Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
On le voit derrière la vitre, en robe bleue, son visage est variable comme le temps. Tantôt jeune, tantôt très vieux. Il travaille et les gens s’arrêtent pour le regarder pendant des heures… Nul ne se moque. Derrière lui, la grande roue de bois sculpté qui tourne dans un sens, dans l’autre ; et tantôt si vite que les rais ne s’en voient plus ; tantôt très lentement. C’est la roue aux mots. On voit sur la feuille blanche devant lui son regard qui s’éclaire, illumine les environs de sa main, à mesure qu’elle se déplace et que le stylo qu’elle tient trace des caractères. On le voit battre de la tête sa mesure…
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi !…
John-William Waterhouse
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux, Tout autre n’est qu’absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi…
Caravaggio
Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,
Cher trésor d’un miroir qui partage le monde !
Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir
Un désir sur soi-même essayer son pouvoir !
Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable !
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n’êtes que lumière, adorable moitié
D’une amour trop pareille à la faible amitié !
Adieu… Sens-tu frémir mille flottants adieux ?
Bientôt va frissonner le désordre des ombres !
L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,
Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît…
Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt,
Où la puissance échappe à ses formes suprêmes…
L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,
Elle se fait immense et ne rencontre rien…
Entre la mort et soi, quel regard est le sien !
Paul Valéry – Fragments du Narcisse – 1920 (extraits)
L’heure de Toi, l’heure de Nous Ah !… Te le dire à tes genoux, Puis sur ta bouche tendre fondre Prendre, joindre, geindre et frémir Et te sentir toute répondre Jusqu’au même point de gémir… Quoi de plus fort, quoi de plus doux L’heure de Toi, l’heure de Nous ?
Qui croirait, s’il ne les connaît déjà, que ces vers fougueux que l’on imaginerait volontiers dictés par l’exubérance d’un jeune homme bouillant d’amour, sont l’œuvre d’un septuagénaire profondément épris, dans les années 1940, d’une jeune femme de trente ans sa cadette. Mais quel septuagénaire ! Un des plus brillants esprits français du siècle dernier – et d’autres siècles… –, que sa biographe, l’académicienne Dominique Bona, décrit pourtant ainsi : « homme libre passé maitre dans l’art de penser, il applique à la lettre la consigne qu’il s’est donnée de ne jamais s’abandonner à ses émotions sans tenter de les comprendre et de les clarifier, jusque dans ce domaine irrationnel et diabolique : la pulsion érotique…. »
Ce « maître dans l’art de penser », professeur au Collège de France et poète enflammé, n’est autre que le fils spirituel de Mallarmé. Il est l’auteur de « Monsieur Teste », de « La jeune Parque » et du « Cimetière marin » : Paul Valéry lui-même. Mari aimant et père exemplaire, qui n’aura pu, malgré sa détermination à se protéger de ses propres émois, résister aux charmes manipulateurs de la narcissique Jeanne Loviton — alias Jean Voilier, son nom de plume —, femme indépendante au goût prononcé pour les hommes de grande culture. Depuis leur rencontre en 1938, Paul Valéry est dévoré par cet amour impossible qu’il exprime dans mille lettres adressées à Jeanne et cent-cinquante poèmes composés à son intention ; ils « parlent de très haut amour, mais aussi de sexe, de fusion des corps et de communion des âmes, de l’espoir d’être aimé en retour, aussi fort qu’il aime. »(Dominique Bona) Ces poèmes amoureux, « charmants », charmeurs, charnels, pétris de vie, que le poète avait décidé de répartir en deux recueils distincts, « Corona » et « Coronilla » – royal hommage à la femme adorée–, sont à l’extrême opposé de sa poésie d’avant, « officielle », hermétique ; l’inspiration (Valéry détestait le mot) et l’exaltation y entrouvrent les portes du mystère.
Σ
Un jour sans toi vécu ne m’est qu’un jour de fer Qui m’accable d’un poids que mon soupir repousse Et qui s’achève en siècle accompli dans l’enfer
Σ
Paul Valéry (30 oct. 1871 – 20 juil. 1945)
Lorsqu’à Pâques 1945 Jeanne Voilier met fin à cette liaison en annonçant à son vieil amant qu’elle va épouser l’éditeur Robert Denoël avec qui elle entretient une relation intime depuis déjà deux ans, elle ne se soucie pas de savoir qu’elle précipite la mort du philosophe-poète déjà malade.
Le 20 juillet 1945, Paul Valéry très éploré rendra son dernier souffle, le front tendrement caressé par sa fidèle épouse Jeannie.
Deux mois plus tôt, le 22 mai 1945, peu de temps après avoir reçu la terrible nouvelle, le poète malheureux écrivait un dernier poème à Jean Voilier, mélange intime de nostalgie et de prémonition :
« Longueur d’un jour »
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous, Sans que ma main sur tes genoux Allant, venant, te parle à sa manière, Sans que l’autre, dans la crinière Dont j’adore presser la puissance des crins, Gratte amoureusement la tête que je crains… Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche Même l’idée amère et l’ombre du reproche Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux, Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux, Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes… Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort Me devient familière et sourdement me mord. Je suis entr’elle et toi ; je le sens à toute heure. Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure Tu le sais à présent, si tu doutas jamais Que je puisse mourir par celle que j’aimais, Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour, Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
Maintenant, je sais. Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
Albert Camus (Caligula)
Ο
Élévation à la lune
L’ombre venait, les fleurs s’ouvraient, rêvait mon âme ! Et le vent endormi taisait son hurlement. La nuit tombait, la nuit douce comme une femme Subtile et violette épiscopalement.
Les étoiles semblaient des cierges funéraires Comme dans une église allumée dans les soirs Et semant des parfums, les lys thuriféraires Balançaient doucement leurs frêles encensoirs
Une prière en moi montait, ainsi qu’une onde Et dans l’immensité bleuissante et profonde Les astres recueillis baissaient leurs chastes yeux ;
Alors, Elle apparut ! Hostie immense et blonde Puis elle étincela, se détachant du monde, Car d’invisibles doigts l’élevaient vers les cieux !
J’étais seul, j’attendais, tout mon cœur attendait.
Un jour j’ai lu Valéry. J’ai su que mon attente était finie.
Rainer Maria Rilke
– Extrait d’une lettre à l’une de ses amies (1921)
cité par Benoît Peeters in « Paul Valéry – Une vie » (Ed. Champs 2016)
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Jean Dupas (1882-1964) – La palme
Palme
À Jeannie
De sa grâce redoutable Voilant à peine l’éclat, Un ange met sur ma table Le pain tendre, le lait plat ; Il me fait de la paupière Le signe d’une prière Qui parle à ma vision : — Calme, calme, reste calme ! Connais le poids d’une palme Portant sa profusion !
Pour autant qu’elle se plie À l’abondance des biens, Sa figure est accomplie, Ses fruits lourds sont ses liens. Admire comme elle vibre, Et comme une lente fibre Qui divise le moment, Départage sans mystère L’attirance de la terre Et le poids du firmament !
Ce bel arbitre mobile Entre l’ombre et le soleil, Simule d’une sibylle La sagesse et le sommeil. Autour d’une même place L’ample palme ne se lasse Des appels ni des adieux… Qu’elle est noble, qu’elle est tendre ! Qu’elle est digne de s’attendre À la seule main des dieux !
L’or léger qu’elle murmure Sonne au simple doigt de l’air, Et d’une soyeuse armure Charge l’âme du désert. Une voix impérissable Qu’elle rend au vent de sable Qui l’arrose de ses grains, À soi-même sert d’oracle, Et se flatte du miracle Que se chantent les chagrins.
Cependant qu’elle s’ignore Entre le sable et le ciel, Chaque jour qui luit encore Lui compose un peu de miel. Sa douceur est mesurée Par la divine durée Qui ne compte pas les jours, Mais bien qui les dissimule Dans un suc où s’accumule Tout l’arôme des amours.
Parfois si l’on désespère, Si l’adorable rigueur Malgré tes larmes n’opère Que sous ombre de langueur, N’accuse pas d’être avare Une Sage qui prépare Tant d’or et d’autorité : Par la sève solennelle Une espérance éternelle Monte à la maturité !
Ces jours qui te semblent vides Et perdus pour l’univers Ont des racines avides Qui travaillent les déserts. La substance chevelue Par les ténèbres élue Ne peut s’arrêter jamais, Jusqu’aux entrailles du monde, De poursuivre l’eau profonde Que demandent les sommets.
Patience, patience, Patience dans l’azur ! Chaque atome de silence Est la chance d’un fruit mûr ! Viendra l’heureuse surprise : Une colombe, la brise, L’ébranlement le plus doux, Une femme qui s’appuie, Feront tomber cette pluie Où l’on se jette à genoux !
Qu’un peuple à présent s’écroule, Palme !… irrésistiblement ! Dans la poudre qu’il se roule Sur les fruits du firmament ! Tu n’as pas perdu ces heures Si légère tu demeures Après ces beaux abandons ; Pareille à celui qui pense Et dont l’âme se dépense À s’accroître de ses dons !
[…] il faut vous résigner à entendre quelques propositions que va, devant vous, risquer sur la Danse un homme qui ne danse pas.
C’est par cet avertissement scrupuleux et prudent que, le 5 mars 1936, à l’Université des Annales, Paul Valéry introduisait la conférence qu’il s’apprêtait à donner, intitulée « Philosophie de la danse ».
Chaque fois que m’est offert le plaisir de m’émerveiller devant la souplesse, l’énergie et la grâce félines d’un corps de ballerine, ne fussent-elles que suggérées par la posture figée d’une statuette de terre cuite sortie de la main d’un bien lointain aïeul, me prend l’irrépressible besoin de revenir aux propos sur la Danse de Paul Valéry, ce Maître élégant et subtil, dont les ouvrages ne sont jamais très éloignés de mes lunettes.
Danseuse voilée de Myrina – terre cuite – 150-100 av J C – Louvre
Comment dès-lors, tant texte et images se répondent si justement, résister à l’envie d’en partager d’abondants extraits pour accompagner deux magnifiques moments trop brefs que proposent, en noir et blanc et au pied du mur, deux superbes prisonnières…
J’entre tout de suite dans mes idées, et je vous dis sans autre préparation que la Danse, à mon sens, ne se borne pas à être un exercice, un divertissement, un art ornemental et un jeu de société quelquefois ; elle est chose sérieuse et, par certains aspects, chose très vénérable. Toute époque qui a compris le corps humain, ou qui a éprouvé, du moins, le sentiment du mystère de cette organisation, de ses ressources, de ses limites, des combinaisons d’énergie et de sensibilité qu’il contient, a cultivé, vénéré la Danse.
[…]
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.« Mais qu’est-ce que la Danse ?… »
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Mais la Danse, se dit [notre philosophe], ce n’est après tout qu’une forme du Temps, ce n’est que la création d’une espèce de temps, ou d’un temps d’une espèce toute distincte et singulière.
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[…]
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Il lui apparaît que cette personne qui danse s’enferme, en quelque sorte, dans une durée qu’elle engendre, une durée toute faite d’énergie actuelle toute faite de rien qui puisse durer. Elle est l’instable, elle prodigue l’instable, passe par l’impossible, abuse de l’improbable ; et, à force de nier par son effort l’état ordinaire des choses, elle crée aux esprits l’idée d’un autre état, d’un état exceptionnel, – un état qui ne serait que d’action, une permanence qui se ferait et se consoliderait au moyen d’une production incessante de travail, comparable à la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes.
[…]
.C’est donc bien que la danseuse est dans un autre monde, qui n’est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes. Mais, dans ce monde-là, il n’y a point de but extérieur aux actes ; il n’y a pas d’objet à saisir, à rejoindre ou à repousser ou à fuir, un objet qui termine exactement une action et donne aux mouvements, d’abord, une direction et une coordination extérieures, et ensuite une conclusion nette et certaine.
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[…]
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La danse lui apparaît comme un somnambulisme artificiel, un groupe de sensations qui se fait une demeure à soi, dans laquelle certains thèmes musculaires se succèdent selon une succession qui lui institue son temps propre, sa durée absolument sienne, et il contemple avec une volupté et une dilection de plus en plus intellectuelles cet être qui enfante, qui émet du profond de soi- même cette belle suite de transformations de sa forme dans l’espace ; qui tantôt se transporte, mais sans aller véritablement nulle part ; tantôt se modifie sur place, s’expose sous tous les aspects ; et qui, parfois, module savamment des apparences successives, comme par phases ménagées ; parfois se change vivement en un tourbillon qui s’accélère, pour se fixer tout à coup, cristallisée en statue, ornée d’un sourire étranger.
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Portrait par Jacques-Émile Blanche (Musée des Beaux-Arts de Rouen)
Image extraite du film « Le cercle des poètes disparus »
J’estime de l’essence de la Poésie qu’elle soit, selon les diverses natures des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie : ce qui l’assimile à Dieu même.
Paul Valéry
(« Questions de poésie » 1935 – Gallimard – 1975 – « Œuvres » tome I)
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Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes.
Pierre Reverdy
(« Le livre de mon bord » – 1948)
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Douce poésie ! Le plus beau des arts ! Toi qui, suscitant en nous le pouvoir créateur, nous met tout proches de la divinité.
L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l’amour.
Il s’y trouve lié une autre liberté que celle du choix. À savoir la grâce.
Simone Weil – « La Pesanteur et la grâce »
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Dans le domaine de l’intelligence, la vertu d’humilité n’est pas autre chose que le pouvoir d’attention.
Simone Weil – « La Pesanteur et la grâce »
Le grand Maître du sitar Pandit Ravi Shankar fait répéter sur scène sa fille Anoushka, prodige de l'instrument. Quelques temps après, âgé de 92 ans, il quitte cette vie pour poursuivre son karma ; pour nous le virtuose du "raga" qu'il était avait déjà atteint l'immortalité.
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L’oreille est le sens préféré de l’attention. Elle garde, en quelque sorte, la frontière du côté où la vue ne voit pas.
Sir William Blake Richmond – Orphée revenant des Enfers – 1885
Orphée
… Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée L’Admirable !… le feu, des cirques purs descend ; Il change le mont chauve en auguste trophée D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant.
Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ; Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ; Une plainte inouïe appelle éblouissants Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire !
D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor, Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or À l’âme immense du grand hymne sur la lyre !
Qu’est-ce qui m’intéresse ?
Ce qui provoque mon accroissement
Ce qui me renouvelle et m’augmente.
Paul Valéry (Cahiers)
Ψ
Ces photos – ainsi que d’autres de même qualité – circulent depuis un bon moment comme étant d’un certain Patrick Notley, mystérieux photographe allemand, autiste. Les spécialistes considèrent qu’il s’agirait plus vraisemblablement d’un attentionné collectionneur et diffuseur d’images prises par d’autres photographes très talentueux.
Ô que c’est long d’aimer sans voir ce que l’on aime…
De caresser une ombre et de sourire au mur
Et de s’interroger si l’Autre fait de même
Et se sent dans le cœur je ne sais quel fruit mûr
Qui crève de tristesse et d’espérance extrême.
Paul Valéry Corona & Coronilla (Editions de Fallois – P. 147)
Edward Munch (1863-1944) – Separation
En chaque homme résonne, toujours recommencée, la plainte d’Orphée. Cri d’amour, désespéré, désespérant, venu du gouffre de la solitude infligée, cri de détresse d’un cœur qu’on divise, qu’on arrache à lui-même.
Parfois, quand, l’espace d’un souffle, sa poitrine endigue son sanglot, une mélodie inattendue ouvre un chemin vers un vieux souvenir. Ô la tendre nostalgie des sourires perdus ! Le scintillement mouillé d’une lueur d’espérance !