Fulgurances – V – Marcher, mais où ?

Ne marche pas devant moi, je ne suivrai peut-être pas. Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas. Marche juste à côté de moi et sois mon ami.

Albert Camus 1913-1960

 

in Les justes

Fulgurances – IV – Écrire un poème

Quand bien même je parviendrais à définir la poésie (aspiration stupide, par ailleurs), quand bien même je découvrirais son essence, quand bien même je dévoilerais son origine la plus profonde, quand bien même je connaîtrais la poésie tout entière et tous les poètes comme mon propre nom, l’instant venu d’écrire un poème, je ne suis plus qu’une humble jeune femme nue qui attend que l’Autre lui dicte des mots beaux et pleins de sens, avec un pouvoir suffisant pour hisser ses pauvres tribulations et donner de la valeur à ce qui autrement ne serait que divagations.

Fulgurances – I – O mémoire !

Fulgurances

Une nouvelle rubrique pour accueillir sans filtres, sans préambule ni commentaires, une pépite de l’instant, trouvée sans avoir été cherchée. Littéraire, philosophique, poétique, musicale, ou ce qu’elle sera, peu importe, à partir du moment où elle aura été la source d’une mienne émotion, soudaine et forte… et que j’aurai souhaité tout simplement en faire une page de ce journal ouvert, la partageant dans l’élan brutal, primaire, de sa révélation ou, peut-être, de sa redécouverte.

Fulgurances – I – O mémoire !

Écrire induit une négligence, une atrophie des arts de la mémoire. Or, c’est la mémoire qui est « la Mère des Muses », le don humain qui rend possible tout apprentissage…  Dans une veine plus générale, ce que nous savons par cœur mûrira et se déploiera en nous. Le texte mémorisé interagit avec notre existence temporelle, modifiant nos expériences autant que celles-ci le modifient. Plus les muscles de la mémoire sont puissants, mieux l’intégrité du moi est protégée. Ni le censeur ni la police ne peuvent extirper le poème mémorisé (témoin la survie, de bouche à oreille, des poèmes de Mandelstam, quand aucune version écrite n’était possible). Dans les camps de la mort certains rabbis et talmudistes étaient connus comme des « livres vivants », dont d’autres détenus, en quête de jugement ou de consolation, pouvaient « tourner » les pages de la récapitulation.
La grande littérature épique, les mythes fondateurs commencent à se décomposer avec l’ « avancée » dans l’écriture. Sur tous ces points, la détergence de la mémoire dans l’enseignement actuel est une sombre sottise. La conscience se déleste de son ballast vital.

George Steiner 1929-2020

 

 

« Maîtres et disciples », Éditions Gallimard, 2003

A juste enseigne bon commerce !

Ne pas confondre le commerce de la poésie avec la poésie du commerce !
Celle-ci est tellement plus séduisante que celle-là… 

J’ai mis comme enseigne à ma boutique : « Fabricant de mensonges ». J’ai eu très peu de clients : quelques masochistes.
J’ai changé d’enseigne : « Fabricant de mythes ». On fait la queue.

Alain Bosquet
(Odessa 1919 – Paris 1998)

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in La fable et le fouet – Gallimard/NRF 1995

Elle viendra – 12 – Demain…

« Tomorrow and tomorrow and tomorrow… »

Devenue reine d’Écosse après avoir tant exhorté son époux à commettre l’odieux régicide qui les a conduits tous deux sur le trône, Lady Macbeth, hantée par le remords et la culpabilité vient de se donner la mort.
Très affecté par cette nouvelle, le roi Macbeth délivre ces quelques réflexions intimes sur le sens de la vie dans un célèbre soliloque.
Roi et criminel, on n’en est pas moins homme :

MACBETH :

She should have died hereafter ;
There would have been a time for such a word.—
Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time ;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle !
Life’s but a walking shadow ; a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.

Acte V, Scène 5.

MACBETH

Elle aurait dû attendre pour mourir ;
Le moment serait toujours venu de prononcer ces mots.
Demain, et puis demain, et puis demain,
Glisse à petits pas de jour en jour,
Jusqu’à la dernière syllabe du registre du temps ;
Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous
Le chemin de la mort poussiéreuse.
Éteins-toi, éteins-toi, courte flamme !

La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui s’agite et se pavane son heure durant sur la scène
Et puis qu’on n’entend plus ; c’est une fable
Dite par un idiot, pleine de fracas et de fureur,
Et qui ne signifie rien.

