Beauté simple des convergences

Il n’est pas particulièrement nécessaire d’avoir joué au jeu vidéo post-apocalyptique « The Last of Us » (2013), sur la playstation du petit-fils de son voisin, ou d’avoir passé des nuits à regarder la série du même nom sur une chaine de vidéos en ligne, pour apprécier, ô combien, le thème musical principal de l’œuvre.

Surtout si son interprétation est l’occasion d’une fusion d’instruments et de talents, dialogue entre la guitare classique de l’immense virtuose paraguayenne Berta Rojas et le ronroco (instrument à cordes traditionnel des Andes) du compositeur argentin de ladite musique, Gustavo Santaolalla*.

La musique, lieu magique où convergent les rêves partagés.

L’herbe écoute (9) – Papillons / IV

Notre lépidoptère trouve dans ce grand pays une terre d’accueil particulière. Il y est reçu, plus qu’ailleurs peut-être, comme un important symbole de la transformation, de l’immortalité, de la joie et du bonheur conjugal. Là, philosophie et poésie sont toujours promptes à lui ouvrir les portes des légendes populaires.

Aussi n’est-il pas rare de le voir souvent dans les salles de concert de Shanghai, Pékin ou autre province, agiter ses ailes près des erhus, pipas et guqins traditionnels réunis au sein d’un orchestre symphonique terriblement occidental. Le motif est connu, il porte un nom, un titre : « Les Amants Papillons » ou La romance de Liang Shanbo et de Zhu Yingtai, probablement l’histoire d’amour la plus populaire de Chine – « Roméo et Juliette » de l’Empire du Milieu, comme certains la surnomment -, et incontestablement l’œuvre musicale la plus connue du pays.

La romance de Liang Shanbo et de Zhu Yingtai

Ce concerto pour violon s’inscrit dans une belle histoire, qui trouve son origine dans un conte populaire du temps de la dynastie Jin orientaux au IIIème ou IVème siècle :

La légende :

Une jeune fille, Zhu Yingtai, doit se déguiser en garçon pour faire ses études dans une académie exclusivement masculine. Une amitié profonde empreinte d’une sexualité ambiguë se noue dans la durée entre elle (devenue provisoirement il) et Liang Shanbo, étudiant au noble cœur. Lorsque plus tard le jeune homme découvre la réalité, il s’empresse de déclarer sa flamme, mais la bienaimée est déjà promise par son père. Malade de chagrin Liang en meurt. Sa dernière volonté : que sa sépulture soit placée près du chemin que ne manquera pas d’emprunter Zhu le jour de son mariage. Ce jour venu, un violent orage contraint le cortège nuptial à s’arrêter. La jeune femme drapée dans sa robe de cérémonie apprend alors que la tombe au bord du chemin est celle de Liang ; elle abandonne les convives et rejoint tristement la stèle pour s’y recueillir. Quand elle voit le tombeau s’ouvrir à ses pieds elle s’y jette sans une hésitation. Le ciel s’éclaircit aussitôt et tous lèvent les yeux vers les deux papillons qui virevoltent amoureusement autour du tombeau refermé.

La musique :

En 1958, deux étudiants du Conservatoire de Shanghai, He Zhanhao et Chen Gang, écrivent un court concerto pour violon inspiré du destin tragique des deux amants. Les deux compositeurs choisissent la formation de l’orchestre occidental classique auquel ils adjoignent des instruments traditionnels chinois et combinent en une fusion heureuse les modes d’écriture musicale propres à chacune des cultures. Ils emprunteront également certaines mélodies soit à l’opéra chinois, soit à des chants folkloriques.

Le violon solo joue un rôle central, non pas seulement comme simple instrument concertant, mais comme narrateur de l’histoire. Il prend aussi la voix de l’héroïne Zhu Yingtai et exprime les émotions, les joies et les peines de la jeune fille, laissant au violoncelle le rôle de Liang Shanbo.

