Les chutes de Staubbach
Ce matin d’octobre 1779, le soleil s’est enfin décidé à sortir de sa bouderie des jours précédents. Il arbore son plus radieux sourire pour réchauffer le vent des sommets, qui caresse les flancs d’émeraude de l’Oberland bernois baigné d’azur et d’or.
Un jeune homme, la trentaine élégante, fraichement arrivé à Lauterbrunnen pour échapper un moment au poids des responsabilités officielles qu’il exerce à Weimar, s’apprête, comme chaque jour, à quitter pour quelques heures la maison paroissiale où il séjourne. La promenade promet d’être un bonheur. Ne l’est-elle pas toujours, quelles que soient les humeurs du temps ? C’est une inégalable et divine volupté pour Johann Wolfgang von Goethe que de se laisser envahir par l’infinie vibration de la nature qui l’entoure. « La vivante parure de Dieu » comme il aime à la surnommer, énergie éternellement créatrice qui inspire si profondément déjà sa philosophie.

Fidèle à son habitude, il ne rentrera pas de sa promenade sans s’être un long moment attardé près des impressionnantes chutes de Staubbach. Là où, dans un sourd et incessant grondement, depuis 300 mètres de hauteur, l’eau se précipite dans le vide de la gorge vers l’abîme, le long de la roche brune que dédaigne d’effleurer la poudre blanche qu’elle est un instant devenue.
Le soir, un peu fatigué par sa journée de marche, mais enivré des évocations infinies du spectacle sans égal dont il s’est abreuvé, Goethe, prend sa plume, comme il le fait toujours. Il lui faut livrer sa perception intime des « esprits chantant au-dessus de l’eau ». Ils lui ont révélé le prodige des correspondances entre l’onde et l’âme humaine, entre le vent et la destinée de l’homme. Vision allégorique de la gageure de notre espèce de vouloir saisir en une seule brassée l’éternel et le contingent.
Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind
Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !
Ce soir il écrit ce poème :
« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)
Des Menschen Seele
Gleicht dem Wasser:
Vom Himmel kommt es,
Zum Himmel steigt es,
Und wieder nieder
Zur Erde muß es,
Ewig wechselnd.
Strömt von der hohen,
Steilen Felswand
Der reine Strahl,
Dann stäubt er lieblich
In Wolkenwellen
Zum glatten Fels,
Und leicht empfangen
Wallt er verschleiernd,
Leisrauschend
Zur Tiefe nieder.
Ragen Klippen
Dem Sturz entgegen,
Schäumt er unmutig
Stufenweise
Zum Abgrund.
Im flachen Bette
Schleicht er das Wiesental hin,
Und in dem glatten See
Weiden ihr Antlitz
Alle Gestirne.
Wind ist der Welle
Lieblicher Buhler;
Wind mischt vom Grund aus
Schäumende Wogen.
Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser!
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind!