Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
… Ida Presti, dont le legato sublime – jamais égalé – et le savoureux vibrato porté par un sens lyrique inné, pouvaient s’exprimer en toute plénitude.
Danielle Ribouillault Musicologue, fondatrice et rédactrice en chef des ‘Cahiers de la guitare‘ (2006)
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— Oui, c’est ASTURIAS d’Isaac Albeniz, mille fois jouée par les plus grands guitaristes qui, mille fois, nous ont étourdis par leur talent, leur sonorité et leur virtuosité.
— Non, il n’existe pas d’interprétation enregistrée (malgré la piètre qualité technique de cet enregistrement-là) aussi pure, aussi virtuose et aussi belle – pardon Maître Segovia ! – que celle de la « Reine » Ida Presti.
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Sensible, sensible, passionnée, d’un extrême sérieux, c’était un génie. Aucun guitariste de toute ma vie ne m’a jamais ému comme elle l’a fait. Elle était la musique in persona. Je crois qu’elle était le meilleur guitariste de notre siècle. Elle était quelque chose d’inexplicable.
Alexandre Lagoya (1929-1999)
Guitariste exceptionnel, son mari depuis1953
Pendant une courte période, nous avons eu un génie parmi nous et il est presque impossible d’en rencontrer un autre de ce genre au cours de notre vie.
John W. Duarte (1919-2004) Guitariste, compositeur
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Au décès soudain, en pleine fleur de l’âge, d’Ida Presti, en avril 1967, John Duarte, à travers sa tristesse, composa, en mémoire de son amie qu’il admirait tant, « Idylle pour Ida ».
C’est en reine, elle-même, de l’instrument que Berta Rojas donne à ce bel hommage musical en l’honneur de sa prodigieuse aînée, l’écho qu’il mérite.
A. Barrios (1885-1944) – M. Cardozo Ocampo (1907-1982) – A. Piazzola (1921-1992)Agustin Barrios Mangoré – 1934
Paraguayen, Pinchi Cardozo Ocampo, à l’instar de tous ses compatriotes, nourrissait une totale considération pour l’immense compositeur et guitariste classique qu’était Agustin Barrios, légende nationale, qui, ayant adopté le nom de « Mangoré » – chef des indiens guaranis lors de la résistance contre les espagnols – n’hésitait pas à apparaître parfois sur scène en tenue traditionnelle de sa tribu.
Musicien émérite lui-même, pleinement dévoué au folklore musical de son pays, et devenu la référence de la musique populaire paraguayenne, Cardozo Ocampo éprouvait également une profonde admiration pour son confrère argentin, maître du tango et du bandonéon, Astor Piazzola.
Il s’était donc amusé à imaginer une improbable rencontre entre ces deux figures incontournables de la musique sud-américaine, et avait alors écrit, à partir du célèbre Prélude en Do mineur pour guitare d’Agustin Barrios, un arrangement pour guitare et bandonéon, mêlant ainsi en un duo intime leurs chants supposés.
Interprété il y a quelques mois, en pleine période de confinement, depuis son appartement de Boston, par la très grande guitariste paraguayenne, Berta Rojas, rejointe virtuellement pour l’occasion par la jeune et brillante bandonéoniste de Buenos-Aires, Milagros Caliva, ce prélude fait de l’auditeur le témoin ému d’une délicate confidence à deux voix.
A partir d’un certain degré l’émotion ne permet plus la conservation du secret…
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One runs out of superlatives when writing about Berta Rojas, it has all been said before, countless times.*
Classical Guitar Magazine
* On manque de superlatifs lorsqu’on écrit sur Berta Rojas, tout a déjà été dit, un nombre incalculable de fois.
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Pour prolonger le plaisir, l’intégralité de la « Home session » consacrée en 2020 par Berta Rojas au compositeur de sa vie, en compagnie de ses invités à distance :
Hay un hondo misterio en tu sonoro
y ardiente corazón, guitarra mía,
gozas pensando y hay en tu alegría
transportes de pasión, gotas de lloro.
Te dio su corazón el dulce moro,
el ibero te dio, su alma bravía
y la América virgen, se diría,
puso en ti, de su amor, todo el tesoro
Por eso en tu cordaje soberano, que vibra con acento casi humano
es a veces, tu voz como un lamento.
Como queja de tu alma solitaria
en cuya triste y mística plegaria florece sin cesar el sentimiento.
Agustin Barrios Mangoré (1885-1944)
Agustin Barrios « Mangoré » *
(Guitariste, compositeur, poète paraguayen)
Ma guitare
Ma guitare il y a un profond mystère dans l’ardent jardin sonore de ton cœur, dont la pensée te réjouit et ta joie est pleine des transports de la passion et des perles de pleurs.
Du doux Maure tu as reçu le cœur l’Ibère t’a légué une âme farouche et la vierge Amérique, semble-t-il, a mis en toi, par amour, tous les trésors.
Ainsi tes cordes souveraines qui vibrent d’un accent presque humain font parfois de ta voix un profond lamento.
Comme une plainte de ton âme solitaire, triste et mystique invocation dans laquelle sans cesse s’épanouit le sentiment.
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J’aime à imaginer que c’est cette barcarolle que le jeune Florentino Ariza, rêveur et poète, venait jouer sous les fenêtres de son aimée, l’altière et trop raisonnable Fermina Daza, pour lui déclarer son inaltérable amour dans les soirs chauds et odorants des Caraïbes de Gabriel Garcia-Marquez, jadis, au temps de leur jeunesse, au temps du choléra.
La sérénade, l’homme mur que l’on surnommait alors, à juste raison, « le Paganini de la guitare », Agustin Barrios « Mangoré », l’avait certainement donnée à la jeune Julia Florida Martinez, de trente ans sa cadette, mais certainement pas à la manière d’un jeune premier grattant langoureusement son instrument sous le balcon de son aimée.
C’est sans doute en lui offrant la partition et en l’interprétant pour elle au cours d’une des leçons qu’il lui prodiguait, qu’il lui déclara sa flamme. Quel charme, quelle fraîcheur, quelle douceur devaient émaner de Florida pour inspirer au Maître une aussi tendre barcarolle, toute empreinte de pudeur et d’élégante retenue, ainsi que l’exprime la délicate interprétation ô combien romantique d’Alvaro Pierri.
« Comme une plainte de [s]on âme solitaire, « triste et mystique invocation dans laquelle « sans cesse s’épanouit le sentiment. »
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Depuis le début des années 1930 Agustin Barrios « Mangoré », le grand guitariste paraguayen, voyage beaucoup. Contraint dès l’été 1936 de quitter l’Espagne en guerre civile, il erre dans divers pays d’Amérique Latine où il ne demeure chaque fois que quelques semaines. La période est plutôt difficile pour le compositeur dont la santé chancelle notablement en même temps que concerts et commandes se raréfient. En 1938, il est accueilli au Costa Rica par son ami Francisco Salazar, architecte renommé et grand passionné de guitare, qui lui prête une agréable maison dans laquelle il séjournera près d’une année. Francisco est aussi l’oncle d’une certaine Julia Florida Martinez…
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L’ethnomusicologue américain, Rico Solver, raconte dans un courriel à l’un de ses collègues qui l’avait interrogé au sujet de Julia :
« J’ai rencontré Julia au Costa Rica. Elle m’a dit que Barrios fumait énormément et était un peu nerveux. Peut-être parce qu’elle était si belle et que bien sûr, lui aurait bien voulu d’une relation plus proche, mais qu’il s’est maîtrisé… ou peut-être pas ? Elle ne m’a jamais laissé entendre que quelque chose s’était passé entre eux et je pense d’une certaine manière que c’était le cas. Mais, connaissant l’histoire de Mangoré avec les femmes, je ne serais pas surpris du contraire, non plus.
Et bien sûr, vous savez pourquoi sa famille l’avait appelée « Florida » ? Elle avait grandi si vite dans son adolescence, avait « fleuri », s’était « épanouie » si précocement… (« Florida » se traduit par « fleurie ») ».
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Peut-on évoquer Agustin Barrios, ses compositions pour la guitare et son cher Paraguay, sans faire appel à sa compatriote, merveilleuse guitariste, incontestablement l’interprète qui aura servi et sert encore le Maître avec la plus fervente fidélité : Berta Rojas ?
Berta Rojas joue ici « Julia Florida » pour illustrer un hymne photographique paraguayen à l’amour de la guitare.
L’âme latine n’aurait-elle pas la forme d’une guitare ?…
Grand plaisir contre petit clic !
*Pour approcher d’un modeste pas l’immense artiste qu’était Agustin Barrios Mangoré (guitariste, concertiste, compositeur, poète), deux billets publiés en 2013 sur « Perles d’Orphée » :
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy