Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Il n’est pas particulièrement nécessaire d’avoir joué au jeu vidéo post-apocalyptique « The Last of Us » (2013), sur la playstation du petit-fils de son voisin, ou d’avoir passé des nuits à regarder la série du même nom sur une chaine de vidéos en ligne, pour apprécier, ô combien, le thème musical principal de l’œuvre.
Surtout si son interprétation est l’occasion d’une fusion d’instruments et de talents, dialogue entre la guitare classique de l’immense virtuose paraguayenne Berta Rojas et le ronroco (instrument à cordes traditionnel des Andes) du compositeur argentin de ladite musique, Gustavo Santaolalla*.
La musique, lieu magique où convergent les rêves partagés.
*Gustavo Santaolalla a écrit de nombreuses musiques mémorables dont beaucoup pour le cinéma telles, par exemple, que les bandes originales de « Le secret de Brokeback Mountain », de Ang Lee, ou de « Babel », d’Alejandro González Iñárritu, pour lesquelles il a reçu par deux fois l’Oscar de la catégorie, en 2006 et 2007.
Car la musique est là, sur terre, elle existe à nos côtés, comme une amie, et la plénitude de son évidence donne le courage de vivre, d’écrire, de continuer.
V. Jankélévitch, B. Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé – Gallimard, 1978
Quintessence de la composition musicale, la musique de chambre, et particulièrement son fleuron, le quatuor à cordes, demeure un domaine privilégié de l’expression de l’intime.
Bien qu’écrits dans des circonstances historiques et culturelles très différentes, le Quatuor n°8 de Chostakovitch et le « Quatuor américain » de Dvoràk, à priori si lointains l’un de l’autre, trouvent un important point de similitude dans leur capacité à exprimer les émotions profondes de leurs compositeurs respectifs confrontés aux préoccupations de leurs époques.
Dover quartet
Quand l’un, empreint de noirceur et de gravité, hurle la douleur de son temps, mu par une volonté autobiographique certaine, voire testamentaire, l’autre, inspiré par les grands espaces américains, chante, avec tout le lyrisme slave qui l’habite, l’optimisme lumineux de son pays d’accueil, sur fond de douce nostalgie.
C’est évidemment l’art des grands artistes que de pouvoir, à travers la sincérité de leurs oeuvres, exprimer autant qu’ils les créent les émotions les plus fortes, confiant à leurs admirateurs le soin jubilatoire de faire le tri… Exercice d’autant plus aisé que l’excellence des interprètes y contribuera.
Tel, ici, le jeune et très talentueux Quatuor Dover :
Cordes hurlez !
Dimitri Chostakovitch 1906-1975
Quatuor à cordes N°8en Ut mineur « À la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre » (composé du 12 au 14 juillet 1960) Mouvement II – Allegro molto
Le caractère pseudo-tragique de ce quatuor vient de ce qu’en composant, j’ai répandu autant de larmes que je répands d’urine après une demi-douzaine de bières.
Chantez cordes !
Antonin Dvoràk 1841-1904
Quatuor à cordes N°12 en Fa majeur « Américain » (composé pendant l’été 1893)
Mouvement IV – Finalevivace ma non troppo
Imagine, après huit mois en Amérique, j’ai entendu à nouveau le chant des oiseaux ! Et ici les oiseaux sont différents des nôtres, ils ont des couleurs plus vives, et ils chantent différemment.
Ni dans les temps anciens, ni de nos jours on ne trouve une perfection plus grande chez un maître aussi jeune.
Robert Schumann (à propos de l’Octuor de son ami Félix Mendelssohn)
Bouillonnement de fraîcheur, houle musicale de jeunesse passionnée, miraculeuse illumination de la musique de chambre, l’Octuor en mi bémol majeur– Opus 20 – de Félix Mendelssohn s’impose comme une indispensable contrepartie à notre été de misères.
Felix-Mendelssohn (1809-1847) – portrait par Wilhelm-Hensel
Les plus grands musiciens de l’histoire ont unanimement considéré la composition pour quatuor à cordes comme l’exercice le plus exigeant et le plus difficile de l’écriture musicale. Et c’est pourtant à seize ans, en 1825, que Félix Mendelssohn, écrit, sans modèle particulier d’un précédent maître, l’une des pages les plus proches de la perfection que connaît cet art délicat de la musique de chambre.
Comble du génie précoce, le jeune Félix convoquera pour l’occasion, non pas un, mais deux quatuors à cordes, pour donner naissance à son incomparable
Octuor en mi bémol majeur – Opus 20
Écriture souple, fluide, allègre, élégante, empreinte de juvénile passion et cependant étayée par une incroyable maturité.
Mariage musical intemporel de la jeunesse et de la beauté…
Notre été mérite bien d’y être invité !
…
Janine Jansen (violon) et la fine fleur mondiale des jeunes chambristes :
Aux violons : Ludvig Gudim – Johan Dalene – Sonoko Miriam Welde
Aux altos : Amihai Grosz – Eivind Holtsmark Ringstad
Aux violoncelles : Jens Peter Maintz, – Alexander Warenberg
Quel plus formidable ensorceleur pour exorciser 2020 et balayer enfin les derniers soubresauts maléfiques de l’an mauvais dans un impétueux tourbillon de musique, que le grand sorcier lui-même, né il y a 250 ans et quelques jours : Ludwig van Beethoven ?
Le frisson des quatuors de Beethoven vient en partie de la combinaison d’une difficulté virtuose et d’une intensité émotionnelle. Prescience de magicien, le Maître n’aurait-il pas écrit à dessein le dernier mouvement, « Allegro molto », de son Quatuor à cordes n°9 en Ut majeur, Op.59 ?
Pour le plaisir d’y croire :
– L’écoute du sémillant Quatuor ÉBÈNE :
– L’analyse de Laurent Mazliak, chercheur-musicien du Laboratoire de Probabilités, Statistique et Modélisation (hé oui !), rencontré au hasard d’une balade sur la toile :
C’est à l’alto que revient alors l’honneur de lancer le tourbillon qui vient. Ce thème impétueux,reprenant deux fois son souffle comme pour mieux concentrer ses forces se libère finalement de toutes ses entraves, et fonce droit devant lui, balayant tout sur son passage, repris en fugato par le second violon, puis le violoncelle et enfin le premier violon qui l’amène à un paroxysme où il va rester et culminer pendant quelques mesures avant de redescendre, de remonter en suivant un prodigieux échange des quatre instruments montant un thème sur une seule corde. Réexposition, il redescend encore, et il remonte pour ce qui semble être la dernière fois sur un bruissement sémillant du premier violon, alors que le second énonce un magnifique contre-chant. Le tout s’effondre dans un point d’orgue. Et ce n’est pas fini ! Relançant la machine toujours plus haut,toujours plus vite, transformant quatre musiciens en huit ou douze, le joyeux fracas est porté au sommet de son incandescence sur de bouillonnants arpèges d’ut majeur à l’unisson.
« Paradisi per tutti… » : La tentation est forte, n’est-ce pas, de se risquer à une traduction spontanée : Paradis pour tous… Bien sympathique spontanéité qui vient de gentiment nous piéger, nous conduisant à un double contresens – auquel, soyons en sûrs, chacun de nous survivra : D’abord parce qu’il ne s’agit pas des « paradis » auxquels nous aspirons tous, mais d’un claveciniste-compositeur italien du XVIIIème,Pietro-Domenico Paradisi (connu également sous cet autre patronyme de Pietro Domenico Paradies). Ensuite parce qu’il pourrait bien ici être question d’ « enfer », tant l’air de la fameuse toccata, entêtante et joyeuse, dont il est l’auteur, est capable de nous envahir des jours entiers, en tout lieu, à tout instant… Mais qui s’en plaindrait, dont l’âme, grâce à elle, sourit ?
Ce trait de virtuosité entendu, on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’il a séduit sans peine les instrumentistes de tout poil, aussitôt prompts à se l’approprier.
En 1754, à Londres, Paradisi publie un recueil de 12 sonates, très inspirées des Scarlatti père et fils, qui le fera connaître au-delà de son siècle bien plus que tout le reste de son œuvre. La VIème sonate, en La Majeur l’emmènera droit vers la postérité, et en particulier son second mouvement, « allegro », souvent appelé toccata bien qu’il n’en porte pas le titre, en raison de son caractère éminemment virtuose.
Voilà donc cette fameusetoccata partie pour conquérir le monde. Simple et enjouée, elle hypnotise les transcripteurs. Ainsi, de cordes en pistons, d’anches en claviers, de doigts en bouches et de bouches à oreilles traverse-t-elle le monde et les siècles. Jusqu’à atteindre sa consécration dans les années 1960, en devenant, dans une version orchestrale avec harpe, la musique des interludes de la télévision italienne (la RAI), chargée de surligner les images diffusées de différents villages de la botte.
« Per tutti… gli strumenti musicali » :
L'auteur de ce billet accepte avec plaisir sa responsabilité pour les cas d'addiction musicale que celui-ci aura pu déclencher.
La harpe et l’orchestre… dans la belle version diffusée alors par la RAI
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Le piano, par Eileen Joyce en 1938 : des ailes au bout des doigts
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Les guitares par Marko Feri & Janoš Jurinčič : qui se ressemble s’assemble ou peut-être l’inverse
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Le violon, par Itzhak Perlman : funambule filant de corde en corde
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La trompette et le trombone, par C. Regoli & F. Mazzoleni : à plein vent, à plein souffle, mais ensemble !
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L’orgue, par Frank Kaman : jeux d’anches, jeux d’anges
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Le jazz-band, par Lucio Fabbri : pour que la fête continue…
Ce n’est pas du Poulenc plaisant genre Concerto à deux pianos, mais plutôt du Poulenc en route pour le cloître, très XVe siècle si l’on veut…
Francis Poulenc 1899-1963
C’est ainsi que Francis Poulenc, dans une de ses correspondances de 1936, évoquait son « Concerto en sol mineur pour orgue, orchestre à cordes et timbales » qu’il était en train de composer pour Winnaretta Singer, la Princesse Edmond de Polignac.
Enchantée par le succès du « Concerto à deux pianos » qu’elle avait commandité en 1932, c’est avec un enthousiasme redoublé, de mécène et de musicienne, que la Princesse lui avait demandé, cette fois-ci, une pièce pour orgue et petit orchestre destinée à être jouée dans le cadre des soirées musicales qu’elle avait coutume d’organiser dans son hôtel particulier.
Princesse Edmond de Polignac 1865-1943
Pouvait-elle se douter, connaissant le style habituellement espiègle et humoristique de la musique de Poulenc, que la fantaisie ludique qu’elle était fondée à attendre, serait en réalité une œuvre profonde, ample et solennelle, empreinte d’une sincère spiritualité que le compositeur n’avait pas vraiment laissé paraître auparavant ?
Qui, en effet, aurait pu prévoir l’influence capitale que l’année 1936 allait exercer dans la vie et la carrière de Francis Poulenc ?
La concomitance de certains évènements de l’été 1936 – mort tragique d’un collègue et ami de Poulenc, Pierre-Octave Ferroud, et première visite à Rocamadour – avait fait peser sur le compositeur gouailleur des « Chansons gaillardes » et des « Biches » une intense charge émotionnelle qui devait le ramener à la foi chrétienne de son enfance.
Aussitôt franchie la dernière marche du retour, Poulenc, illuminé, posait les premiers accords des « Litanies à la Vierge noire ».
Songeant au peu de poids de notre enveloppe humaine, la vie spirituelle m’attirait de nouveau. Rocamadour acheva de me ramener à la foi de mon enfance…
Notre Dame de Rocamadour
Ainsi naissait en lui un autre artiste, plus grave, qui, sans renier le premier, viendrait désormais cohabiter avec lui au travers d’un même langage musical. Cet éclectisme et cette complexité, le critique Claude Rostand les saluera en qualifiant aimablement Poulenc de « Moine et voyou ».
C’est donc ce nouvel état d’être qui devait présider à l’écriture finale de la partition du « Concerto en sol mineur pour orgue, orchestre à cordes et timbales ».
Sur le chemin du « cloître », en robe de bure, inspiré par les Maîtres anciens de l’orgue et du contrepoint (Buxtehude et Bach) certes… mais pas sans humour, ni esprit. Et, en tout cas, dans la grandeur et la vérité du musicien.
Dans le « Concerto pour orgue » le profane et le sacré contractent une alliance qui correspond à la nature profonde de Poulenc.
Jean Roy (Critique musical – 1916-2011)
Pour découvrir ou re-découvrir l’œuvre, il faut savourer la superbe interprétation qu’en a donnée en novembre 2019, à Francfort, l’organiste lettone Iveta Apkalna accompagnée par le hr-Sinfonieorchester sous la direction de son chef résident, Andrés Orozco-Estrada.
Un sublime moment de musique !
Les mots au service de l’écoute : Claire Delamarche* présente le « Concerto pour orgue » aux auditeurs du concert donné à la Philharmonie de Paris le 23 mars 2019 (extrait du programme) :
Le tutti d’orgue initial rappelle, par la tonalité comme par l’esprit, la Fantaisie en sol mineur BWV 542 de Bach. Mais c’est aux grands préludes de Dietrich Buxtehude que Poulenc emprunte la structure de l’œuvre, un mouvement unique divisé en sept sections enchaînées. Ces sections alternativement lentes et vives s’organisent en miroir autour du fiévreux Tempo allegro central, l’introduction alla Bach encadrant tout l’édifice de sa majesté.
Poulenc assigne à l’orgue un rôle ambigu. Il n’y a pas là ces affrontements titanesques auxquels les grands concertos pour piano ou violon nous ont habitués, mais plutôt une fusion entre le soliste et l’orchestre, le premier jouant souvent le rôle des bois et des cuivres absents du second.
Excellent pianiste, merveilleux accompagnateur, Poulenc se montra intimidé par l’instrument à tuyaux, qu’il appréciait beaucoup mais dont il ne perçait pas les arcanes. Il se fit donc aider par Duruflé pour établir les registrations, c’est-à-dire traduire en combinaisons de jeux les sonorités très précises qu’il avait en tête : les puissants tutti aussi bien que les couleurs les plus suaves, comme les trois plans sonores sans cesse changeants de l’Andante moderato, la cantilène de hautbois adoucie par un cor de nuit du Très calme ou, dans le Largo final, les exquis nuages de voix céleste flottant sur le solo d’alto, puis celui de violoncelle, au-dessus d’un tapis de cordes partagées entre sourdines et pizzicati.
Duruflé conserva toujours pour Poulenc une amitié et une admiration intactes. Il lui demanda un jour s’il avait en projet des pièces pour orgue seul. Poulenc répondit par l’affirmative mais ne prit jamais le temps de tenir sa promesse. Nous ne pouvons que le regretter.
*Claire Delamarche est musicologue, conservatrice à l’Auditorium de Lyon et l’auteure de « Béla Bartok », publié chez Fayard en 2012.
Voilà au moins 400 000 ans que nous savons que friction et percussion sont les deux méthodes fondamentales pour atteindre à l’incandescence indispensable à la production du feu. Nos grands ancêtres savaient choisir celui des deux procédés qui répondait le mieux aux conditions de leur environnement.
Rien n’a changé vraiment depuis, à quelques aménagements technologiques près… Sauf que certains de nos contemporains, pour activer la combustion — et leur plaisir incendiaire — ont décidé de coupler les deux procédés.
La preuve par la virtuosité : une pyromane frappe les cordes en japonais, son complice les frotte en colombien. Et, à l’évidence, ça flambe ! Ça flambe !
Nous, ébahis, nous soufflons sur les braises…
Percussion japonaise : au piano, figure majeure du jazz d’aujourd’hui, Hiromi Uehara (qui fréquente souvent les pages de ce blog, et pour cause…)
Friction colombienne : le jeune prodige de la harpe, l’impressionnant Edmar Castaneda.
Edgar Degas – Violoniste et jeune femme tenant un cahier de musique
Voilà déjà quelques années que l’Europe musicale a reconnu le talent du compositeur tchèque Leoš Janáček, et Prague tout particulièrement depuis la représentation en 1916 de son opéra Jénufa.
Leos Janacek – 1854-1928
En 1923, pour répondre à une commande, Janáček compose son premier quatuor à cordes. Il s’inspire pour la circonstance de la « Kreïtserova sonata » de Tolstoï, qui d’ailleurs ne catalyse pas son émotion pour la première fois, le compositeur ayant, semble-t-il, déjà puisé dans cette nouvelle la matière d’une partition, désormais introuvable, pour trio.
Ému par le sort dramatique de cette épouse assassinée, dont rien de surcroît ne prouve l’adultère, Janáček – qui d’ailleurs vit une relation passionnée avec une jeune femme de 35 ans sa cadette – préfère, au contraire de Tolstoï, porter un regard bienveillant vers la femme en général, exprimant une réelle empathie pour celles, nombreuses, qui subissent la domination masculine.