Feuillet d’un capitaine : à propos

Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord.

Albert Camus – dans une lettre à René Char (1946)

¤

Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre « Seuls demeurent ». Mais je te répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés.

René Char – « Recherche de la base et du sommet »  (1971)
(Extrait d’un billet de 1941 à Francis Curel, pour expliquer son refus de publier les « Feuillets d’Hypnos » en période de guerre)

¤

George Steiner évoque René Char
(alias « Capitaine Alexandre » dans la résistance)

et le
« Feuillet d’Hypnos 138 ».

¤

Feuillet d’Hypnos – 138

Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.
Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre.
Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?

¤

Georges de La Tour – « Job raillé par sa femme » – 1650 (précédemment nommé « La visite au prisonnier »)

Avec Rimbaud la poésie a cessé d’être un genre littéraire, une compétition. Avant lui, Héraclite et un peintre, Georges de La Tour, avaient construit et montré quelle Maison entre toutes devait habiter l’homme : à la fois demeure pour le souffle et la méditation.

René Char – « Recherche de la base et du sommet » (1971)

 

Agrestes mélanges : Salut à la terre !

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

[…]

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Baudelaire – « Bohémiens en voyage »

🜃

Cybèle sur son char (XVIème)
– A Rome, Déesse de la Terre, de la fertilité, et maîtresse des fauves

🜃

Commençons par la terre. Elle enferme en ses flancs
La source de ces eaux dont les tributs roulants
Renouvellent la mer immense ; elle recèle
La flamme qui du sol par cent bouches ruisselle,
Ces feux que des Etnas vomissent les fureurs ;
Elle possède enfin les semences des fleurs
Et des blondes moissons, les germes des feuillages
Mouvants, des fruits heureux et des frais pâturages,
De quoi sustenter l’homme et les bêtes des monts.
Ce n’est donc pas à tort que nous la proclamons
Mère auguste des dieux, des hommes et des êtres,
Et qu’elle est apparue, aux chantres grecs, nos maîtres,
Haut montée en un char traîné par deux lions…

Lucrèce – « De Rerum Natura » (Livre II) – Traduction A. Lefèvre (1899)
Éditions « Les échos du marquis » – 07/2013 –

🜃

Laurent Terzieff dit René Char : « Redonnez-leur »

Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s’enfermer dans l’épi et s’agiter sur l’herbe.
Apprenez-leur, de la chute à l’essor, les douze mois de leur visage.
Ils chériront le vide de leur cœur jusqu’au désir suivant ;
Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres ;
Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,
Point ne l’émeut l’échec quoiqu’il ait tout perdu.

René Char (1907-1988) – « Fureur et Mystère » (Gallimard, 1948)

🜃

La nature et l’art semblent se fuir, et, avant qu’on y songe ils se sont retrouvés. — Goethe (Poésies)

« Blonde » : L’art de l’image et celui des sons unis dans la paix d’une terre repue de sa propre générosité.

🜃

Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d’airain, les splendides cités ;
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
– Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.

Rimbaud – in « Soleil et chair » I  (29 avril 1870)