Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Elle est retrouvée.
Quoi ? – Mon Éternité.
C’est la voix allée Avec le poème. *
Chanter Aragon après Léo Ferré et Catherine Sauvage : dangereuse aventure pour l’interprète d’aujourd’hui ! Quelques-uns, quelques-unes essayent encore, mais…
Rares, désormais, sont les tentatives. Plus rares encore les réussites. Mais le miracle n’est pas exclu :
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »
Cécile McLorin Salvant accompagnée au piano par Sullivan Fortner
Nantes – mai 2019
* Pardon cher Arthur !
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Tout est affaire de décor Changer de lit changer de corps À quoi bon puisque c’est encore Moi qui moi–même me trahis Moi qui me traîne et m’éparpille Et mon ombre se déshabille Dans les bras semblables des filles Où j’ai cru trouver un pays.
Cœur léger, cœur changeant, cœur lourd Le temps de rêver est bien court Que faut–il faire de mes nuits Que faut–il faire de mes jours Je n’avais amour ni demeure Nulle part où je vive ou meure Je passais comme la rumeur Je m’endormais comme le bruit.
Est–ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent
C’était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table On faisait des châteaux de sable On prenait les loups pour des chiens Tout changeait de pôle et d’épaule La pièce était–elle ou non drôle Moi si j’y tenais mal mon rôle C’était de n’y comprendre rien
Dans le quartier Hohenzollern Entre La Sarre et les casernes Comme les fleurs de la luzerne Fleurissaient les seins de Lola Elle avait un cœur d’hirondelle Sur le canapé du bordel Je venais m’allonger près d’elle Dans les hoquets du pianola.
Est–ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent
Le ciel était gris de nuages Il y volait des oies sauvages Qui criaient la mort au passage Au–dessus des maisons des quais Je les voyais par la fenêtre Leur chant triste entrait dans mon être Et je croyais y reconnaître Du Rainer Maria Rilke.
Elle était brune elle était blanche Ses cheveux tombaient sur ses hanches Et la semaine et le dimanche Elle ouvrait à tous ses bras nus Elle avait des yeux de faïence Elle travaillait avec vaillance Pour un artilleur de Mayence Qui n’en est jamais revenu.
Est–ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent.
Il est d’autres soldats en ville Et la nuit montent les civils Remets du rimmel à tes cils Lola qui t’en iras bientôt Encore un verre de liqueur Ce fut en avril à cinq heures Au petit jour que dans ton cœur Un dragon plongea son couteau
C’est ainsi que les hommes vivent Et leurs baisers au loin les suivent.
Pour savoir qui est Cécile McLorin Salvant : Wikipedia
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l’unisson Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Aragon (« Il n’y a pas d’amour heureux »)
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Hubert Käppel (guitare) : Fantaisieen Ré Majeur de David Kellner
David Kellner - v 1670-1748 (luthiste et compositeur)
- vers 1670 : Naissance près de Leipzig, en Allemagne. - 1693 : inscription à la faculté de Turku en Finlande (province suédoise) - Quelques années plus tard s'inscrit à l'université de Tartu, en Suède, et devient avocat dans cette même ville où son frère est en charge des orgues de la cathédrale. - Fait ensuite un passage dans l'armée suédoise qui le promeut capitaine. - A la mort de son frère, en 1733, David Kellner est nommé directeur de musique, organiste et carillonneur de l'église allemande à Stockholm. - 1745 : il publie un traité sur la basse continue ainsi qu'un traité de droit public en langues suédoise et allemande. - 1752 : la publication d'un traité d'harmonie lui confère une certaine notoriété. - Toute sa vie il a joué du luth, instrument pour lequel il a composé. - 6 avril 1748 : il meurt à l'âge de 78 ans. Il aura servi la Suède pendant cinquante années.
Rediffusion du billet paru sur « Perles d’Orphée » le 24/03/2013
Bois cette tasse de ténèbres, et puis dors.
Sonnet VII
En ce temps là la France était un radeau à la dérive, emportant des naufragés…
François La Colère (Pseudonyme d’Aragon sous l’occupation)
in Préface de « 33 sonnets composés au secret » de Jean Noir
Jean Cassou – dessin par Bard
Le 12 décembre 1941, alors que tous les membres de son réseau de résistance ont été arrêtés, Jean Cassou est mis au secret à la prison de Furgole, près de Toulouse. Plongé dans un total isolement, sans lecture aucune, sans aucun moyen d’écriture, il ne lui reste pour tromper son désespoir que la mémoire des poètes qui l’accompagnent depuis toujours, et sur lesquels il a déjà tant écrit dans ses chroniques publiées dans « Les Nouvelles littéraires ». Verlaine, Nerval, Rilke, Baudelaire et Machado, entre autres, partagent sa paillasse.
Il les rejoint dans l’écriture, mais sans écriture. Il choisit, pour aider sa mémoire, la forme du sonnet, et compose mentalement des poésies dans lesquelles se cachent à peine ses maîtres et leur inspiration. « 33 sonnets composés au secret » seront ainsi gravés dans la mémoire du prisonnier Jean Cassou et publiés en 1944 par les « Editions de minuit », sous le pseudonyme de Jean Noir, avec une préface – « chaleureuse et généreuse », selon les mots mêmes de Cassou – signée François La Colère, pseudonyme d’Aragon. (Les temps étaient encore trop peu sûrs pour que s’affichât librement une signature).
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Dès le premier sonnet déjà nous voilà invités chez Paul Valery, à « Glisser sur la barque funèbre » de la « Jeune Parque ».
Sonnet I
La barque funéraire est, parmi les étoiles, longue comme le songe et glisse sans voilure, et le regard du voyageur horizontal s’étale, nénuphar, au fil de l’aventure.
Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal, renverser dans mes bras le fleuve qui murmure, et me dresser, dans ce contour d’un linceul pâle, comme une tour qui croule aux bords des sépultures?
L’opacité, déjà, où je passe frissonne, et comme si son nom était encor Personne, tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.
Je sens me parcourir et me ressusciter, de mon front magnétique à la proue de mes pieds, un cri silencieux, comme une âme de chien.
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Le sonnet VI, s’adressant à ses camarades emprisonnés, amplifie la voix unique du poète et lui confère une dimension multiple ; son identité se remplit de toutes les autres qui lui sont voisines, et dont il est tenu à l’écart.
Sonnet VI
À mes camarades de prison
Bruits lointains de la vie, divinités secrètes, trompe d’auto, cris des enfants à la sortie, carillon du salut à la veille des fêtes, voiture aveugle se perdant à l’infini,
rumeurs cachées aux plis des épaisseurs muettes, quels génies autres que l’infortune et la nuit, auraient su me conduire à l’abîme où vous êtes ? Et je touche à tâtons vos visages amis.
Pour mériter l’accueil d’aussi profonds mystères je me suis dépouillé de toute ma lumière : la lumière aussitôt se cueille dans vos voix.
Laissez-moi maintenant repasser la poterne et remonter, portant ces reflets noirs en moi, fleurs d’un ciel inversé, astres de ma caverne.
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Avec le sonnet XXXI, on rejoint volontiers et définitivement le propos d’Aragon alias François La Colère : « Le poème est pour lui l’effort surhumain d’être encore un homme, d’atteindre à ces régions de l’esprit et du cœur que tout autour de lui nie et diffame. »…
Le sonnet est pour lui la riposte ».
Sonnet XXXI
Qu’il soit au moins permis à cette lyre obscure, consternée sous la croix brouillée des galeries De relever, dans un éclair, sa voix meurtrie et de t’apercevoir, bel athlète futur.
Glaive sur l’escalier des monstres assoupis ! Père du long matin, fils de la pourriture, c’est toi qui briseras les os et les jointures de ce double accroché comme une maladie
à des corps déjà lourds à traîner dans les veilles, mais désormais joyeux de vomir le sommeil. Les yeux ne voudront plus dormir. Midi sans trêve
arrachera leur ombre aux pieds des messagers. Oh ! ce soir soit pour nous le dernier soir tombé, et puisqu’il faut rêver, rêvons la mort des rêves.
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Jean Cassou, présentant son recueil de sonnets, écrivait en 1962 cette phrase qui suffirait à elle seule à exprimer la dimension de cet homme :
« Selon un mot célèbre, il n’est de poésie que de circonstances. Celles où j’ai composé ces sonnets sont sans doute les meilleures qui se puissent trouver pour fournir à un poète une expérience essentiellement pure et complète de la création poétique. »
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Biographie sommaire de Jean Cassou :
Jean-Cassou (1897-1986)
Né en Espagne, près de Bilbao, dans les derniers soubresauts du XIXème siècle, il se retrouve dès l’âge de seize ans orphelin de son père, ingénieur des Arts et Manufactures, et doit subvenir aux besoins de sa famille tout en continuant ses études. Après ses années de lycée, il prépare en 1917-1918, une licence d’espagnol à la Sorbonne, assurant en même temps la fonction de maître d’études au lycée de Bayonne. Les conseils de révision l’ayant ajourné, il ne sera pas mobilisé pour la Grande Guerre.
Il se passionne pour l’art moderne et participe à des revues littéraires comme le Mercure de France, ayant au préalable occupé un temps la fonction de secrétaire de Pierre Louÿs. Devenu en 1932 Inspecteur des monuments historiques, il rejoint les intellectuels antifascistes de l’époque. En 1936, il sera membre du ministère de l’Éducation Nationale.
Après sa mobilisation en 1939, il devient conservateur adjoint du Musée d’Art Moderne de Paris. En 1940, la pression allemande s’intensifiant, on le charge de la sauvegarde du patrimoine national. L’annonce de l’Armistice en juin 1940 par Pétain le conduit aussitôt à résister. Vichy le révoque. Commence alors son engagement actif dans la résistance, en compagnie de nombreux amis.
En 1941, après avoir évité à plusieurs reprises la Gestapo, il finit par être arrêté et condamné à la prison en région toulousaine. Il utilisera ce temps à composer « par cœur » ses fameux « 33 sonnets ».
Nommé par De Gaulle, « Compagnon de la Libération » il deviendra dès 1945 Conservateur en chef du futur Musée d’Art moderne, poste qu’il occupera pendant vingt ans avec une particulière détermination pour intégrer les œuvres de ses contemporains dans leur époque. Il n’a cessé d’être considéré comme une autorité majeure dans le monde de l’art moderne, auteur d’ouvrages tels que : « Situation de l’art moderne » (1950), « Panorama des arts plastiques contemporains » (1960), « La Création des mondes » (1971).
Si le romancier et l’essayiste ont été fort bien accueillis, c’est sans doute le poète que la postérité littéraire mettra en avant, Jean Cassou s’étant inscrit dans la lignée des Max Jacob, Apollinaire ou Milosz. Comme eux, « il a perçu dans la poésie la réponse la plus pertinente aux appels de la vie. »
Président du Comité national des Écrivains en 1956, Jean Cassou devient également membre de l’Académie Royale de Belgique en 1964. Longue est la liste de ses mérites, titres et honneurs rendus.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy