Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Celui qui cherche la paix doit être sourd, aveugle et muet.
De ce vieux proverbe turc, incitation à calquer nos comportements sur ceux des trois célèbres singes dits « de la sagesse », je ne peux décidément recevoir qu’une seule affirmation, la dernière, que je relaie bien volontiers et bien sincèrement à travers cette remarque que Montherlant avait justement choisi de noter dans ses « Carnets » :
Rares sont les mots qui valent mieux que le silence.
Pour réfuter les deux autres, cécité et surdité, prétendument indispensables au succès du chercheur de paix, je propose – sourire aux lèvres – cette évidente démonstration du contraire, visuelle et sonore, bien sûr :
Yuja Wang (piano) et le London Symphony Orchestra
dirigé par Michael Tilson Thomas :
Deuxième mouvement, « Andante »
du Concerto pour piano N°2 de Chostakovitch
Alors, s’il s’avère vraiment que pour atteindre la paix il nous faille également devenir aveugles et sourds, que cela soit !
Mais, de grâce, dans cet ordre et pas avant… un bis !
Toccata : un vieux nom peu utilisé aujourd’hui, mais signifiant le même genre de composition qu’il y a deux cents ans, une composition conçue pour exprimer l’énergie rythmique, l’éclat technique et des effets brillants de l’interprète. Cela devrait sonner comme une improvisation ou un prélude impromptu. Une mélodie large et soutenue est déplacée dans une toccata.
Clarence Lucas (1866-1947) Compositeur et professeur de musique canadien
♫
Yuja Wang – Toccata en Ré mineur Op. 11 de Sergueï Prokofiev (Bis au festival de Lucerne 2018) Observons les regards admiratifs, « bluffés » des membres de l’orchestre pendant l’interprétation de ce monumental « allegro marcato » … Les nôtres pourraient bien leur ressembler.
♫
Comme on peut l’imaginer sans peine, le mot « toccata » trouve son origine dans le verbe italien « toccare », toucher. Et, s’agissant du clavier – mais aussi de la guitare ou du violon – personne ne s’étonnera de l’importance considérable que revêt ce vocable en la matière. « Toucher » : pour un pianiste tout est là ! Ainsi la toccata, se montre-t-elle, pour l’interprète, comme un exercice particulier, prétexte à exprimer, non sans une certaine liberté, autant sa propre dextérité que les qualités sonores de l’instrument qui défie sa maîtrise… Pour le plaisir jubilatoire de l’auditeur, souvent ! Pour la reconnaissance et la gloire du musicien, toujours ! La toccata, « vitrine des compétences et des techniques pianistiques », selon la juste remarque d’un fin musicologue. En bref, un véritable test de virtuosité…
Mais, faudrait-il encore que, dans sa sagesse, le ou la pianiste emporté(e) par son talent n’oublie jamais l’observation avisée – en énonça-t-il qui ne le fussent pas ? – de Paul Valéry : « Le virtuose est par définition un exécutant aux capacités inhabituelles, qui peut de temps en temps, intoxiqué par un sens exagéré de ses pouvoirs techniques, se permettre d’en abuser. »
♫
Ce billet comme une introduction à une série d’illustrations – moins verbeuses mais pas moins musicales – de ma toquade pour ces pianistes prodigieux qui, jouant une toccata, se jouent allègrement des pièges qu’elle ne manque pas de leur tendre.
Envoûtement, fascination, charme, séduction, vertige… du jeu des doigts sur un clavier.
[…] Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit. Ils sont les baisers du soleil, comme ma dixième Sonate qui est une sonate d’insectes. […] Je les éparpille aujourd’hui comme j’éparpille mes caresses. […] Si nous percevons les choses ainsi, le monde nous apparait comme un être vivant.
Alexandre Scriabine (Extrait d’une lettre adressée au musicologue russe Sabaneïev)
Alexander Scriabine (1872-1915)
Les génies sont toujours un peu fous, ou, pour le moins jugés tels. Surtout si, comme le pianiste et compositeur russe Alexandre Scriabine, ils ont très précocement nourri à partir d’une imagination d’une rare fécondité, une nette tendance à l’illumination mystique, une certaine excentricité créative, souvent visionnaire, et parfois mégalomane.
Alexandre Scriabine, qui partagea avec son ami Sergeï Rachmaninov – son antithèse musicale – les cours de composition d’Anton Arenski au conservatoire de Moscou à la fin du XIXème siècle, a toujours, par conséquent, été tenu à la marge de la musique russe…
Ses profondes affinités avec les univers respectifs de Chopin, de Liszt ou de Wagner n’ont pas contribué à faire entrer Scriabine dans un quelconque courant musical ; il est demeuré, sa vie durant, une personnalité musicale à part, atypique et inclassable.