La beauté des ruines

Il y a du sublime à gaspiller une vie qui pourrait être utile, à ne jamais réaliser une œuvre qui serait forcément belle, à abandonner à mi-chemin la route assurée du succès ! …

Pourquoi l’art est-il beau, parce qu’il est inutile. Pourquoi la vie est-elle si laide ? Parce qu’elle est un tissu de buts, de desseins et d’intentions !  

Tous ses chemins sont tracés pour aller d’un point à un autre. Je donnerais tellement pour un chemin conduisant d’un lieu d’où personne ne vient, vers un lieu où personne ne va…

La beauté des ruines ? Celle de ne plus servir à rien.

Fernando Pessoa 1888-1935

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« Le livre de l’intranquillité » (extrait)

Variations vénitiennes

Sous le Fondaco dei Tedeschi, la gondole vira ; par les petits canaux obscurs, elle glissa vers le Rio di Palazzo. Les cloches de San Giovanni Crisostomo, de San Giovanni Elemosinario, de San Cassiano, de Santa Maria dei Miracoli, de Santa Maria Formosa, de San Lio, accueillaient l’aurore par de joyeux carillons. Les bruits du marché se perdaient dans la salutation des bronzes, avec les odeurs de la pêche, des herbages et du vin. Entre les murailles de marbre et de brique encore endormies, sous le ruban du ciel resplendissait de plus en plus le ruban de l’eau qui, tranchée par le fer de la proue, s’allumait dans la course ; et ce croissant éclat donnait à Stelio l’illusion d’une rapidité flamboyante.

Gabriele D’Annunzio – Le feu – 1900

Mendelssohn : Romance sans paroles Op.30 – #6 – Allegretto Tranquillo

Arrangement & clarinette : Andreas Ottensamer
Schumann Quartet et Gunnar Upatnieks (contrebasse)

Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Age, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux ; cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage. Et le siège d’une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n’est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde ?

Thomas Mann – La mort à Venise – 1912

Mendelssohn : Romance sans paroles Op. 30 – #6*
Allegretto tranquillo en fa dièse mineur – « Venezianisches Gondellied  »

Veneta Neynska – Piano

*Composée entre 1833 et 1834 et dédiée à Elisa von Woringen

Lorsque je cherche un autre mot pour exprimer le terme musique, je ne trouve jamais que le mot Venise.

Friedrich Nietzsche

Mais vieillir… ! – 21 – Humeur

Franz-Xaver Messerschmidt 1736-1783

« Tout misanthrope, si sincère soit-il, rappelle par moments ce vieux poète cloué au lit et complètement oublié, qui, furieux contre ses contemporains, avait décidé qu’il ne voulait plus en recevoir aucun. Sa femme, par charité, allait sonner de temps en temps à la porte. »

Cioran – « De l’inconvénient d’être né »

Écusson musical : Sheila Chandra – « Moonsung »

Cloches de l’aube

Pourquoi le son des cloches semble-t-il plus alerte au jour levant et plus lourd à la nuit tombante ? J’aime cette heure froide et légère du matin, lorsque l’homme dort encore et que s’éveille la terre. L’air est plein de frissons mystérieux que ne connaissent point les attardés du lit. On aspire, on boit la vie qui renaît, la vie matérielle du monde, la vie qui parcourt les astres et dont le secret est notre immense tourment.

Guy de Maupassant – Sur l’eau

Drew Henderson joue

« Campanas del alba »

de Eduardo Sainz de la Maza (1903-1982)

Qu’il serait doux le son des cloches s’il n’y avait parmi les hommes tant de mal !

Bertolt Brecht – La résistible ascension d’Arturo Ui

Mais vieillir… ! – 14 – Ensemble

Le véritable amour, toujours modeste, n’arrache pas ses faveurs avec audace, il les dérobe avec timidité. La décence et l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même, et lui seul sait tout accorder au désir sans rien ôter à la pudeur. Bien souvent l’erreur cruelle est de croire que l’amour heureux n’a plus de ménagements à garder avec la pudeur, et qu’on ne doit plus de respect à celle dont on n’a plus de rigueurs à craindre.

Jean-Jacques Rousseau – in « Julie ou La nouvelle Héloïse » – 1761

Picasso – L’Entretien

Le vieux couple

Ce qui me plait dans ce duo
C’est que tu fais la voix du haut
C’est toi qui sais, c’est toi qui dis
C’est toi qui penses et moi je suis
Mais les grands soirs lorsque tu pleures
Quand tu as peur dans ta chaloupe
C’est moi qui parle pendant des heures
Nous sommes en somme un vieux couple

Je n’sais plus où je t’ai connue
C’est à l’école ou au guignol
Je me rappelle cette ingénue
Qui avait perdu la boussole
Depuis je t’empêche de boire
Sauf les grands soirs dans ta chaloupe
Quand tu me chantes tes déboires
Nous sommes en somme un vieux couple

Avec ta tête d’épagneul
Qui n’a pas appris à nager
Avec ma gueule à rester seul
Derrière des demis panachés
Quand les grands soirs dans ta chaloupe
Nous parlons de tes états d’´âme
Et que tu diffames mes femmes
Nous sommes en somme un vieux couple

Le seize août mil’ neuf cent soixante
J’ai marié cette dame charmante
Cinq jours après j’étais parti
Et tu me bordais dans mon lit
Alors a commencé la nuit
Alors a commencé la nuit
Dont on se croyait les étoiles
Mais on n’était que les cigales

On s’est battu on s’est perdu
Tu as souvent refait ta vie
Et le plus beau, tu m’as trahi
Mais tu ne m’en as pas voulu
Et les grands soirs dans ta chaloupe
Tu connais bien mes habitudes
Je connais bien ta solitude
Nous sommes en somme un vieux couple

Mon ami, mon copain, mon frère
Ma vieille chance, ma galère
Mon enfant, mon Judas, mon juge
Ma rassurance, mon refuge
Mon frère, mon faux-monnayeur
Mon ami, mon valet de cœur
Je ne voudrais pas que tu meures
Je ne voudrais pas que tu meures

Paroles : Jean-Loup Dabadie – Musique : Jacques Datin
1972 « Serge Reggiani »

‘Any man’s death diminishes me’ – 11/09/2001 –

Mémorial du 11/09/2001 – World Trade Center – New York

Oh, little child, see how the flower
You plucked bleeds on the iron ground;
Bend down, your ears may catch its voice,
A passionless low sobbing sound.

Oh, Man, put up your sword and see
The brother that you dig to death;
There is no hatred in his eye,
No curses crackle in his breath.

Henry Treece (poète anglais – 1911-1966)

Oh, petit enfant, vois comme la fleur
Que tu cueilles saigne sur la terre de fer
Penche-toi, tes oreilles peuvent capter sa voix
Un flot de sanglots bas et sans passion

Oh, homme, relève ton épée et vois
Le frère que tu as fait mourir
Il n’y a pas de haine dans ses yeux
Aucune malédiction n’exhale de son souffle

No man is an island, entire of itself; every man is a piece of the continent, a part of the main. If a clod be washed away by the sea, Europe is the less, as well as if a promontory were, as well as if a manor of thy friend’s or of thine own were: any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee.

John Donne – Meditation #17
Devotions upon Emergent Occasions’ (1623)

« Nul homme n’est une île, un tout en soi ; chaque homme est part du continent, part du large ; si une parcelle de terre est emportée par les flots, pour l’Europe c’est une perte égale à celle d’un promontoire, autant que pour toi celle d’un manoir de tes amis ou même du tien. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »

Mais vieillir…! – 4 – Borges – Le temps

Le temps est la substance dont je suis fait.
Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve ;
c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ;
c’est un feu qui me consume, mais je suis ce feu.

Jorge-Luis Borges – « Nouvelle réfutation du temps » (1947)

τ

Par indécision, par négligence ou pour d’autres raisons, je ne me suis pas marié et maintenant je vis seul. Je ne souffre pas de la solitude ; il est déjà suffisamment difficile de se supporter soi-même et ses manies. Je constate que je vieillis ; un signe qui ne trompe pas est le fait que les nouveautés ne m’intéressent pas ni ne me surprennent, peut-être parce que je me rends compte qu’il n’y a rien d’essentiellement nouveau en elles et qu’elles ne sont tout au plus que de timides variantes.

Jorge-Luis Borges – « Le livre de sable »

τ

Je vous propose une citation de Saint-Augustin. Elle me paraît très appropriée. Il a écrit :
…. — « Qu’est-ce que le temps ? Si l’on ne me pose pas la question, je sais ce qu’est le temps. Si l’on me pose la question, je ne le sais plus. »
J’éprouve un sentiment identique en ce qui concerne la poésie.

Jorge-Luis Borges (« L’Art de la poésie »)

Borges (1899-1986)
Photo by Ulf Andersen / Getty Images

Jean Grosjean, un regard, une parole…

Un livre, qu’on le lise ou qu’on l’écrive, doit être soluble dans la vie. On doit pouvoir à chaque page lever les yeux sur le monde ou se pencher sur un souvenir pour vérifier le texte.

Jean Grosjean 1912-2006

(cité par Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 13/04/2006, à l’occasion de la mort du poète.)

 

La Liseuse, Charles von Steuben – Musée des Beaux Arts, Nantes

ω

Hier

Assis sur mes talons entre les murs
je suis livré à la nuit anonyme
et je me tais, mais je l’entends m’entendre.
Il faut, dis-tu, marcher d’un mur à l’autre.

Rien, des essors d’oiseaux, l’herbe au soleil,
l’odeur du sol, l’azur dans l’abreuvoir
et l’envol des instants. Hier n’est plus,
ne te retourne pas sur un abîme.

Jean Grosjean 1912-2006

 

La rumeur des cortèges (Gallimard – 2005)

 

 

ω

Christian Bobin évoque Jean Grosjean :

Cliché d’enfance

L’innocence et la beauté n’ont pour ennemi que le temps.

William Butler Yeats

Photographe inconnu

Les enfants sont sans passé et c’est tout le mystère de l’innocence magique de leur sourire.

Milan Kundera

Les eaux de mon été -1/ Prologue

[…] Ne joue pas avec l’eau,
ne l’enferme pas, ne la freine pas, c’est elle qui joue
dans les gouttières, turbines, ponts, rizières,
moulins et bassins de salines.
C’est l’alliée du ciel et du sous-sol,
elle a des catapultes, des machines d’assaut, elle a la patience
et le temps :
tu passeras toi aussi, espèce de vice-roi du monde,
bipède sans ailes, épouvanté à mort par la mort
jusqu’à la hâter.

Erri De Luca
« Digue » in « Œuvre sur l’eau » (traduction Danièle Valin)

Et nous avons fait de l’eau toute chose vivante. 

Coran (21-30)

Ah ! L’inégalable délice d’un verre d’eau fraîche quand l’herbe cuit sous le puissant soleil d’été ! L’exquise caresse d’une vague venue du bout de l’océan offrir à nos chevilles sa dernière seconde d’écume. La vivifiante grâce pour nos pommettes saumonées d’un nuage d’embruns né, dans le lit défait d’un torrent, des tumultes de l’impossible amour de l’onde et du rocher.

Ah l’incommensurable bonheur de l’eau !…

Peder Severin Krøyer – 1899 – « Soir d’été sur la plage de Skagen » (le peintre et son épouse)

Pour ma part, cet été, calfeutré derrière mes persiennes closes, ces douces sensations je les aurais ressenties au travers d’un incessant voyage entre le goulot d’une bouteille d’eau minérale et le pommeau de ma douche bienfaisante. Mais pas que…

Loin — autant que Gaston Bachelard me le permit — de la méditation philosophique sur la force et les formes du symbole, loin des considérations interminables sur le génie et le pouvoir de l’élément, loin des réflexions écologiques modernes sur les problématiques de la raréfaction programmée d’un aussi fondamental constituant de la vie, j’ai choisi, pendant la canicule, de faire le voyage sensuel de l’eau avec les rêveurs, les contemplatifs, j’ai nommé — la précision est-elle nécessaire ? — les artistes : peintres, musiciens, cinéastes, danseurs et autres poètes, si nombreux à avoir trempé leur sensibilité dans l’onde inspirante… Sans eux, mon âme, cet été, aurait vraiment souffert de sécheresse.

C’est le plaisir des moments d’intense et fraîche rêverie qu’ils m’ont offerts que j’ai souhaité ici partager, fidèle, comme toujours, à l’esprit de cet espace, recueil intime de mes émotions esthétiques.

Viendrez-vous vous baigner dans les eaux de mon été ?

Une flaque contient un univers.
Un instant de rêve contient une âme entière.
Gaston Bachelard 
« L’eau et les rêves – Essai sur l’imagination de la matière » (1942) – Partie 3 – Chap. 2
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