embaumer ;
[…]
Entendre au pied du saule où l’eau murmure
L’eau murmurer ;
Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,
Le temps durer ;
Mais n’apportant de passion profonde
Qu’à s’adorer,
Sans nul souci des querelles du monde,
Les ignorer ;
Et seuls, tous deux devant tout ce qui lasse,
Sans se lasser,
Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,
Ne point passer !
.
Sully Prudhomme
.
≅
.
Au bord de l’eau !Cette expression, pour ma part, ne peut pas ne pas évoquer, tel un réflexe pavlovien, le souvenir heureux de cette chanson heureuse que chante Jean Gabin dans le célèbre film de Julien Duvivier, « La belle équipe » (1936).
.
Une bande de copains au chômage gagne à la loterie nationale et décide d’ouvrir une guinguette en banlieue parisienne, à Nogent, au bord de l’eau. L’équilibre de leur amitié ne résistera pas aux coups du destin et la rivalité amoureuse qui oppose les deux derniers compagnons de l’équipe donnera le coup de grâce à la joyeuse aventure.
.
Mais, seuls les bons souvenirs résistent à l’usure du temps. Et mon plaisir est toujours à son comble chaque fois que le hasard m’invite à l’inauguration de cette guinguette populaire pour partager la franche joie collective qui irradie ce beau dimanche ensoleillé… au bord de l’eau.
Croire ou ne pas croire ? Là n’est pas la question !
Mais se laisser porter, léger, vers des cieux — habités ou non — par la douceur extatique d’un chœur qui implore, voilà l’occasion d’un rare moment d’éternité qu’aucune question ne saurait venir troubler. Fauré ne disait-il pas lui-même de son Requiem, écrit vingt ans après ce cantique, qu’il l’avait « composé pour rien… juste pour le plaisir » ?…
L’homme désire l’éternité mais il ne peut avoir que son ersatz : l’instant de l’extase.
Milan Kundera (« Les Testaments trahis »)
Orchestre et chœur de Paris – Direction Paavo Järvi – Salle PLEYEL Paris
Verbe égal au Très-Haut, notre unique espérance, Jour éternel de la terre et des cieux, De la paisible nuit nous rompons le silence : Divin sauveur, jette sur nous les yeux. Répands sur nous le feu de ta grâce puissante ; Que tout l’enfer fuie au son de ta voix ; Dissipe ce sommeil d’une âme languissante Qui la conduit à l’oubli de tes lois ! O Christ! sois favorable à ce peuple fidèle, Pour te bénir maintenant assemblé ; Reçois les chants qu’il offre à ta gloire immortelle, Et de tes dons qu’il retourne comblé.
∞
Gabriel Fauré 1845-1924
Gabriel Fauré est à peine âgé de 19 ans et encore élève de l’école de musique religieuse Niedermeyer quand il compose le « Cantique de Jean Racine » qui vaudra au futur Maître un Premier Prix de composition, couronnant dix années d’études.
Quelques siècles auparavant, au XVIIème siècle, Jean Racine avait trouvé le loisir, entre Phèdre et Andromaque, de traduire une hymne en latin de Saint Ambroise (IVème siècle), « Consors paterni luminis » (Toi qui partages la Lumière du Père).
C’est cette traduction, très « janséniste », que Fauré a mise en musique pour chœur mixte à 4 voix et orgue.
L’orgue cède sa place à l’orchestre, et la lumière du chœur d’éblouir plus loin encore au-delà de l’autel.
∞
*Ce billet est la réplique revisitée d’un article publié le 26/12/2012 sur le blog alors balbutiant, « Perles d’Orphée » : « Cantique de Jean Racine » — A cette époque, la très regrettée Salle PLEYEL accueillait encore cette forme de musique, pour le bonheur de beaucoup, frappés depuis d’une inextinguible nostalgie.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy