Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Il n’est pas particulièrement nécessaire d’avoir joué au jeu vidéo post-apocalyptique « The Last of Us » (2013), sur la playstation du petit-fils de son voisin, ou d’avoir passé des nuits à regarder la série du même nom sur une chaine de vidéos en ligne, pour apprécier, ô combien, le thème musical principal de l’œuvre.
Surtout si son interprétation est l’occasion d’une fusion d’instruments et de talents, dialogue entre la guitare classique de l’immense virtuose paraguayenne Berta Rojas et le ronroco (instrument à cordes traditionnel des Andes) du compositeur argentin de ladite musique, Gustavo Santaolalla*.
La musique, lieu magique où convergent les rêves partagés.
*Gustavo Santaolalla a écrit de nombreuses musiques mémorables dont beaucoup pour le cinéma telles, par exemple, que les bandes originales de « Le secret de Brokeback Mountain », de Ang Lee, ou de « Babel », d’Alejandro González Iñárritu, pour lesquelles il a reçu par deux fois l’Oscar de la catégorie, en 2006 et 2007.
Notre lépidoptère trouve dans ce grand pays une terre d’accueil particulière. Il y est reçu, plus qu’ailleurs peut-être, comme un important symbole de la transformation, de l’immortalité, de la joie et du bonheur conjugal. Là, philosophie et poésie sont toujours promptes à lui ouvrir les portes des légendes populaires.
Aussi n’est-il pas rare de le voir souvent dans les salles de concert de Shanghai, Pékin ou autre province, agiter ses ailes près des erhus, pipas et guqins traditionnels réunis au sein d’un orchestre symphonique terriblement occidental. Le motif est connu, il porte un nom, un titre : « Les Amants Papillons » ou La romance de Liang Shanbo et de Zhu Yingtai, probablement l’histoire d’amour la plus populaire de Chine – « Roméo et Juliette » de l’Empire du Milieu, comme certains la surnomment -, et incontestablement l’œuvre musicale la plus connue du pays.
La romance de Liang Shanbo et de Zhu Yingtai
Ce concerto pour violon s’inscrit dans une belle histoire, qui trouve son origine dans un conte populaire du temps de la dynastie Jin orientaux au IIIème ou IVème siècle :
La légende :
Une jeune fille, Zhu Yingtai, doit se déguiser en garçon pour faire ses études dans une académie exclusivement masculine. Une amitié profonde empreinte d’une sexualité ambiguë se noue dans la durée entre elle (devenue provisoirement il) et Liang Shanbo, étudiant au noble cœur. Lorsque plus tard le jeune homme découvre la réalité, il s’empresse de déclarer sa flamme, mais la bienaimée est déjà promise par son père. Malade de chagrin Liang en meurt. Sa dernière volonté : que sa sépulture soit placée près du chemin que ne manquera pas d’emprunter Zhu le jour de son mariage. Ce jour venu, un violent orage contraint le cortège nuptial à s’arrêter. La jeune femme drapée dans sa robe de cérémonie apprend alors que la tombe au bord du chemin est celle de Liang ; elle abandonne les convives et rejoint tristement la stèle pour s’y recueillir. Quand elle voit le tombeau s’ouvrir à ses pieds elle s’y jette sans une hésitation. Le ciel s’éclaircit aussitôt et tous lèvent les yeux vers les deux papillons qui virevoltent amoureusement autour du tombeau refermé.
La musique :
En 1958, deux étudiants du Conservatoire de Shanghai, He Zhanhao et Chen Gang, écrivent un court concerto pour violon inspiré du destin tragique des deux amants. Les deux compositeurs choisissent la formation de l’orchestre occidental classique auquel ils adjoignent des instruments traditionnels chinois et combinent en une fusion heureuse les modes d’écriture musicale propres à chacune des cultures. Ils emprunteront également certaines mélodies soit à l’opéra chinois, soit à des chants folkloriques.
Le violon solo joue un rôle central, non pas seulement comme simple instrument concertant, mais comme narrateur de l’histoire. Il prend aussi la voix de l’héroïne Zhu Yingtai et exprime les émotions, les joies et les peines de la jeune fille, laissant au violoncelle le rôle de Liang Shanbo.
Concerto pour violon « Les Amants Papillons »
Compositeurs : He Zhanhao & Chen Gang
Violon soliste : Lu Siqing
Orchestre Symphonique de Suzhou
Direction : Peng Jiapeng
Un seul mouvement pour ce concerto mais une division des thèmes en sept tableaux :
1/ Adagio cantabile : Introduite par la harpe et la flûte la charmante mélodie portée par le thème principal illustre la rencontre heureuse de Zhu et Liang. Un nouveau thème toujours aussi mélodieux laisse imaginer la doucereuse complicité des deux amis à travers leurs jeux. Une brève cadence au violon conclue le mouvement, expression pudique du bonheur de Zhu. 2/ Allegro : Le violon lance une mélodie joyeuse au rythme soutenu : les années d'études se déroulent au fil des démonstrations virtuoses de l'instrument.
3/ Adagio assai doloroso : Le temps est venu de se séparer, études terminées. On s'invite, on se promet...
4/ Pesante – Piu mosso – Duramente : Zhu de retour chez son père se heurte au poids de ses décisions. Le violon seul lutte contre la puissance de l'orchestre. 5/ Lagrimoso : Liang rejoint Zhu. Il découvre sa féminité. L'amour réciproque des deux jeunes gens peut s'exprimer. Un tendre duo violon-violoncelle s'en charge.
6/ Presto resoluto : Introduites par une répétition de violents tutti la colère et la douleur de Liang qui apprend que Zhu est engagée par son père dans un mariage non désiré s'expriment à travers l'exultation brillante du violon soliste. La douce mélodie réapparaît, l'amour reste le maître. Liang meurt. Un solo de flûte suivi de quelques accords glissés à la harpe accompagnent son âme légère.
7/ Adagio cantabile : Dans cette section finale l'orchestre et le violon solo retrouvent le thème principal. Le violon évoque la paix revenue conduisant le souffle de l'orchestre jusqu'à une apothéose théâtrale. Enfin, par une ultime phrase empruntée au thème principal, saluant l'amour éternel, le soliste accompagne l'envol délicat de la harpe et de la flûte, deux amants devenus inséparables papillons.
Il est partout ! Sur tous les continents, dans tous les pays, et trouve sa place dans toutes les cultures. Qui croira que la seule énergie fragile de ses ailes lui permette, le temps d’une vie des plus fugaces, d’accomplir ses merveilleux voyages ?
Le papillon, insecte pourtant si avare de sons, sait de toute éternité que le plus sûr véhicule pour traverser le monde et butiner les cœurs c’est la musique – qu’elle s’accouple ou pas avec les vers du poète.
Papilio Dardanus
New York
Le voici à New York – il se fait appeler « Butterfly » – tournoyant autour du piano de Jon Batiste sur la scène du mythique ‘Ed Sullivan Theater‘ à Brodway.
"Butterfly"
Butterfly all alone But can you fly on your own? Take your place in the world today Butterfly flying home
Cherry plum and chewing gum Mini-skirts and cars that hum Driving 'round with your head held high Butterfly flying home
Stay a while here with me Up underneath the stars When you go you'll be free 'Cause you know who you are you're a butterfly, baby
Color scheme from a dream A tapestry that's so supreme I mean I've never seen Something so dang beautiful oh child As a butterfly flying home
Flying home
Ooh whoa whoa Whoa whoa whoa ooh
You see I'm howling at the moon Day and night (Ah whoa ooh) They say I'm as crazy as a loon But I'm alright All dressed in white
Butterfly in the air You can fly anywhere A sight beyond compare A sacred song And a sacred tone Butterfly flying home
******
Papillon tout seul Mais peux-tu voler de tes propres ailes ? Prends ta place dans le monde aujourd'hui Papillon rentrant à la maison
Cerise prune et chewing-gum Mini-jupes et voitures qui ronronnent, vois-tu, tu es En train de conduire, la tête haute, Papillon rentrant à la maison
Reste un moment ici avec moi Sous les étoiles Quand tu partiras tu seras libre Car tu sais qui tu es Tu es un papillon
Palette de couleurs d'un rêve Une tapisserie si suprême Je veux dire que je n'ai jamais vu Quelque chose d'aussi beau, oh, enfant, Qu'un papillon rentrant à la maison
Tu vois, je hurle à la lune Jour et nuit Ils disent que je suis aussi fou qu'un oiseau Mais je vais bien Tout habillé de blanc
Papillon dans les airs Tu peux voler n'importe où Une vue incomparable Une chanson sacrée Une langue sacrée Papillon rentrant à la maison
Cuba
Un clin d’œil et le voici à Cuba, posé sur la corde de Mi de la guitare de Pablo Milanés qui a justement mis en musique les vers du poète national Nicolás Guillén. Notre papillon ici se fait appeler « Mariposa ».
