Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Le réveil commence comme un autre rêve. – Paul Valéry
Quand, sur une mélodie de Gabriel Fauré, Marie-Claude Chappuis chante le sien, cet autre rêve qui commence c’est le nôtre.
Splendeurs divines entendues : la mélodie française au firmament !
Malcolm Martineau est au piano.
Après un rêve
Dans un sommeil que charmait ton image je rêvais le bonheur ardent mirage. Tes yeux étaient plus doux, ta voix pure et sonore, tu rayonnais comme un ciel éclairé par l’aurore ;
tu m’appelais et je quittais la terre pour m’enfuir avec toi vers la lumière, les cieux pour nous entr’ouvraient leurs nues splendeurs inconnues, lueurs divines entrevues ;
Hélas ! hélas, triste réveil des songes, je t’appelle, ô nuit, rends-moi tes mensonges, reviens, reviens radieuse, reviens, ô nuit mystérieuse !
La mélodie française va tout droit, sans convulsions et sans frénésie, au rare, à l’exquis, à l’inattendu.
Vladimir Jankélévitch
La mélodie française, sans doute la voie la plus suave et la plus raffinée pour accéder à la saveur des profondeurs de l’intime.
Voilà qui oblige l’interprète à posséder les talents du conteur, et son pianiste accompagnateur à se faire orchestre… à moins que le compositeur, dans son extrême élégance, n’ait déjà prévu d’y pourvoir.
Ernest Chausson 1855-1899
Ainsi en 1899, le grand mélodiste, Ernest Chausson, composant « La Chanson Perpétuelle » sur douze des seize tercets du poème « Nocturne » de son contemporain Charles Cros, choisit-il de faire accompagner par un piano et un quatuor à cordes les états d’âme d’une jeune femme abandonnée par son amant.
Au souvenir des brefs instants de bonheur, succèdent, dans une atmosphère où la douleur croît, l’attente, l’espoir, la mélancolie et, tel celui d’Ophélie, le désir de mort dans les eaux de « l’étang, parmi les fleurs sous le flot endormi ».
Connivence des mots et de la musique dans le désenchantement de l’heure crépusculaire où Éros rejoint Thanatos.
Le Quatuor Elmire, Sarah Ristorcelli (piano) et Victoire Bunel (mezzo-soprano) interprètent Chanson perpétuelle op. 37
Bois frissonnants, ciel étoilé Mon bien-aimé s’en est allé Emportant mon cœur désolé.
Vents, que vos plaintives rumeurs, Que vos chants, rossignols charmeurs, Aillent lui dire que je meurs.
Le premier soir qu’il vint ici, Mon âme fut à sa merci ; De fierté je n’eus plus souci.
Mes regards étaient pleins d’aveux. Il me prit dans ses bras nerveux Et me baisa près des cheveux.
J’en eus un grand frémissement. Et puis je ne sais plus comment Il est devenu mon amant.
Je lui disais: « Tu m’aimeras Aussi longtemps que tu pourras. » Je ne dormais bien qu’en ses bras.
Mais lui, sentant son cœur éteint, S’en est allé l’autre matin Sans moi, dans un pays lointain.
Puisque je n’ai plus mon ami, Je mourrai dans l’étang, parmi Les fleurs sous le flot endormi.
Sur le bord arrivée, au vent Je dirai son nom, en rêvant Que là je l’attendis souvent.
Et comme en un linceul doré, Dans mes cheveux défaits, au gré Du vent je m’abandonnerai.
Les bonheurs passés verseront Leur douce lueur sur mon front, Et les joncs verts m’enlaceront.
Et mon sein croira, frémissant Sous l’enlacement caressant, Subir l’étreinte de l’absent.
Charles Cros (‘Nocturne‘)
Et, pour le plaisir de quelques amateurs inconditionnels, comme moi, de Dame Felicity Lott dans le répertoire français :
Comme des fronts de morts nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli.
Le temps des lilas et le temps des roses
Ne reviendra plus à ce printemps-ci ;
Maurice Bouchor (1855-1929) – Poème de la mer et de l’amour (La mort de l’amour)
Quand les lilas refleuriront
Pour tous ces baisers qui s’égrènent
Que de blessures saigneront…
Georges Auriol – 1890 (poète, chansonnier, journaliste)
« Confiture exquise aux bons poètes », le lilas, dans les pastels de son odorante et précoce floraison, infaillible annonciatrice du retour longtemps attendu de la douceur des jours, est devenu depuis des lustres le symbole des amours de jeunesse. Blason du printemps retrouvé, sa seule évocation enchante les sourires et gonfle les espoirs. Et chacun, çà et là, chante son optimisme.
Mais quand l’amour est mort et que le cœur sanglote, plus rien ne fleurit au fond des meurtrissures ; la rose n’est plus offerte, et le temps du lilas ne veut pas revenir. A sa place désormais une cicatrice encore fraîche inévitablement promise à la douloureuse gangrène des souvenirs heureux.
Si brèves soient les amours de la jeunesse, si fugitif le printemps d’une vie, demeure, comme une empreinte de leur furtif passage, l’immense et profonde beauté du poème. Celui, peut-être, drapé dans les ondulations élégiaques d’une mélodie marine qu’un alizé lyrique ramène vers le rivage, le soir, à l’heure solitaire où l’âme caresse ses hiers.
Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage…
Pierre de Marbeuf (1596-1645
Cette mélodie, "Le temps des lilas", désormais légendaire, conclut le long et délicieux "Poème de l'amour et de la mer" écrit par Ernest Chausson entre l'été 1882 et le printemps 1890.
Née au confluent des courants impressionniste, symboliste et de l’Art décadent, de la fin du XIXème, cette adaptation et mise en musique des "Poèmes de la mer et de l'amour" de Maurice Bouchor, par le compositeur, est le parfait reflet de la conscience exacerbée des artistes de l'époque : Face au caractère éphémère de toute chose, saisir pleinement la volupté de l'instant.
Nature hypersensible et volontiers pessimiste, Chausson ne pouvait que ressentir profondément, non sans une certaine angoisse métaphysique - plutôt généreusement partagée à l'époque -, la fugacité de la vie. C'est sans doute à cette émotivité particulière que l'ont doit l'extrême délicatesse et la tendre pudeur qu'il offre pour écrin aux vers de son ami poète.
Ernest Chausson (1855-1899)
Le temps des lilas et le temps des roses Ne reviendra plus à ce printemps-ci ; Le temps des lilas et le temps des roses Est passé ; le temps des œillets aussi.
Le vent a changé, les cieux sont moroses, Et nous n’irons plus courir, et cueillir Les lilas en fleur et les belles roses ; Le printemps est triste et ne peut fleurir.
Oh ! joyeux et doux printemps de l’année, Qui vins, l’an passé, nous ensoleiller, Notre fleur d’amour est si bien fanée, Las ! que ton baiser ne peut l’éveiller !
Et toi, que fais-tu ? pas de fleurs écloses, Point de gai soleil ni d’ombrages frais ; Le temps des lilas et le temps des roses Avec notre amour est mort à jamais.
Maurice Bouchor
Que passent les ans, qu’avancent les siècles, le temps du lilas est toujours fidèle… à ses infidélités. Pour parler de lui le ton peut changer, les mots rajeunir et se renouveler, il n’oublie jamais de foutre le camp le temps du lilas, le temps de la rose offerte.
Dis, si tu le vois, ramène-le moi,
Le joli temps du lilas !
Évoquer son nom, ou croiser son malicieux regard embusqué derrière son pince-nez, et déjà l’on se sent planer à travers les résonances suspendues des accords égrenés avec lenteur sur le piano, entre lesquels s’étirent, dépouillées et diaphanes, reconnaissables entre toutes, les mélodies singulières de ses « Gymnopédies » ou de ses « Gnossiennes ». Quelquefois, quand une musique de ses compositions défie le souvenir, n’est-il pas amusant de retrouver dans les méandres de notre mémoire l’étrangeté gentiment séditieuse de certains titres tels, par exemple, que « Musique d’ameublement », « Morceau en forme de poire », ou encore « Embryons desséchés » ?
Suzanne Valadon – Erik_Satie – 1893
Erik Satie est né il y a 150 ans, en 1866. Et c’est évidemment par ses œuvres pour le piano — même si les interprètes de premier plan les boudent trop souvent — que sa musique est parvenue jusqu’à nous.
Originale, toujours rebelle aux conventions du romantisme, ironique et caustique souvent, et, au fond, bien plus sérieuse qu’elle ne veut paraître à travers les particularités de son modernisme et le mystère de son inventivité, elle continue de nous séduire encore aujourd’hui, nous, auditeurs de toutes générations. D’ailleurs, ne s’avère-t elle pas, souvent, être un point d’entrée attrayant pour ceux qui décident de découvrir, à rebours de son histoire, la musique dite « classique ».
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy