Mais vieillir… ! – 30 – Hommage

Hope Gangloff

‘L’Horloge’

Publié le 20/12/2012 sur ‘Perles d’Orphée’
A l’attention d’un ami qui s’éloigne doucement et qui aimait tant ce petit poème.

Théophile Steinlen 1859-1923

L’Horloge

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était. Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire. » Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire: « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » Je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité ! »

Charles Baudelaire 1821-1867

Petits poèmes en prose – XVI

‘Les bienfaits de la Lune’

S’il vous plaît, Monsieur Baudelaire
Un peu de Fleurs du mal
Quelque chose à fumer
S’il vous plaît, Monsieur Baudelaire
Ça peut pas faire de mal
C’est du rêve imprimé.

Serge Reggiani – chanson ‘Monsieur Baudelaire’ 

Serge Reggiani dit Baudelaire :

‘Les bienfaits de la Lune’
– Petit poème en prose XXXVII –

La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : « Cette enfant me plaît. »

Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer.

Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : « Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau informe et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !

« Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j’ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu’ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie. »

Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques.

Charles Baudelaire 1821-1867

 

Le Spleen de Paris – 1869

Touchée la cible, manqué l’acte

Le Galant Tireur

Charles Baudelaire 1821-1867

Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d’un tir, disant qu’il lui serait agréable de tirer quelques balles pour « tuer » le Temps. Tuer ce monstre-là, n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? – Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.

Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé l’une d’elles s’enfonça même dans le plafond ; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c’est vous. » Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.

Alors s’inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta : « Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! »

Charles Baudelaire – Petits poèmes en prose XLIII

« Le désir de peindre »

L’amour est comme un peintre qui oublierait – chaque matin, dans son atelier – la vieille histoire du monde, pour saisir une fleur éternelle dans le tremblé de l’air.

Christian Bobin
in ‘Lettres d’or’ 

« Le désir de peindre »

Illustrations : Portraits du Fayoum

Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire!

   Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu’elle a disparu !

   Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair: c’est une explosion dans les ténèbres.

   Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l’a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l’herbe terrifiée !

   Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu et l’impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.

   Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.

Charles Baudelaire 1821-1867

 

 « Petits poèmes en prose » – XXXVI

Agrestes mélanges : Salut à la terre !

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

[…]

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Baudelaire – « Bohémiens en voyage »

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Cybèle sur son char (XVIème)
– A Rome, Déesse de la Terre, de la fertilité, et maîtresse des fauves

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Commençons par la terre. Elle enferme en ses flancs
La source de ces eaux dont les tributs roulants
Renouvellent la mer immense ; elle recèle
La flamme qui du sol par cent bouches ruisselle,
Ces feux que des Etnas vomissent les fureurs ;
Elle possède enfin les semences des fleurs
Et des blondes moissons, les germes des feuillages
Mouvants, des fruits heureux et des frais pâturages,
De quoi sustenter l’homme et les bêtes des monts.
Ce n’est donc pas à tort que nous la proclamons
Mère auguste des dieux, des hommes et des êtres,
Et qu’elle est apparue, aux chantres grecs, nos maîtres,
Haut montée en un char traîné par deux lions…

Lucrèce – « De Rerum Natura » (Livre II) – Traduction A. Lefèvre (1899)
Éditions « Les échos du marquis » – 07/2013 –

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Laurent Terzieff dit René Char : « Redonnez-leur »

Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s’enfermer dans l’épi et s’agiter sur l’herbe.
Apprenez-leur, de la chute à l’essor, les douze mois de leur visage.
Ils chériront le vide de leur cœur jusqu’au désir suivant ;
Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres ;
Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,
Point ne l’émeut l’échec quoiqu’il ait tout perdu.

René Char (1907-1988) – « Fureur et Mystère » (Gallimard, 1948)

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La nature et l’art semblent se fuir, et, avant qu’on y songe ils se sont retrouvés. — Goethe (Poésies)

« Blonde » : L’art de l’image et celui des sons unis dans la paix d’une terre repue de sa propre générosité.

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Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d’airain, les splendides cités ;
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
– Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.

Rimbaud – in « Soleil et chair » I  (29 avril 1870)

Fascination du couchant

[…]
– Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
L’irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Charles Baudelaire – « Les Épaves » – « Le coucher du soleil romantique »

Écrasée par l’inexorable marche de la nuit, la lumière abdique.
Les dernières ombres, craintives, allongent déjà leurs pas de fuite vers l’infini… Orgueilleux rebelles, quelques brandons à l’horizon s’acharnent encore, pour tenter de ralentir la lente procession des ténèbres, à projeter contre elle leurs rousseurs moribondes avant de se recroqueviller, vaincus et résignés, sous l’écrasant linceul de cendres que le ciel implacable déploie.

Hypnotique émerveillement du couchant ! Mystique du crépuscule !

Le temps s’évanouit dans le temps.

Tout s’accomplit dans la transfiguration de cette extrême et prodigieuse seconde d’adieu où, confondus en une androgynie parfaite, la fin et le commencement mutuellement s’engendrent.

À cet instant, tout en moi pourrait crier : « je crois ! ».

Émile Nolde

Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
L’ardente écume des nuées.

Victor Hugo – « Soleils couchants » in « Les Feuilles d’Automne »

A une passante

Il y a comme cela des jours où la poésie nous saute à la gorge sans prévenir, sans pitié.

Que tout à coup la vie décide de nous gratifier, par surprise, sans raison, de la volupté d’un instant exquis, rare, effroyablement court, qui se résume à l’accident heureux d’une insoupçonnable et magnétique rencontre, et nous voilà victime, foudroyée mais béate, d’un tel enchantement.

L’émotion qui nous enserre soudain est inénarrable, tant les images qui la composent s’entremêlent inexplicablement dans un fugace et retentissant désordre de souvenirs, de rêves et d’espérances que l’on croyait enfouis à jamais.

¨Mirror- Portrait par Tigran-Tsitoghdzyan

Alors, comme pour dominer le silence de notre saisissement, devenons-nous spontanément poète. Instinctif mais stérile poète des vers que nous n’avons pas écrits ; ces vers émus de nos grands aînés bercés par le génie, gravés dans notre mémoire et qui dispersent sur l’éphémère d’un si fragile instant le parfum de leur éternité.

Merci, Serge, de dire mes mots !  Merci, Charles, de les avoir, hier, écrits !

Merci Madame, belle inconnue, d’avoir ce matin traversé mon chemin !

« Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté… »

A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Charles Baudelaire

2017 : Réveille-toi et rêve !

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Lullier – Rêverie – Statue chryséléphantine Art-déco

Parce que la rêverie n’est pas le rêve, elle ne se peut concevoir qu’en état d’éveil et de conscience. De ce simple constat je veux déduire qu’en elle réside l’essentiel de notre force créatrice, immense capacité à échapper individuellement aux horreurs du monde, et collectivement à peut-être inverser le sens tristement pressenti de sa trajectoire.

Alors, amis, au-delà des mille pensées positives que je forme pour vous à l’occasion de cette nouvelle année, je souhaite que 2017 soit pour nous tous l’année de la rêverie !

  • Que 2017 ressemble à cette chambre spirituelle dont Baudelaire, un jour, eut la vision :

Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où l’atmosphère stagnante est légèrement teintée de rose et de bleu.
L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. — C’est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre ; un rêve de volupté pendant une éclipse.
Les meubles ont des formes allongées, prostrées, alanguies. Les meubles ont l’air de rêver ; on les dirait doués d’une vie somnambulique, comme le végétal et le minéral. Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants.
Sur les murs nulle abomination artistique. Relativement au rêve pur, à l’impression non analysée, l’art défini, l’art positif est un blasphème. Ici, tout a la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l’harmonie.
Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à laquelle se mêle une très-légère humidité, nage dans cette atmosphère, où l’esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre-chaude.
La mousseline pleut abondamment devant les fenêtres et devant le lit ; elle s’épanche en cascades neigeuses…

Petits poèmes en prose – V –

  • Que 2017 nous garde jusqu’à son terme dans le doux rythme « jazzy » de cette ballade méditative entre arpèges et langueurs :

Quand, réveillés par les harmonies de quelques tendres accords, nous nous serons engagés entre les quatre notes obstinées qui balisent le début de ce chemin de rêverie, nous n’aurons plus qu’à laisser notre âme caresser de son pas de danse subtil l’herbe, le nuage et l’horizon qui dessinent les secrets contours de nos espérances.

 

« Mon enfant, ma sœur… »

Henri Le Sidaner - Le Bec de Gaz - Nuit bleue 1906
Henri Le Sidaner – Le Bec de Gaz – Nuit bleue 1906

BaudelaireQuand l’invitation nous vient de Baudelaire, lui-même, nous savons déjà que le souvenir que nous garderons du voyage sera inoubliable. Et même, – qui cela surprendrait-il ? –  à défaut de connaître le bonheur d’une réelle traversée, ne céderions-nous pas au plaisir d’en déguster éternellement la proposition ?

Henri Duparc (1848-1933) recadréeQuand Henri Duparc, doté de l’inestimable grâce de savoir draper chaque poème dans une parure mélodique qui lui sied parfaitement, prend soin d’habiller pudiquement cette « Invitation au voyage » d’un délicat voile de peau diaphane et d’en bercer chaque vers au rythme fluide du clapotis crépusculaire, notre monde, définitivement, se nimbe du luxe, du calme, et de la volupté que nous promet ce chimérique là-bas.

Combien de voix enchanteresses nous auront-elles, d’un souffle caressant, inviter aux délices de ce voyage ? Pour parvenir à nous emporter, peu pourtant auront su instiller avec élégance et délicatesse, sous cet épiderme d’harmonie, la « chaude lumière d’hyacinthe et d’or », sève spirituelle dans laquelle aspirent à se fondre, légères et allusives, les subtiles suavités des vers et de la mélodie.

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