Il a entretenu sans cesse son ambition suprême, et utopique, d’atteindre par sa musique à une œuvre d’ « Art Total » qui réunirait ses auditeurs dans une « extase collective », où se répondraient sons, couleurs, parfums et sensations tactiles.
« Toute la vie de Scriabine semble ainsi comme une tentative de vaste prélude à un dépassement et un au-delà de la musique par la musique elle-même. » (Jean-Yves Clément – Alexandre Scriabine – Actes Sud Classica – P. 34)
C’est surtout au piano, par la composition de pièces courtes, de miniatures, de poèmes, qu’il aura sans doute le mieux exprimé ses visions prométhéennes. Partie centrale de son œuvre : les sonates, au travers desquelles Scriabine souhaitait à la fois poursuivre et surpasser la tradition dont Beethoven demeurait le garant ultime.
Sa dernière sonate, N°10 – Opus 70, composée à l’été 2013, apparaît comme une des plus remarquables illustrations de cet élan vers la lumière qui a toujours animé la puissance créatrice et visionnaire de ce génie de la musique, trop longtemps laissé dans l’ombre ?
♬
La Sonate n° 10 est placée sous le signe de la luminosité. […] Toute en frémissements scintillants, d’une sensualité aussi subtile qu’ardente, la partition abonde en éclaboussures sonores, trilles et trémolos, et sa partie conclusive s’apparente à une véritable toile pointilliste, en touches rapides, précises et acérées.
André Lischke
(Docteur en musicologie, spécialiste de la musique russe – Faculté d’Evry)
♬
Yuja Wang interprète la Sonate N°10 – Opus 70 d’Alexandre Scriabine
SonateN°10 - Opus 70
"L'œuvre débute par une grande introduction faite d'une phrase énigmatique et tendre ("très doux et pur"), chant de nuit qui s'anime peu à peu vers une aube naissante ("avec une ardeur profonde et voilée"); aube bientôt totalement passée au jour avec l'apparition du premier trille, sous forme d'appel, répété à plusieurs registres, les trilles ensuite se multipliant, célébrant le lever du jour et avec lui le bonheur et la plénitude de vivre ("lumineux, vibrant").
S'enchaîne l'Allegro qui portera toute la sonate et qui chante "avec émotion" cette joie d'exister. Elle s'exprime par une multitude de trilles qui surgissent comme autant de pousses impromptues (avec une "joyeuse exaltation") chantant cette béatitude de l'existence ("avec ravissement et tendresse").
Au tiers de l'œuvre, le motif d'introduction revient, puis tout s'anime progressivement pour parvenir à de nouvelles séries de trilles de plus en plus exultants ("avec une joie subite", "de plus en plus radieux"), atteignant un premier sommet avant le retour de l'Allegro et à nouveau du motif initial ("avec une douce ivresse"). La musique devient alors plus lyrique et passionnée, jusqu'à l'ivresse avant l'apogée de l'œuvre ("Puissant, radieux"), longue série de trilles en accords de plus en plus extravagants et fournis jusqu'à atteindre un sommet paroxystique et délirant.
L'exultation a connu son apogée et peut-être celle de l'œuvre pianistique de Scriabine. Sur les rappels des trilles de départ s'élance à nouveau l'Allegro suivi à nouveau d'une série de trilles ("avec élan, lumineux"). Après une nouvelle progression, la musique brusquement débouche sur un Piu vivo "frémissant, ailé", danse légère et pointilliste faite de battements d'ailes et de cris d'oiseaux. Puis elle s'éloigne "avec une douce langueur de plus en plus éteinte" jusqu'à l'ultime retour du motif initial. La partition s'éteint sur un do grave en octave laissant grande ouverte la porte du silence des sphères." (Pages 149 & 150)
♬
On ne joue pas du piano avec deux mains : on joue avec dix doigts. Chaque doigt doit être une voix qui chante.
Frédéric Chopin par Henri Lehmann – Paris avril 1847
J’ai qualifié les Préludes de remarquables. J’avoue que je me les figurais autres et traités comme ses Études, dans le grand style. C’est presque le contraire : ce sont des esquisses, des commencements d’études ou, si l’on veut, des ruines, des plumes d’aigle détachées de toutes les couleurs sauvagement agencées. Mais chaque morceau présente la carte de visite d’une fine écriture perlée : « de Frédéric Chopin » ; on le reconnaît à sa respiration haletante. Il est et demeure le plus pur esprit poétique du temps. Ce cahier contient aussi du morbide, du fiévreux, du repoussant. Que chacun y cherche ce qui lui convient et que le Philistin se tienne à l’écart.
