Le chant des esprits au-dessus des eaux – 1/2 – Goethe

Les chutes de Staubbach

Ce matin d’octobre 1779, le soleil s’est enfin décidé à sortir de sa bouderie des jours précédents. Il arbore son plus radieux sourire pour réchauffer le vent des sommets, qui caresse les flancs d’émeraude de l’Oberland bernois baigné d’azur et d’or.

Un jeune homme, la trentaine élégante, fraichement arrivé à Lauterbrunnen pour échapper un moment au poids des responsabilités officielles qu’il exerce à Weimar, s’apprête, comme chaque jour, à quitter pour quelques heures la maison paroissiale où il séjourne. La promenade promet d’être un bonheur. Ne l’est-elle pas toujours, quelles que soient les humeurs du temps ? C’est une inégalable et divine volupté pour Johann Wolfgang von Goethe que de se laisser envahir par l’infinie vibration de la nature qui l’entoure. « La vivante parure de Dieu » comme il aime à la surnommer, énergie éternellement créatrice qui inspire si profondément déjà sa philosophie.

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)

Fidèle à son habitude, il ne rentrera pas de sa promenade sans s’être un long moment attardé près des impressionnantes chutes de Staubbach. Là où, dans un sourd et incessant grondement, depuis 300 mètres de hauteur, l’eau se précipite dans le vide de la gorge vers l’abîme, le long de la roche brune que dédaigne d’effleurer la poudre blanche qu’elle est un instant devenue.

Le soir, un peu fatigué par sa journée de marche, mais enivré des évocations infinies du spectacle sans égal dont il s’est abreuvé, Goethe, prend sa plume, comme il le fait toujours. Il lui faut livrer sa perception intime des « esprits chantant au-dessus de l’eau ». Ils lui ont révélé le prodige des correspondances entre l’onde et l’âme humaine, entre le vent et la destinée de l’homme. Vision allégorique de la gageure de notre espèce de vouloir saisir en une seule brassée l’éternel et le contingent.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !

Ce soir il écrit ce poème :

« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)

Des Menschen Seele
Gleicht dem Wasser:
Vom Himmel kommt es,
Zum Himmel steigt es,
Und wieder nieder
Zur Erde muß es,
Ewig wechselnd.

Strömt von der hohen,
Steilen Felswand
Der reine Strahl,
Dann stäubt er lieblich
In Wolkenwellen
Zum glatten Fels,
Und leicht empfangen
Wallt er verschleiernd,
Leisrauschend
Zur Tiefe nieder.

Ragen Klippen
Dem Sturz entgegen,
Schäumt er unmutig
Stufenweise
Zum Abgrund.

Im flachen Bette
Schleicht er das Wiesental hin,
Und in dem glatten See
Weiden ihr Antlitz
Alle Gestirne.

Wind ist der Welle
Lieblicher Buhler;
Wind mischt vom Grund aus
Schäumende Wogen.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser!
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind!

A suivre . . .

Le chant des esprits au-dessus des eaux – 2/2 – Schubert

Quarante années plus tard (entre 1820 et 1821), un jeune musicien viennois au génie affirmé, Franz Schubert, après plusieurs ébauches, donne sa forme définitive au lied qu’il a composé sur les paroles du Maître du romantisme allemand qu’il admirait tant :

« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)

L’âme des hommes
Est comme l’eau :
Elle vient du ciel,
Et vers le ciel s’élève,
Pour à nouveau
Vers la terre redescendre,
Éternellement changeante.

Depuis les hautes et abruptes
Parois elle s’élance
Pure lumière
Qui gracieusement se pulvérise
En nuages humides
Sur les rochers lustrés.
Onde légèrement posée
Elle fuit, furtive
Dans un léger murmure
Vers la faille profonde.

Quand les rochers rebelles
S’opposent à sa chute,
Elle écume, grincheuse,
Et par niveaux subtils
S’enfonce dans l’abîme.

Dans son lit apaisé,
Elle paresse aux abords du vallon,
Et c’est dans l’onde unie d’un lac
Que tous les astres
Baignent leur face.

Le vent pour la vague
Est amant caressant ;
Il brasse profondément
Et le flot et l’écume.

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent.

&

Franz Schubert  – 1797-1828

Personne autant que Franz Schubert n’aura aussi généreusement flatté les poètes de son temps : plus de six cents lieder – dont 71 sur des poésies de Goethe – en quinze ans d’une courte vie, sans qu’aucun d’entre eux n’autorise encore aujourd’hui qu’on le qualifie de banal ou de superflu.

Avec « Gesang der Geister über den Wassern » D 714, Schubert atteint, une fois encore, au sublime, prenant ici – ainsi qu’il le fera souvent à cette période – le parti de traiter les voix de groupe comme la voix soliste du lied accompagnée au piano.

Confronté à la consistance du texte, et pour doter le chant d’une gamme plus étendue d’expression des affects, le compositeur a choisi de faire servir l’œuvre par un chœur d’hommes à 8 voix. accompagné d’une formation instrumentale constituée de 2 violons, 2 violoncelles et une contrebasse.

Caspar_David_FriedrichVoyageur au dessus de la mer de nuages (1817)

Dès le début, fidèle à la symbolique du poème, et en écho au parallèle qu’établit d’emblée Goethe entre l’eau et l’âme humaine, Schubert, par la très lente montée des premiers accords graves des cordes, souligne la réflexion thématique des premiers vers. Le tempo retenu et les basses sonorités qui introduisent les voix suggèrent déjà la spiritualité du propos. Le chœur conservera tout au long de cette strophe introductive le ton tranquille de l’évidence affirmée.

Puis le poème devient descriptif, suit les pérégrinations de l’eau dont la chute métamorphose les apparences, et la musique s’anime au rythme de ses mutations ; elle glisse avec l’onde ; la variation des contrastes et les changements d’intensité font miroir aux images. Et quand, à la fin de cette deuxième strophe, l’eau « murmure dans les profondeurs d’en bas », les violoncelles et la contrebasse accompagnent doucement, de façon mimétique, ce moment d’apaisement.

Pareille à l’âme humaine qui rage, aux prises avec ses passions, l’eau, précipitée du surplomb des falaises, colère contre la roche qu’elle martèle ; le tempo devient plus alerte, les cordes vibrent au rythme effréné de la chute. Et le repos survient qui offre à l’étoile de contempler son propre reflet ; la mélodie s’étire en douces harmonies qu’elle prolonge pour chanter l’union de la vague et du vent qui l’emportent.

Enfin, soutenu par les basses profondes des cordes, le chant retrouve son recueillement du début pour confirmer sereinement la pensée métaphorique du poète.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !

&

Chœur des solistes norvégiens & Oslo Camerata

Direction : Grete Pedersen

Concert d’ouverture
Oslo International Church Music Festival 2011

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