L’herbe écoute (8) – Papillons / III

Il est partout ! Sur tous les continents, dans tous les pays, et trouve sa place dans toutes les cultures. Qui croira que la seule énergie fragile de ses ailes lui permette, le temps d’une vie des plus fugaces, d’accomplir ses merveilleux voyages ?

Le papillon, insecte pourtant si avare de sons, sait de toute éternité que le plus sûr véhicule pour traverser le monde et butiner les cœurs c’est la musique – qu’elle s’accouple ou pas avec les vers du poète.

Papilio Dardanus

Le voici à New York – il se fait appeler « Butterfly » – tournoyant autour du piano de Jon Batiste sur la scène du mythique ‘Ed Sullivan Theater‘ à Brodway.

Un clin d’œil et le voici à Cuba, posé sur la corde de Mi de la guitare de Pablo Milanés qui a justement mis en musique les vers du poète national Nicolás Guillén. Notre papillon ici se fait appeler « Mariposa ».

L’herbe écoute (1) – Le Grillon / I

Grillon champêtre (Gryllus campestris)

Chaque pulsation du cœur bat en harmonie avec le chant du grillon. Allez à contretemps si vous le pouvez.

S’il en est un qui ne nous reprochera pas de réchauffer la Terre, c’est bien lui, le ténor des herbes de nos champs roussis par le soleil d’été, le grillon. Mais n’imaginons pas que ses stridulations, choisies dans un répertoire mélodique aussi varié soit-il, nous sont adressées comme un chant de louanges, leur motivation est partagée entre sexe et pouvoir. Nature oblige.

Josquin des Prés             1450/55 – 1521

C’est la fidélité, la constance, disons plutôt la sédentarité, de ce troubadour champêtre, que célèbre, à la fin du XVème siècle, le grand musicien de la Renaissance, Josquin des Prés, quand il compose « El Grillo ». Une stridulente « frottola »* pour quatre voix.
Comme tous les succès musicaux  cette composition a connu au fil du temps un foisonnement de transcriptions et d’adaptations. Celle-ci, pour flûtes, cordes, tambourins et voix, au rythme vif et entraînant, s’offre comme une invite à partager quelques pas d’une danse joyeuse après les durs labeurs d’une journée à la ferme.

* musique rustique et populaire, ancêtre du madrigal.

Josquin des Prés (vers 1450/1455 – 1521)

« El Grillo »

Ensemble Voices of Music

Qui sait si, l’hiver venu, longues antennes déployées, au plus près de nos fours et de nos cheminées, notre orthoptère-ménestrel devenu témoin discret de la vie du foyer – n’est-ce pas cher Monsieur Dickens ? –, n’est pas là pour nous protéger ?

Sait-il au fond de sa mémoire, comme le chante Jean Ferrat, que c’est du cœur de la nuit noire qu’on peut voir l’aube se lever ?

‘Valses poeticos’

Enrique Granados 1867-1916

Miniatures musicales enchantées entre ombre et lumière, les « Valses poeticos » (1895) de Granados sont autant de pages d’un journal intime élégamment écrites au piano.

Confidences, humeurs et sentiments exprimés avec délicatesse et un brin de virtuosité contenue, qui ne laisse rien ignorer de l’influence des grands musiciens romantiques tels que Chopin, Schumann ou Grieg.

Universelle beauté d’une musique où la danse devient prétexte à une expression profondément personnelle et poétique. Élégance du salon, profondeur de l’émotion, dans un voile de délicatesse espagnole.

Bien que compositeur majeur dans le renouveau de la musique espagnole du XIXème siècle, Granados, trop attaché à son piano, n’aura jamais écrit pour l’instrument emblématique de son pays, la guitare.

Les siècles suivants n’auront en revanche pas été avares de guitaristes arrangeurs et transcripteurs pour leur instrument de l’œuvre du Maître. Avec bonheur souvent, ainsi qu’en témoigne cette très séduisante version pour trois guitares :

Fulgurances – XLVI – ‘Nuit’

Tango : Piazzola o no Piazzola ?

Il n’y a pas de vieux tango ou de nouveaux tango. Le Tango est un.
Peut-être que la seule différence est dans ceux qui le font bien et ceux qui le font mal
 !

Aníbal Troilo, « Pichuco »
Chef d’orchestre, compositeur et bandonéoniste, (1914-1975)

Astor Piazzola (1921-1992)

Et d’ailleurs, faut-il nécessairement être argentin pour « bien faire » le tango ?
Sans doute la part en soi de racines argentines confère ce plus de talent créatif à l’interprète ou au compositeur de cette musique tellement marquée par ses origines. Mais quand on aime le tango aussi passionnément que l’excellente bandonéoniste coréenne Sang-Ji Koh, l’âme argentine, celle-là même que décrit Borges, façonnée par l’histoire d’un peuple et d’un pays, finit peu ou prou, par couler dans ses veines. Alors le tango se fait entendre, « noir, créole et lumineux » ; il exprime, sans concession à son authenticité, sa vraie nature : « une pensée triste qui se danse sans mélancolie, une pensée sanglante retournée en pas de volupté ».

Sang-Ji Koh

 Piazzola compositeur – Sang-Ji Koh et ses musiciens jouent :

‘Calambre’

L’homme commande la danse, il est un peu voyou, il est excitant, il a l’odeur d’un gaucho et un couteau dans la poche. On le sent prêt à se battre, et prêt à aimer.

Borges – Tango – Quatre conférences

Sang-Ji Koh compose – Sang-Ji Koh et ses musiciens jouent – un couple danse :

‘Un vrai macho’

Fulgurances – XXII – Bate-Coxa*

Marco Pereira

 

 

Compositeur et guitariste
né à Sao Paulo en 1956

 

 

 

 

Yamandu Costa  &  Elodie Bouny

‘Bate-Coxa’

*Bate coxa : lutte dansée brésilienne plus ou moins dérivée de la Capoeira, consistant à déstabiliser l’adversaire par des coups de pieds portés aux mollets et aux cuisses. 

L’art, la manière et… la grâce

Fallait-il, comme le prétendait jadis mon père, que Dieu fût de bonne humeur lorsqu’il créa l’Italie.

Tenez, par exemple : Sur la route de Gallipoli une Tarentule ou pire, une Veuve noire, vous a mordu. Le poison rend vos chances de survie bien ténues… Mais rien n’est vraiment perdu : Engagez-vous jusqu’à la transe dans une danse rituelle effrénée, la « tarentelle »,  et peut-être réussirez-vous, en exorcisant ainsi la mélancolie qui vous envahit, à convaincre, par la séduction, le mortel insecte de vous épargner.

Ah ! Vous ne savez pas danser… Eh bien, prenez une guitare canadienne, choisissez un compositeur autrichien et, en virtuose russe jouez la « pizzica » qu’il a écrite…

Si vous parvenez à imiter le modèle, l’araignée me l’a juré, vous n’aurez vraiment plus rien à craindre !

Vera Danilina interprète  – quel mot serait plus juste ? -,
« Tarentella »
de Johan Kasper Mertz
(guitariste et compositeur autrichien – 1806-1856)

Café 1930

Nous pouvons discuter le tango et nous le discutons, mais il renferme, comme tout ce qui est authentique, un secret.

Jorge Luis Borges

Pour moi, le domaine d’élection du tango a toujours été l’oreille plutôt que les pieds.

Astor Piazzolla

Chloe Chua (violon) & Kevin Loh (guitare)

Astor Piazzolla – « Café 1930 » (« Histoire du Tango –  II »)

« Le tango nous offre à tous un passé imaginaire » disait encore Borges que le sujet passionnait. (« Que les sujets » devrais-je écrire : le tango… et l’imaginaire !).

A n’en pas douter, eu égard à leur très jeune âge, ce n’est qu’à travers les récits, les documents historiques et les partitions que ces deux très jeunes musiciens d’exception ont découvert le tango et son époque. Peut-être même n’avaient-ils jamais entendu le mot « bordel » auparavant… ?
Mais cette connaissance, aussi développée soit-elle, même associée à l’excellence de la technique instrumentale, saurait-elle seule suffire à insuffler à une interprétation musicale autant de profondeur et d’authenticité expressive ?

Je veux croire que c’est dans ce « passé » qui, à l’évidence, n’appartient ni à leur génération ni à leur culture, – « imaginaire » donc – qu’ils puisent, au-delà d’eux mêmes, la justesse de leur captivante interprétation.
Quelle plus belle manière de transmettre « L’Histoire du Tango » racontée en musique par l’un de ses plus fervents admirateurs et serviteurs, Astor Piazzolla. 

Rag-waltz

Le ragtime est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.

Alessandro Barrico (‘Novecento : pianiste‘)

… Never play ragtime fast at any time.
Scott Joplin
 
Mais oui, tu connais la musique de Scott Joplin, le ragtime ! Un montage photo bidouillé à la hâte et quelques notes de piano à rouleau et ta mémoire fera le reste :

Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que le célébrissime Royal Ballet de Londres a dansé et danse encore sur les thèmes joyeusement syncopés du ragtime de Scott Joplin et de quelques-uns de ses contemporains du début du XXème siècle.

Kenneth MacMillan 1929-1992

C’est Kenneth MacMillan, alors directeur artistique de la Compagnie depuis 1970, qui, en 1974, réalise ce court spectacle haut en couleur, Elite Syncopations, sortant la troupe des conventions traditionnelles du ballet classique où elle excelle.

Pas d’intrigue véritablement, mais une succession de tableaux aux couleurs vives que l’on pourrait volontiers situer dans un bar douteux du delta du Mississippi au début du siècle dernier.  Les personnages, en tenues flamboyantes, flirtent, se toisent, s’observent les uns les autres et dansent crânement à tour de rôle, chacun montrant à ses rivaux la hauteur de son talent.

Le talent, la scène du Covent Garden en regorgeait déjà le 7 octobre 1974 pour la première…
Le temps ne lui a rien fait perdre : 
 
Juges-en par cette lente et superbe « rag-waltz » dansée il n’y a pas si longtemps par la divine Sarah Lamb et le sémillant Valeri Hristov, « Bethena, a Concert Waltz », morceau écrit par Scott Joplin en 1905.

 

Et plein écran, bien sûr,
pour un grand salut radieux à toute la Compagnie :

Simplement ! Le chemin pour demain

La simplicité véritable allie la bonté à la beauté.

Platon – La République

La simplicité ! De combien de nos émotions est-elle la mère ?

Par exemple :

Une guitare qui déborde de souvenirs, des doigts que les ans ont décharnés, torturés d’avoir caresser tant de cordes, la voix, douce par-delà la fatigue, d’un vieil homme qui se retourne sur son histoire et chante simplement la nostalgique mélodie d’un Rimbaud de son siècle, compagnon de sa jeunesse, Bob Dylan : il n’en faut pas plus pour donner à nos larmes un goût de liberté.

Il est long le chemin pour demain !

John Winn, après avoir séduit avec sa guitare ses compagnons d'armes de l'US Army au milieu des années 1950, commence à New-York, en 1960, une encourageante carrière de chanteur "folk" dans les cafés branchés de Lower West Village qui lui vaut même de se produire sur les scènes célèbres du Carnegie Hall et du Town Hall.

C'est l'époque où il rencontre Bob Dylan avec qui il noue une belle relation amicale et professionnelle.

John raconte comment Bob composa alors cette chanson, "Tomorrow is a long time" :Très attristée par le départ, vraisemblablement sans retour, de son amie Suzy pour l'Italie, Dylan confie sa peine à John et lui annonce qu'il va aussitôt l'exprimer dans une chanson.
Qui aurait pu prévoir son succès planétaire et le nombre incalculable de ses reprises dont le temps n'a toujours pas arrêté le décompte ?
Tomorrow is a long time Demain est si loin
If today was not an endless highway,
If tonight was not a crooked trail,
If tomorrow wasn’t such a long time,
Then lonesome would mean nothing to you at all.
Yes, and only if my own true love was waitin’,
Yes, and if I could hear her heart a-softly poundin’,
Only if she was lyin’ by me,
Then I’d lie in my bed once again.
Si ce jour n’était pas une route infinie
Si ce soir n’était pas un sentier tortueux
Si demain n’était pas un jour si lointain,
Alors solitaire ne voudrait rien dire à tes yeux.
Oui, et seulement si ma bien-aimée attendait,
Si je pouvais entendre son cœur battre doucement,
Si elle était allongée là, à mes côtés,
Alors je pourrais me coucher à nouveau.
I can’t see my reflection in the waters,
I can’t speak the sounds that show no pain,
I can’t hear the echo of my footsteps,
Or can’t remember the sound of my own name.
Yes, and only if my own true love was waitin’,
Yes, and if I could hear her heart a-softly poundin’,
Only if she was lyin’ by me,
Then I’d lie in my bed once again.
Je ne peux voir mon reflet sur l’eau
Je ne peux émettre de son qui ne traduise de douleur
Je ne peux entendre mes pas résonner
Ni me souvenir du son de mon propre nom.
Oui, et seulement si ma bien-aimée attendait,
Si je pouvais entendre son cœur battre doucement,
Si elle était allongée là, à mes côtés,
Alors je pourrais me coucher à nouveau.
There’s beauty in the silver, singin’ river,
There’s beauty in the sunrise in the sky,
But none of these and nothing else can touch the beauty
That I remember in my true love’s eyes.
Yes, and only if my own true love was waitin’,
Yes, and if I could hear her heart a-softly poundin’,
Only if she was lyin’ by me,
Then I’d lie in my bed once again.
Il y a quelque chose de beau dans cette rivière d’argent qui chante,
Il y a quelque chose de beau dans le ciel quand le soleil se lève,
Mais rien de cela ni rien d’autre ne vaut la beauté
Qui émanait des yeux de ma bien-aimée.
Oui, seulement si ma bien-aimée attendait,
Si je pouvais entendre son cœur battre doucement,
Si elle était allongée là, à mes côtés,
Alors je pourrais me coucher à nouveau.

 Traduction de Valérie Charlez publiée sur le site bobdylan-fr.com

Dans le métro, changeons d’air !

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Antoine Houdar de La Motte (1672-1731)

Mesdames et Messieurs les musiciens du métro,

# agréés ou « sauvages »,
# insupportables faiseurs de bruit qui ne connaissez et ne respectez qu’un son, celui de la pièce dans la sébile,
# ou véritables maestros, ignorés ou en devenir,
# joueurs de guimbarde, de komabue, de mandoloncelle ou autre accordéon gorgé de l’humidité des voyages lointains,
# aussi nombreux et différents que vous soyez, par vos origines, vos cultures musicales ou vos instruments de tous poils,

Chaque jour, tous autant que vous êtes, vous m’obligez à écouter les mille versions, plus ou moins heureuses, et sur tous les tons, de la superbe deuxième valse de la Suite Jazz N°2 de Chostakovitch, avec laquelle vous tenez absolument à accompagner mes voyages, croyant que sa mélodie reconnaissable entre toutes suffira seule à me convaincre de vous accorder mon aumône.

Mise à la mode, il y a près de vingt-cinq ans, par le succès d’un clip publicitaire vantant les vertus d’une compagnie d’assurances, cette valse, composée bien plus tôt par un musicien de génie, vous en avez fait — opportunité « marketing » plutôt que choix artistique — la signature universelle des musiciens de rue. Et, partant, vous ne cessez de la servir en boucle, mouvement perpétuel d’une ritournelle assurément aguicheuse, aux voyageurs aussi distraits que pressés, pièce unique parfois de votre répertoire.

Parce que j’aime la musique et que les musiciens me fascinent, j’écoute toujours vos interprétations, (vous ne me laissez aucun autre choix, en vérité), ravi parfois et agacé souvent — surtout quand un amplificateur nasillard relaie une boîte à rythmes mal bricolée — et toujours je demeure respectueux de votre détresse et attentif à votre talent, quand vous l’exprimez.

Mais, il en va de la musique comme de la gastronomie : le caviar c’est délicieux ! Tous les jours de l’année, et à dose massive, c’est trop ! Beaucoup trop ! Et quand, de surcroît, huit boîtes sur dix sont frelatées… ça devient nocif, indigeste, atroce, mortel. Il faut varier les plats, changer de régime !

Alors aujourd’hui, écoutez donc ma courte prière :

Changez d’air, par pitié !

Changez l’air de votre valse !

Échangez donc la valse de Chostakovitch contre la « Valse aux adieux » de Alfred Schnittke, compositeur russe, lui aussi, et dont la musique « polystylistique » difficilement classable, n’a pas échappé, à l’instar de celle de son grand aîné et modèle, à la critique politique.

Je ne sache pas que la publicité l’ait adoptée, et pourtant… Écoutez-la ! Cette valse débute par les sonorités gracieuses que laisserait entendre une boîte à musique dont on soulève à plaisir le couvercle pour admirer, le temps de quelques mesures, le tourbillon fragile d’une petite danseuse en porcelaine, allégorie de notre nostalgie. Puis, comme le ferait notre imagination, la mélodie, élargissant son mouvement, se déploie pour accompagner le pas tournant du biscuit devenu princesse, avant qu’au dernier temps de la valse le couvercle doucement ne se referme sur notre rêverie.

Apprêtez-vous à être bissés, trissés…!

Moi, je prépare déjà mes pièces de monnaie…

Alfred Schnittke (1934-1998)

Cette valse est extraite de la musique composée par Schnittke en 1976 pour le film d'un metteur en scène russe oublié, Alexandre Zarkhi : "Histoire d'un acteur inconnu".

L’arbre de l’oubli

Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t’a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?

Alfred de Musset (« Souvenir »)

Arbre étrangeComme il est bon, quand la vie, parfois, décide de faire la mauvaise tête,  voire, certains jours, de nous bousculer un peu fort du côté du cœur,  d’aller se réfugier sous « l’arbre de l’oubli ».

Là, au moment apaisé où nos paupières s’abandonnent, il n’est pas rare qu’une petite mélodie toute simple, mais si douce, vienne tournoyer autour de nos chagrins. Les branches, même dépouillées par les vents froids de l’hiver, la gringottent pour nous. Comme les cordes de mille guitares leurs brindilles desséchées donnent la sérénade à l’âme alanguie.

Une invite à l’oubli !

Alberto Ginastera (argentine 1916-1983) – transcription pour deux guitares d’une Milonga (Canción al árbol del olvido) composée initialement pour piano.

Mais, soyons vigilants, car il arrive quelquefois, sous cet arbre, que l’on oublie d’oublier.

Poésie de Fernán Silva Valdés (Argentine 1887-1975)

Sur ma terre il y a un arbre
Qui s’appelle l’arbre de l’oubli
Où vont se consoler,
Petite vie,
Les moribonds de l’âme.

Pour ne pas penser à toi,
Sous l’arbre de l’oubli
Je me suis couché une nuit,
Petite vie,
Et je m’y suis bien endormi.

Et au sortir de mon rêve,
Une fois encore je pensais à toi,
Car j’ai oublié de t’oublier,
Petite vie,
Quand je me suis couché…

En mi pago hay un árbol,
Que del olvido se llama,
Donde van a consolarse
Vidalita,
Los moribundos del alma.

Para no pensar en vos,
En el árbol del olvido,
Me acosté una nochecita,
Vidalita,
Y me quedé bien dormido.

Al despertar de aquel sueño
Pensaba en vos otra vez,
Pues me olvidé de olvidarte,
Vidalita,
En cuantito me acosté.