Mariposa
Quisiera hacer un verso que tuviera ritmo de Primavera; que fuera como una fina mariposa rara, como una mariposa que volara sobre tu vida, y cándida y ligera revolara sobre tu cuerpo cálido de cálida palmera y al fin su vuelo absurdo reposara –tal como en una roca azul de la pradera– sobre la linda rosa de tu cara…
Quisiera hacer un verso que tuviera toda la fragancia de la Primavera y que cual una mariposa rara revolara sobre tu vida, sobre tu cuerpo, sobre tu cara.
******
Je voudrais écrire un poème qui aurait le rythme du printemps; qui serait comme un papillon rare et délicat, comme un papillon qui volerait au-dessus de ta vie, et candide et léger, volèterait au-dessus de ton corps chaud comme une palme chaude, et enfin, son vol inconséquent se poserait – comme sur un rocher bleu dans la prairie – sur la jolie rose de ton visage…
Je voudrais écrire un poème qui aurait tout le parfum du printemps et qui, tel un papillon rare, volerait au-dessus de ta vie, au-dessus de ton corps, au-dessus de ton visage.
Chaque pulsation du cœur bat en harmonie avec le chant du grillon. Allez à contretemps si vous le pouvez.
Henry David Thoreau
S’il en est un qui ne nous reprochera pas de réchauffer la Terre, c’est bien lui, le ténor des herbes de nos champs roussis par le soleil d’été, le grillon. Mais n’imaginons pas que ses stridulations, choisies dans un répertoire mélodique aussi varié soit-il, nous sont adressées comme un chant de louanges, leur motivation est partagée entre sexe et pouvoir. Nature oblige.
Josquin des Prés 1450/55 – 1521
C’est la fidélité, la constance, disons plutôt la sédentarité, de ce troubadour champêtre, que célèbre, à la fin du XVème siècle, le grand musicien de la Renaissance, Josquin des Prés, quand il compose « El Grillo ». Une stridulente « frottola »* pour quatre voix. Comme tous les succès musicaux cette composition a connu au fil du temps un foisonnement de transcriptions et d’adaptations. Celle-ci, pour flûtes, cordes, tambourins et voix, au rythme vif et entraînant, s’offre comme une invite à partager quelques pas d’une danse joyeuse après les durs labeurs d’une journée à la ferme.
* musique rustique et populaire, ancêtre du madrigal.
Josquin des Prés (vers 1450/1455 – 1521)
« El Grillo »
Ensemble Voices of Music
El grillo è buon cantore Che tiene longo verso. Dalle beve grillo canta. Ma non fa come gli altri uccelli Come li han cantato un poco, Van de fatto in altro loco Sempre el grillo sta pur saldo, Quando la maggior el caldo Alhor canta sol per amore.
Le grillon est bon chanteur. Il chante et tient longtemps. Donnez à boire et grillon chante.
Il n’est pas comme les oiseaux Qui ont chanté un peu Puis s’envolent ailleurs. Le grillon reste ou il est.
Et quand la chaleur est très forte Il ne chante que pour l’amour.
Qui sait si, l’hiver venu, longues antennes déployées, au plus près de nos fours et de nos cheminées, notre orthoptère-ménestrel devenu témoin discret de la vie du foyer – n’est-ce pas cher Monsieur Dickens ? –, n’est pas là pour nous protéger ?
Sait-il au fond de sa mémoire, comme le chante Jean Ferrat, que c’est du cœur de la nuit noire qu’on peut voir l’aube se lever ?
Jean Ferrat (1930 – 2010)
« Le Grillon »
Quand l’hiver a pris sa besace Que tout s’endort et tout se glace dans mon jardin abandonné Quand les jours soudain rapetissent Que les fantômes envahissent la solitude des allées Quand la burle secoue les portes En balayant les feuilles mortes aux quatre coins de la vallée
Un grillon, un grillon, un grillon dans ma cheminée Un grillon, un grillon, un grillon se met à chanter
Il n’a pourtant dans son assiette Pas la plus petite herbe verte, la plus fragile graminée À se mettre sous la luette Quand le vent souffle la tempête et qu’il est l’heure de dîner Que peut-il bien manger ou boire ? À quoi peut-il rêver ou croire ? Quel espoir encore l’habiter ?
Un grillon, un grillon, un grillon dans ma cheminée Un grillon, un grillon, un grillon se met à chanter
Son cri n’a d’autre raison d’être Que son refus de disparaître de cet univers désolé Pour le meilleur et pour le pire Il chante comme je respire pour ne pas être asphyxié Sait-il au fond de sa mémoire Que c’est du cœur de la nuit noire qu’on peut voir l’aube se lever ?
Un grillon, un grillon, un grillon dans ma cheminée Un grillon, un grillon, un grillon se met à chanter.
Miniatures musicales enchantées entre ombre et lumière, les « Valses poeticos » (1895) de Granados sont autant de pages d’un journal intime élégamment écrites au piano.
Confidences, humeurs et sentiments exprimés avec délicatesse et un brin de virtuosité contenue, qui ne laisse rien ignorer de l’influence des grands musiciens romantiques tels que Chopin, Schumann ou Grieg.
Universelle beauté d’une musique où la danse devient prétexte à une expression profondément personnelle et poétique. Élégance du salon, profondeur de l’émotion, dans un voile de délicatesse espagnole.
« Valses poeticos »
Maite Aguirre – piano
Introducción : Vivace molto : Introduction brillante et virtuose qui donne le ton général du propos. Arpèges chatoyants sur une mélodie ascendante, à la manière d'un prélude romantique.
Vals 1 : Melodioso : Première valse, douce, empreinte de lyrisme. Une mélodie printanière glisse avec grâce sur l'ivoire du clavier.
Vals 2 : Tempo de Vals noble : Solennelle et majestueuse, cette valse possède une élégance intemporelle, rappelant parfois les valses de Chopin.
Vals 3 : Tempo de Vals romántico : Valse lente empreinte d'une expressivité plus intense qui trouve parfaitement dans la richesse de ses modulations harmoniques le caractère mélancolique qu'annonce son intitulé.
Vals 4 : Tempo de Vals rítmico : Plus enjouée et entraînante, cette valse contraste avec les précédentes par son dynamisme et son caractère plus affirmé. Une invitation à la danse... Vals 5 : Tempo de Vals sentimental : Une des valses les plus touchantes de la suite, caractérisée par un allegretto tendrement mélancolique et une grande intériorité... rêveuse. Vals 6 : Vals mariposa : Littéralement "Valse papillon". Pièce légère, aérienne et pleine de fantaisie. De délicats ornements sont offerts à la libre interprétation du pianiste pour évoquer le vol gracieux d'un papillon. Vals 7 : Vals casi fantasia : Cette valse vive se distingue par sa liberté formelle et son caractère improvisé, avec des changements d'humeur et des expressions plus virtuoses. Une sorte de fantaisie miniature.
Coda : Presto : La coda, enchaînée à la suite de la fantaisie, reprend quelques thèmes des valses précédentes, les transformant et les développant dans un finale brillant et virtuose, concluant l'œuvre avec panache.
∑
Bien que compositeur majeur dans le renouveau de la musique espagnole du XIXème siècle, Granados, trop attaché à son piano, n’aura jamais écrit pour l’instrument emblématique de son pays, la guitare.
Les siècles suivants n’auront en revanche pas été avares de guitaristes arrangeurs et transcripteurs pour leur instrument de l’œuvre du Maître. Avec bonheur souvent, ainsi qu’en témoigne cette très séduisante version pour trois guitares :
A solidão, um bar, a noite quente O tédio sufocante Um gesto descuidado A frase inconsequente Um riso provocante No rosto um desafio O olhar macio e imprudente Seu jeito de criança Entrando em minha vida Imperiosamente
O anseio arrebatado, torturante O corpo impaciente A boca incendiada O seio palpitante O beijo incandescente O coração descompassado suplicante Um fogo ardendo furiosamente E o gosto inebriante de um desejo urgente e devastador
A entrega obediente sem cuidado O ardor dilacerante A alma adolescente O abraço alucinado Um grito triunfante Um louco desvario A paz chegando de repente E o pulso latejante da paixão febril cravada no meu ventre
Por fim a despedida e um vazio doendo persistente Me vi por toda vida num silêncio frio A te lembrar ausente E ainda que essa noite esteja tão distante a dor me faz lembrar inutilmente Que fui por um instante Tua para sempre amor
Nuit
La solitude, un bar, une nuit chaude L’ennui suffocant Un geste insouciant La phrase sans importance Un sourire provocateur Sur le visage un défi Le regard doux et téméraire Tes manières enfantines Entrant impérieusement dans ma vie
Le désir ravi et torturé Le corps impatient La bouche brûlante La poitrine palpitante Le baiser incandescent Le cœur suppliant et battant Un feu brûlant furieusement Et le goût enivrant d’un désir urgent et dévastateur
L’abandon obéissant sans souci L’ardeur déchirante L’âme adolescente L’étreinte hallucinatoire Un cri triomphant Une frénésie folle La paix soudain venue Et le pouls cognant d’une passion fiévreuse vissée dans mes entrailles
Enfin l’adieu et la douleur d’un vide sans fin J’ai vu toute ma vie perdue dans un silence froid Me souvenant de ton absence Et même si cette nuit est si loin la douleur inutilement me rappelle Que je fus pour un instant Ton amour pour toujours
Il n’y a pas de vieux tango ou de nouveaux tango. Le Tango est un. Peut-être que la seule différence est dans ceux qui le font bien et ceux qui le font mal !
Aníbal Troilo, « Pichuco » Chef d’orchestre, compositeur et bandonéoniste,(1914-1975)
Astor Piazzola (1921-1992)
Et d’ailleurs, faut-il nécessairement être argentin pour « bien faire » le tango ?
Sans doute la part en soi de racines argentines confère ce plus de talent créatif à l’interprète ou au compositeur de cette musique tellement marquée par ses origines. Mais quand on aime le tango aussi passionnément que l’excellente bandonéoniste coréenne Sang-Ji Koh, l’âme argentine, celle-là même que décrit Borges, façonnée par l’histoire d’un peuple et d’un pays, finit peu ou prou, par couler dans ses veines. Alors le tango se fait entendre, « noir, créole et lumineux » ; il exprime, sans concession à son authenticité, sa vraie nature : « une pensée triste qui se danse sans mélancolie, une pensée sanglante retournée en pas de volupté ».
Sang-Ji Koh
Piazzola compositeur – Sang-Ji Koh et ses musiciens jouent :
‘Calambre’
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L’homme commande la danse, il est un peu voyou, il est excitant, il a l’odeur d’un gaucho et un couteau dans la poche. On le sent prêt à se battre, et prêt à aimer.
Borges – Tango – Quatre conférences
Sang-Ji Koh compose – Sang-Ji Koh et ses musiciens jouent – un couple danse :
*Bate coxa : lutte dansée brésilienne plus ou moins dérivée de la Capoeira, consistant à déstabiliser l’adversaire par des coups de pieds portés aux mollets et aux cuisses.
Fallait-il, comme le prétendait jadis mon père, que Dieu fût de bonne humeur lorsqu’il créa l’Italie.
Tenez, par exemple : Sur la route de Gallipoli une Tarentule ou pire, une Veuve noire, vous a mordu. Le poison rend vos chances de survie bien ténues… Mais rien n’est vraiment perdu : Engagez-vous jusqu’à la transe dans une danse rituelle effrénée, la « tarentelle », et peut-être réussirez-vous, en exorcisant ainsi la mélancolie qui vous envahit, à convaincre, par la séduction, le mortel insecte de vous épargner.
Ah ! Vous ne savez pas danser… Eh bien, prenez une guitare canadienne, choisissez un compositeur autrichien et, en virtuose russe jouez la « pizzica » qu’il a écrite…
Si vous parvenez à imiter le modèle, l’araignée me l’a juré, vous n’aurez vraiment plus rien à craindre !
Vera Danilina interprète – quel mot serait plus juste ? -, « Tarentella » de Johan Kasper Mertz
(guitariste et compositeur autrichien – 1806-1856)
Nous pouvons discuter le tango et nous le discutons, mais il renferme, comme tout ce qui est authentique, un secret.
Jorge Luis Borges
Pour moi, le domaine d’élection du tango a toujours été l’oreille plutôt que les pieds.
Astor Piazzolla
∴
Chloe Chua (violon) & Kevin Loh (guitare)
Astor Piazzolla – « Café 1930 » (« Histoire du Tango – II »)
∴
« Le tango nous offre à tous un passé imaginaire » disait encore Borges que le sujet passionnait. (« Que les sujets » devrais-je écrire : le tango… et l’imaginaire !).
A n’en pas douter, eu égard à leur très jeune âge, ce n’est qu’à travers les récits, les documents historiques et les partitions que ces deux très jeunes musiciens d’exception ont découvert le tango et son époque. Peut-être même n’avaient-ils jamais entendu le mot « bordel » auparavant… ? Mais cette connaissance, aussi développée soit-elle, même associée à l’excellence de la technique instrumentale, saurait-elle seule suffire à insuffler à une interprétation musicale autant de profondeur et d’authenticité expressive ?
Je veux croire que c’est dans ce « passé » qui, à l’évidence, n’appartient ni à leur génération ni à leur culture, – « imaginaire » donc – qu’ils puisent, au-delà d’eux mêmes, la justesse de leur captivante interprétation. Quelle plus belle manière de transmettre « L’Histoire du Tango » racontée en musique par l’un de ses plus fervents admirateurs et serviteurs, Astor Piazzolla.
Le ragtime est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.
Alessandro Barrico (‘Novecento : pianiste‘)
… Never play ragtime fast at any time.
Scott Joplin
Mais oui, tu connais la musique de Scott Joplin, le ragtime ! Un montage photo bidouillé à la hâte et quelques notes de piano à rouleau et ta mémoire fera le reste :
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Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que le célébrissime Royal Ballet de Londres a dansé et danse encore sur les thèmes joyeusement syncopés du ragtime de Scott Joplin et de quelques-uns de ses contemporains du début du XXème siècle.
Kenneth MacMillan 1929-1992
C’est Kenneth MacMillan, alors directeur artistique de la Compagnie depuis 1970, qui, en 1974, réalise ce court spectacle haut en couleur, Elite Syncopations, sortant la troupe des conventions traditionnelles du ballet classique où elle excelle.
Pas d’intrigue véritablement, mais une succession de tableaux aux couleurs vives que l’on pourrait volontiers situer dans un bar douteux du delta du Mississippi au début du siècle dernier. Les personnages, en tenues flamboyantes, flirtent, se toisent, s’observent les uns les autres et dansent crânement à tour de rôle, chacun montrant à ses rivaux la hauteur de son talent.
Le talent, la scène du Covent Garden en regorgeait déjà le 7 octobre 1974 pour la première…
Le temps ne lui a rien fait perdre :
Juges-en par cette lente et superbe « rag-waltz » dansée il n’y a pas si longtemps par la divine Sarah Lamb et le sémillant Valeri Hristov, « Bethena, a Concert Waltz », morceau écrit par Scott Joplin en 1905.
≈
Et plein écran, bien sûr, pour un grand salut radieux à toute la Compagnie :
La simplicité véritable allie la bonté à la beauté.
Platon – La République
La simplicité ! De combien de nos émotions est-elle la mère ?
Par exemple :
Une guitare qui déborde de souvenirs, des doigts que les ans ont décharnés, torturés d’avoir caresser tant de cordes, la voix, douce par-delà la fatigue, d’un vieil homme qui se retourne sur son histoire et chante simplement la nostalgique mélodie d’un Rimbaud de son siècle, compagnon de sa jeunesse, Bob Dylan : il n’en faut pas plus pour donner à nos larmes un goût de liberté.
Il est long le chemin pour demain !
John Winn, après avoir séduit avec sa guitare ses compagnons d'armes de l'US Army au milieu des années 1950, commence à New-York, en 1960, une encourageante carrière de chanteur "folk" dans les cafés branchés de Lower West Village qui lui vaut même de se produire sur les scènes célèbres du Carnegie Hall et du Town Hall.
C'est l'époque où il rencontre Bob Dylan avec qui il noue une belle relation amicale et professionnelle.
John raconte comment Bob composa alors cette chanson, "Tomorrow is a long time" :Très attristée par le départ, vraisemblablement sans retour, de son amie Suzy pour l'Italie, Dylan confie sa peine à John et lui annonce qu'il va aussitôt l'exprimer dans une chanson.
Qui aurait pu prévoir son succès planétaire et le nombre incalculable de ses reprises dont le temps n'a toujours pas arrêté le décompte ?
Tomorrow is a long time
Demain est si loin
If today was not an endless highway,
If tonight was not a crooked trail,
If tomorrow wasn’t such a long time,
Then lonesome would mean nothing to you at all.
Yes, and only if my own true love was waitin’,
Yes, and if I could hear her heart a-softly poundin’,
Only if she was lyin’ by me,
Then I’d lie in my bed once again.
Si ce jour n’était pas une route infinie
Si ce soir n’était pas un sentier tortueux
Si demain n’était pas un jour si lointain,
Alors solitaire ne voudrait rien dire à tes yeux.
Oui, et seulement si ma bien-aimée attendait,
Si je pouvais entendre son cœur battre doucement,
Si elle était allongée là, à mes côtés,
Alors je pourrais me coucher à nouveau.
I can’t see my reflection in the waters,
I can’t speak the sounds that show no pain,
I can’t hear the echo of my footsteps,
Or can’t remember the sound of my own name.
Yes, and only if my own true love was waitin’,
Yes, and if I could hear her heart a-softly poundin’,
Only if she was lyin’ by me,
Then I’d lie in my bed once again.
Je ne peux voir mon reflet sur l’eau
Je ne peux émettre de son qui ne traduise de douleur
Je ne peux entendre mes pas résonner
Ni me souvenir du son de mon propre nom.
Oui, et seulement si ma bien-aimée attendait,
Si je pouvais entendre son cœur battre doucement,
Si elle était allongée là, à mes côtés,
Alors je pourrais me coucher à nouveau.
There’s beauty in the silver, singin’ river,
There’s beauty in the sunrise in the sky,
But none of these and nothing else can touch the beauty
That I remember in my true love’s eyes.
Yes, and only if my own true love was waitin’,
Yes, and if I could hear her heart a-softly poundin’,
Only if she was lyin’ by me,
Then I’d lie in my bed once again.
Il y a quelque chose de beau dans cette rivière d’argent qui chante,
Il y a quelque chose de beau dans le ciel quand le soleil se lève,
Mais rien de cela ni rien d’autre ne vaut la beauté
Qui émanait des yeux de ma bien-aimée.
Oui, seulement si ma bien-aimée attendait,
Si je pouvais entendre son cœur battre doucement,
Si elle était allongée là, à mes côtés,
Alors je pourrais me coucher à nouveau.
Traduction de Valérie Charlez publiée sur le site bobdylan-fr.com
# agréés ou « sauvages », # insupportables faiseurs de bruit qui ne connaissez et ne respectez qu’un son, celui de la pièce dans la sébile, # ou véritables maestros, ignorés ou en devenir, # joueurs de guimbarde, de komabue, de mandoloncelle ou autre accordéon gorgé de l’humidité des voyages lointains, # aussi nombreux et différents que vous soyez, par vos origines, vos cultures musicales ou vos instruments de tous poils,
Chaque jour, tous autant que vous êtes, vous m’obligez à écouter les mille versions, plus ou moins heureuses, et sur tous les tons, de la superbe deuxième valse de la Suite Jazz N°2 de Chostakovitch, avec laquelle vous tenez absolument à accompagner mes voyages, croyant que sa mélodie reconnaissable entre toutes suffira seule à me convaincre de vous accorder mon aumône.
Mise à la mode, il y a près de vingt-cinq ans, par le succès d’un clip publicitaire vantant les vertus d’une compagnie d’assurances, cette valse, composée bien plus tôt par un musicien de génie, vous en avez fait — opportunité « marketing » plutôt que choix artistique — la signature universelle des musiciens de rue. Et, partant, vous ne cessez de la servir en boucle, mouvement perpétuel d’une ritournelle assurément aguicheuse, aux voyageurs aussi distraits que pressés, pièce unique parfois de votre répertoire.
Parce que j’aime la musique et que les musiciens me fascinent, j’écoute toujours vos interprétations, (vous ne me laissez aucun autre choix, en vérité), ravi parfois et agacé souvent — surtout quand un amplificateur nasillard relaie une boîte à rythmes mal bricolée — et toujours je demeure respectueux de votre détresse et attentif à votre talent, quand vous l’exprimez.
Mais, il en va de la musique comme de la gastronomie : le caviar c’est délicieux ! Tous les jours de l’année, et à dose massive, c’est trop ! Beaucoup trop ! Et quand, de surcroît, huit boîtes sur dix sont frelatées… ça devient nocif, indigeste, atroce, mortel. Il faut varier les plats, changer de régime !
Alors aujourd’hui, écoutez donc ma courte prière :
Changez d’air, par pitié !
Changez l’air de votre valse !
Échangez donc la valse de Chostakovitch contre la « Valse aux adieux » de Alfred Schnittke, compositeur russe, lui aussi, et dont la musique « polystylistique » difficilement classable, n’a pas échappé, à l’instar de celle de son grand aîné et modèle, à la critique politique.
Je ne sache pas que la publicité l’ait adoptée, et pourtant… Écoutez-la ! Cette valse débute par les sonorités gracieuses que laisserait entendre une boîte à musique dont on soulève à plaisir le couvercle pour admirer, le temps de quelques mesures, le tourbillon fragile d’une petite danseuse en porcelaine, allégorie de notre nostalgie. Puis, comme le ferait notre imagination, la mélodie, élargissant son mouvement, se déploie pour accompagner le pas tournant du biscuit devenu princesse, avant qu’au dernier temps de la valse le couvercle doucement ne se referme sur notre rêverie.
Apprêtez-vous à être bissés, trissés…!
Moi, je prépare déjà mes pièces de monnaie…
Alfred Schnittke (1934-1998)
Cette valse est extraite de la musique composée par Schnittke en 1976 pour le film d'un metteur en scène russe oublié, Alexandre Zarkhi : "Histoire d'un acteur inconnu".
Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t’a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?
Alfred de Musset (« Souvenir »)
Comme il est bon, quand la vie, parfois, décide de faire la mauvaise tête, voire, certains jours, de nous bousculer un peu fort du côté du cœur, d’aller se réfugier sous « l’arbre de l’oubli ».
Là, au moment apaisé où nos paupières s’abandonnent, il n’est pas rare qu’une petite mélodie toute simple, mais si douce, vienne tournoyer autour de nos chagrins. Les branches, même dépouillées par les vents froids de l’hiver, la gringottent pour nous. Comme les cordes de mille guitares leurs brindilles desséchées donnent la sérénade à l’âme alanguie.
Une invite à l’oubli !
Alberto Ginastera (argentine 1916-1983) – transcription pour deux guitares d’une Milonga (Canción al árbol del olvido) composée initialement pour piano.
Mais, soyons vigilants, car il arrive quelquefois, sous cet arbre, que l’on oublie d’oublier.
Poésie de Fernán Silva Valdés (Argentine 1887-1975)
Sur ma terre il y a un arbre
Qui s’appelle l’arbre de l’oubli
Où vont se consoler,
Petite vie,
Les moribonds de l’âme.
Pour ne pas penser à toi,
Sous l’arbre de l’oubli
Je me suis couché une nuit,
Petite vie,
Et je m’y suis bien endormi.
Et au sortir de mon rêve,
Une fois encore je pensais à toi,
Car j’ai oublié de t’oublier,
Petite vie,
Quand je me suis couché…
En mi pago hay un árbol, Que del olvido se llama, Donde van a consolarse Vidalita, Los moribundos del alma.
Para no pensar en vos, En el árbol del olvido, Me acosté una nochecita, Vidalita, Y me quedé bien dormido.
Al despertar de aquel sueño Pensaba en vos otra vez, Pues me olvidé de olvidarte, Vidalita, En cuantito me acosté.