Robert Schumann (1839)
Yuja Wang en récital à La Fenice de Venise le 3 avril 2017
— Sur YouTube il est possible de faire une écoute sélective —
Chaque note décisive n’est atteinte qu’on ne l’ait d’abord circonvenue, par une approche exquise qui la fait espérer et qui la laisse attendre. J’aime que ces premières mesures de découverte soient quelque peu hésitantes encore, et comme de qui n’ose oser, puis s’abandonne à cette effusion charmante où la surabondante joie se mêle à la mélancolie ; puis tout se fond dans la caresse pour un amoureux abandon.
André Gide – « Notes sur Chopin » (Prélude en sol bémol majeur) – L’Arche éditeur. Page 110 – [vidéo : 15’05]
∞
Chacun d’eux prélude à une méditation ; ce ne sont rien moins que des morceaux de concert ; nulle part Chopin ne s’est montré plus intime. Chacun d’eux, ou presque (et certains sont extrêmement courts), crée une atmosphère particulière, pose un décor sentimental, puis,
s’éteint comme un oiseau se pose. Tout se tait.
Ibid – Pages 28-29
Décidément, le piano ne devrait pas quitter la chambre !
Une semaine plus tôt, le 27 mars 2017, Yuja donnait ce même récital dans la grande salle Pierre Boulez (2400 places)* de « La Philharmonie » à Paris. J’y étais, et installé à une place de premier choix (à en croire sa catégorie et son prix), réservée longtemps à l’avance. — Quand on aime...
Mais mon bonheur, hélas, ce soir-là, n’atteignit pas les sommets qui lui étaient promis : jamais, même du temps où, étudiant, les salles de concert ne m'ouvraient que leurs étages supérieurs, le piano ne m’était apparu aussi peu impressionnant, l'interprète aussi minuscule, ses doigts, pour ce que je pouvais en apercevoir, aussi petits ; quant aux expressions de son visage et aux mouvements de son corps... L'imagination n'est jamais aussi féconde que lorsque nous fermons les yeux.
Jamais le son du piano, bien que l'acoustique ne manquât pas de qualité, ne m'avait semblé parvenir d’aussi loin jusqu’à mon fauteuil. Par chance, la salle était recueillie.
Le piano seul, nolens volens, est fait pour la « chambre », comme ses complices, le violon et le violoncelle d’ailleurs, quand ils choisissent d'être solitaires ; pas pour le « stade », fût-il construit à prix d’or par les plus qualifiés des architectes-acousticiens.
Et si les Préludes de Chopin sont au programme...!
Confidents et intimes, ils appellent l'auditeur à une telle proximité avec le couple instrument/interprète que sortir ce tandem de son salon pourrait bien passer déjà pour une forme d'hérésie.
Pourquoi donc ne pas réserver plutôt ces grandes salles modernes aux tonitruances magnifiques des Carmina Burana, à la générosité mystique des chœurs brucknériens, ou encore aux infinités symphoniques d'un Beethoven emporté, l'espace leur convient si bien ?
Alors merci au Teatro La Fenice qui a partagé cette vidéo sur la toile.
— "Musique restituée n'est pas musique vivante !" me dira alors, avec raison, une moue un rien dédaigneuse.
.
— "Certes ! Mais...Plaisir restitué vaut autrement plus qu'attente déçue ou trompée !", lui répondra mon large sourire ému et satisfait !
* La Fenice : 1000 places
A la fin d’un récital, au Carnegie Hall, un soir de mai 2016, Yuja offre à son public une série de « bis »…
… après avoir interprété pendant une heure et demie un répertoire de quelques pièces d’anthologie pour piano. Et quel répertoire : deux Ballades Op. 10 de Brahms – Les poétiques et fantasques Kreisleriana, Op. 16 de Schumann – La monumentale Sonate N°29 de Beethoven en Si b Majeur, Op. 106, dite « Hammerklavier »…. Et de quelle manière !
Je suis le contrebandier, Et j’ai l’art d’inspirer le respect. Je sais défier n’importe qui, Et je ne crains personne. Alors, vive la joie, vive la joie ! …
Tu peux toujours chanter ton arrogance, beau baryton de contrebandier, sur l’air enjoué que t’a composé Robert Schumann dans un de ses légers Spanisches Liederspiel (Lieder sur des poèmes espagnols), auquel il a donné ton nom (« Der Kontrabandiste »). Mais n’oublie pas de courir vite si tu ne veux pas qu’au terme de ta fuite éperdue une superbe gendarmette, juchée sur ses escarpins aux diaboliques talons de quatorze centimètres, ne te rattrape du bout des doigts…
A moins que, comme moi, tu ne choisisses de te rendre…
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy