Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Quel rustre, quel butor faut-il être pour s’accorder le temps de choisir avec une concupiscence manifeste une douceur parmi la grande variété des gourmandises que l’on vous offre ! Et pourquoi ne pas en prendre trois d’un coup, malappris que vous êtes ?
Je me vouvoie toujours quand, en colère, je m’en prends à moi-même. Car c’est bien trois douceurs, en effet, que j’ai saisies dans la bonbonnière du très élégant Reynaldo Hahn que Marcel Proust a tant aimé. Non pas celle que j’ai déjà fouillée si souvent, consacrée aux admirables mélodies qu’il a composées autour des poèmes de Verlaine, Hugo, Moréas, Coppée et tant d’autres, mais celle où il conserve ses délicieuses et raffinées oeuvres pour piano – piano seul, piano à quatre mains, deux pianos – dans laquelle, au vrai, trop peu de mains se perdent.
Mais, chacun le sait, je suis partageur… Alors, m’étant déjà pardonné moi-même, à votre tour, si je vous fais goûter à mon butin, me pardonnerez-vous ?
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A l’ombre rêveuse de Chopin (Premières valses – 1898) Eric Le Sage – piano
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Hivernale(Le rossignol éperdu / Série IV Versailles – 1899-1910) Eric Le Sage – piano
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Décrets indolents du hasard(Le ruban dénoué, suite de valses à deux pianos – 1915) Lucas & Arthur Jussen – pianos
Cette série de valses a occupé quelques-uns de mes mornes loisirs en ces derniers mois. Je ne m’en exagère pas la valeur musicale. Mais j’ai tenté d’y fixer des instants qui auront compté dans ma vie. – Reynaldo Hahn
Partiellement publié sur ‘Perles d’Orphée’ le 2/04/2015 sous le titre : « Prémonitions de l’aube »
Une étrange rougeur s’élève dans le ciel. Je ne sais si c’est l’aube ou le couchant. Créez pour la lumière.
Robert Schumann – cité par Michel Schneider in « La tombée du jour – Schumann » – Seuil – La librairie du XXème siècle
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Robert Schumann 1810-1856
Qui ne s’est jamais laissé emporter vers les clartés volatiles et mystérieuses des « Chants de l’aube » (« Gesänge der Frühe ») ne peut prétendre avoir aperçu un bout de l’âme de Robert Schumann tant elle est tout entière rassemblée dans les harmonies et les silences de ces cinq pièces pour piano, opus 133.
Dernier rassemblement pour un prochain et ultime voyage, on le sait aujourd’hui ; départ définitif, de la raison d’abord, vers les rivages étrangers de l’étrange, séparation sans retour, ensuite, d’avec les êtres aimés tenus désormais éloignés des enceintes de la folie.
Car cette aube naissante, apparemment apaisée, – étonnamment apaisée, quand on sait l’intensité des dépressions-hallucinations qui harcèlent le compositeur en cet automne 1853 et que l’alcool ne parvient plus à endiguer – porte déjà en elle la lumière crépusculaire de la tombée du jour.
Tombée de la nuit. Il n’est plus très loin ce sinistre soir de Carnaval, à Düsseldorf, le 27 février 1854, où des mariniers hisseront difficilement hors des eaux glacées du Rhin un homme en robe de chambre qui leur résistera énergiquement pour ne pas échapper au courant : le compositeur Schumann.
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Sans doute est-ce la dernière fois, en octobre 1853, quand Schumann écrit les « Gesänge der Frühe », que le musicien, le poète et l’homme en lui parviennent encore à raisonnablement se réunir autour du piano pour partager quelques instants de composition. Ces chants seront donc son œuvre ultime pour ce cher instrument, même si chronologiquement il conviendrait de prendre en compte les justement nommées « Variations des esprits » (« Geisterthema ») qu’il travaille encore en février 1854, et qu’il ne pourra terminer avant son internement à l’asile d’Endenich quelques semaines plus tard.
Carl Gustav Carus – 1822
Schumann, à cette époque, ne s’appartient déjà plus, définitivement happé par les monstres de ses univers hallucinatoires désormais fermés au génie de sa création. « Les chants de l’aube » ou l‘ultime confidence pianistique de Robert Schumann… Sans doute à son épouse Clara, son éternel amour. Car, même si au final l’œuvre est dédiée à l’amie de Goethe, la poétesse Bettina Brentano, la dédicace initiale de ces pièces à Diotima, l’idéale muse de cet autre « schizophrène » de génie, le poète Hölderlin à qui Schumann adressait ainsi un salut complice, signe la pudique intention du compositeur.
Superbe fragilité du chant. Un bien émouvant adieu. Déchirant !
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Madame Mitsuko Uchida (piano)
« Gesänge der Frühe »
1/ Im ruhigen Tempo (dans un tempo tranquille) – Ré majeur
Après le thème décharné de l’introduction, les dissonances du premier choral invitent délicatement au mystère ; à voix basse ; voix perdue aussitôt pris chacun de ses essors vers le thème initial. Aube lente, encore aux prises avec les incertitudes de la nuit. Glas lointain aux échos presque religieux.
2/ Belebt, nicht zu rasch (animé, pas trop rapide) – Ré majeur
La deuxième pièce, contrapuntique, change sans cesse d’humeur. Qui peut dire où veut nous conduire son pas animé ?
3/ Lebhaft (vif) – La majeur
Le troisième « stück », plus vivant, presque virtuose, conserve un rythme soutenu d’un bout à l’autre ; un galop sans doute, au but incertain et en équilibre au bord de gouffres inconnus.
4/ Bewegt (agité) – Fa dièse mineur
Lyrique, la quatrième pièce expose sa mélodie à une pleine lumière qui rend certes plus intelligible la musique, mais l’illusion ne dure car déjà, dans un dernier murmure plusieurs fois annoncé, la boucle du temps semble se refermer.
5/ Im Anfange ruhiges, im Verlauf bewegtes Tempo(d’abord tranquille, puis tempo agité) – Ré majeur
Le choral final reprend, en écho au premier mouvement, les sonorités mystérieuses de la voix confidente. Les lueurs arpégées qui traversent sa fragile texture paraissent plus brillantes, la clarté semble progresser, mais elle est toute tournée vers un indéfinissable ailleurs. La voix s’affirme à peine, pour un peu mieux faire entendre les nostalgies de sa tonalité, avant de se résorber dans l’inéluctable nuit qui guette. Le présent s’enfuit dans la lumière. L’avenir n’échappera pas à sa prison obscure.
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La musique, toute la musique, n’est-elle pas poursuite, au-dedans de soi, de la voix perdue ? Michel Schneider
De sa rive l’enfance Nous regarde couler : « Quelle est cette rivière Où mes pieds sont mouillés ; Ces barques agrandies, Ces reflets dévoilés, Cette confusion Où je me reconnais, Quelle est cette façon D’être et d’avoir été ? »
Et moi qui ne peux pas répondre Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.
Au bureau ? En plein mois d’août ?… Et sans climatisation peut-être ?…
Harangues et râleries fusent. Légitimes certes. Mais rien ne dit que le climatiseur est en panne. Et puis, où serait-on plus à l’ombre qu’au bureau par ces temps caniculaires. Enfin, si l’on voulait bien cesser de faire la mauvaise tête et prendre l’ascenseur jusqu’au bric-à-brac du ‘petit bureau’ (« tiny desk »), on pourrait bien ne pas regretter cette terrible décision.
Là, point d’ordinateur, de paperasserie, de téléphone et autres importuns aux questions embarrassantes ! Une patronne, évidemment, mais qui ne rêverait pas de l’entendre ‘chanter’ sur son dos à longueur de journée ? Et pour cause… une des plus talentueuses et des plus gracieuses mezzo-soprano de notre temps : Joyce DiDonato.
Joyce DiDonato
Aujourd’hui réunion ! – Pas de doute, on est bien au bureau ! Pour la session du jour – la ‘jam session’ faudrait-il dire –, la patronne a fait appel à quelques consultants externes : tous excellents musiciens de divers univers stylistiques, jazz inclus, off course ! Objet du ‘meeting‘ : chant et improvisations sur des airs anciens composés aux XVIIème XVIIIème et XIXème siècles… – Surprise pour tous ceux qui pensaient aux prévisions de résultats et autres projets d’amélioration du service clients ! L’amour seul est au programme. Et pas d’inquiétude, pour le chant personne ne sera sollicité, la patronne assure, sympathie en prime, en anglais pour les explications, en italien pour l’art.
Pour ceux qui souhaiteraient se munir de dossiers, voici les références :
Alessandro Parisotti (1853-1913) – « Se tu m’ami » & « Star vicino » (paroles du poète italien du XVIIème, Salvator Rosa)
Giuseppe Torrelli (1658-1709) – « Tu lo sai »
Francesco Bartolomeo Conti (1681-1732) – « Quella fiamma »
Ne traînons pas, on n’arrive pas en retard aux réunions du ‘tiny desk’, n’est-ce pas ?
Un bureau comme ça, avec une telle patronne… certains retarderaient volontiers leur date de départ à la retraite.
Musiciens :
Craig Terry : piano Charlie Porter : trompette Chuck Israels : basse Jason Haaheim : batterie Antoine Plante : bandonéon
Reprise épurée d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 17/10/2014
Guidé par la lune un couple d’amants marche entre les arbres d’une forêt. La jeune femme avoue à son nouveau compagnon qu’elle porte l’enfant d’un autre à qui elle s’est abandonnée un soir de désespoir. Le jeune homme comprend, accepte, pardonne et demande enfin à être le père de cet enfant comme s’il en avait été lui-même le géniteur. La chaleur de la nuit transfigure l’enfant étranger. Le couple fusionne dans la pénombre.
Du wirst es mir, von mir gebären;
Du hast den Glanz in mich gebracht,
Du hast mich selbst zum Kind gemacht.*
*Tu le feras naître pour moi, de moi, Tu as mis la lumière en moi, Tu as refait de moi un enfant
Arnold Schoenberg – portrait par Egon Schiele 1917
C’est ce thème, romantique – ô combien ! – mis en vers par un poète symboliste de ses amis, que le jeune Arnold Schoenberg – il vient d’avoir 25 ans – illustre dans le sextuor « La Nuit transfigurée » (« Verklärte Nacht »).
Avec ce chef d’œuvre de la musique de chambre, Schoenberg, trop jeune encore pour s’en prendre ouvertement à notre vieil attachement à l’harmonie et à la mélodie, nous enveloppe dans le voluptueux et le soyeux des cordes que nous aimons, caressées dans le sens de la tonalité et toutes dédiées à l’évocation des images qu’elles sous-tendent.
« Verklärte Nacht » resplendit de toute la puissance de l’expressivité romantique.
Edvard Munch – Les yeux dans les yeux
Quelques années après la composition du sextuor, Schoenberg écrit un arrangement pour orchestre à cordes. Cette nouvelle mise en forme magnifie la dramaturgie musicale de cette « nuit » lunaire au coeur de laquelle s’épousent et se repoussent les manifestations paroxystiques de la passion.
« La nuit transfigurée », n’a jamais cessé de conquérir le public, même si l’apparition de la dissonance affirme déjà la volonté naissante du compositeur de prendre ses distances avec la tradition romantique allemande du XIXème siècle. Mais le jeune Schoenberg, à l’heure où le XXème siècle frappe déjà à la porte, est encore très admiratif des maîtres qui l’ont précédé, Johannes Brahms et Richard Wagner, aussi n’est-il pas surprenant que sa « nuit » laisse transparaître quelques similitudes avec « Tristan und Isolde » – autant par le langage musical utilisé que par les choix thématiques – nonobstant les destinées diamétralement opposées des deux couples.
David Hockney – Tristan und Isolde-VI – 1987
Dans la lente introduction en mi mineur, le couple marche au clair de lune. Avec l’aveu de la femme, la musique s’anime, exposant le thème principal empreint de drame et d’émotion ; la réaction de l’homme se fait attendre. Sa réponse s’exprime enfin : l’amour triomphe, le premier thème revient, en mode majeur désormais : actée la « transfiguration ». En forme d’hymne à la rédemption par l’amour, une longue coda termine l’œuvre.
Un bien beau voyage romantique dans l’amour et dans la nuit, auquel nous invitent ces merveilleux musiciens du Norwegian Chamber Orchestra, qui – il faut relever la performance – jouent sans partition, pour mieux appréhender sans doute le moindre frémissement des métamorphoses de cette envoutante « nuit ».
Norwegian Chamber Orchestra
conduit du violon par Terje Tønnesen
La musique, ce qu’elle est : respiration. Marée. Longue caresse d’une main de sable.
Christian Bobin – Souveraineté du vide – Gallimard / Folio
Comme l’été dernier, parce que la période nous offre plus de temps à consacrer à l’écoute, voici une nouvelle série de « Musiques à l’ombre » choisies selon les mêmes critères que ceux définis alors : – Oeuvre entière, d’une durée d’environ trente minutes et faisant de préférence la place belle à la jeunesse (du compositeur, de l’interprète, ou de l’esprit qui la sous-tend…).
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Pour ce onzième numéro de Musiques à l’ombre, une gageure : la musique devra être vive, sereine et humoristique… à la contrebasse !
Pari tenu, pari gagné ! Le plaisir en prime…
« Divertimento concertante » pour contrebasse et orchestre
Nino Rota 1911-1979
Evidemment, c’est par le cinéma italien du XXème siècle qu’on connait Nino Rota et plus particulièrement par les films de Federico Fellini (La Strada – La dolce vita – Huit et demi…) dont on ne peut oublier les musiques originales. Mais aussi – qui les oublierait, elles aussi ? – par les bandes son du Parrain de Coppola, du Guépard (Il Gattopardo) et de Rocco et ses frères de Visconti… pour ne citer que ces quelques films sur près de 170 illustrés par les partitions du Maître.
Ce divertimento concertante composé par morceaux entre 1968 et 1973, ne veut pas – qui sait pourquoi ? – s’appeler concerto alors qu’il en a tous les attributs.
– Un premier mouvement, Allegro maestoso, s’appuie sur trois thèmes exposés successivement par les bois et les violons pour le premier, par les clarinettes appuyées sur les pizzicati des violoncelles, pour le second, alors que le troisième prend la forme d’une gavotte jouée par les cordes et les bois, à nouveau. La contrebasse entre alors dans la danse et, à travers l’amplitude de ses quatre octaves, reprend à son tour les thèmes présentés avant de se recueillir en un instant méditatif. Avec la reprise de la gavotte en fin de mouvement l’orchestre la ramènera dans la danse.
– Le deuxième mouvement est une joyeuse marche burlesque entamée par la clarinette et reprise par le soliste qui avec humour et hardiesse participe à la plaisanterie dont on imaginerait volontiers qu’elle brosse musicalement le portrait d’un héros de dessin animé.
– L’Aria du troisième mouvement invite la contrebasse à l’élégie lui offrant d’exprimer tout son lyrisme dans le jeu du thème principal. Les bois la rejoindront, soutenant d’abord son chant par leurs pizzicati avant de reprendre eux-mêmes le thème à leur compte. Un répit, une respiration, et en solo le hautbois propose une nouvelle mélodie que reprend dans ses « hauteurs » la contrebasse.
– Le dernier mouvement, Finale. Allegro Marcato, est lancé par une petite mélodie sautillante, alerte et entrainante, exigeant du soliste une belle agilité. Suit une lente mélodie toute en expressivité qui ne fait que préparer la brillante et vive coda.
Nino Rota – Divertimento concertante
Stanislau Anishchanka (contrebasse)
WDR Sinfonieorchester dirigé par Andris Poga
1/ Allegro Maestoso 2/ Alla Marcia Allegramente 3/ Aria – Andante 4/ Finale – Allegro Marcato
Dehors, du soleil.
Ce n’est qu’un soleil
mais les hommes le regardent
et ensuite ils chantent.
Je ne sais rien du soleil.
Je sais la mélodie de l’ange
et le sermon brûlant
du dernier vent.
Je sais crier jusqu’à l’aube
quand la mort se pose nue
sur mon ombre.
Je pleure sous mon nom.
J’agite des mouchoirs dans la nuit
et des bateaux assoiffés de réalité
dansent avec moi.
Je cache des clous
pour maltraiter mes rêves malades.
Dehors, du soleil.
Je m’habille de cendres.
Alejandra Pizarnik – Argentine 1936-1972
Las aventuras perdidas (1958) – Œuvres (Ypsilon, 2022) Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet.
Elle habitait un appartement minuscule au cœur de Buenos-Aires. Elle avait fait un voyage à Paris (voyage qui allait nourrir son imagination longtemps après son retour et au cours duquel elle rencontre Julio Cortazar et André Pieyre de Mandiargues, deux figures-clés dans sa vie) et par la suite elle ne sortit quasiment plus de l’espace clos de ses quatre murs, où elle écrivait, dormait (mal) et recevait ses amis. Près de son bureau, elle avait épinglé une phrase d’Artaud : «Il fallait d’abord avoir envie de vivre ».
[…] Dans son journal, le 30 octobre 1962, après avoir cité Don Quichotte (« Mais ce qui fit le plus plaisir à Don Quichotte fut le silence merveilleux qui régnait dans toute la maison… »), elle a écrit : « Ne pas oublier de me suicider. » Le 25 septembre 1972, elle s’en est souvenue.
Alberto Manguel – extrait de sa postface dans « Alejandra Pizarnik – Oeuvres poétiques » – Acte Sud (2005)
Un pensiero voli in ciel, Qu’une pensée vole au ciel
se in cielo è quell’alma bella, si c’est au ciel que se trouve
che la pace m’involò. cette belle âme qui troubla ma paix.
Se in Averno è condannata. Si en enfer il est damné
per avermi disprezzata, pour m’avoir méprisée,
io dal regno delle pene. au royaume des douleurs
il mio bene rapirò. j’enlèverai celui qui fut mon aimé.
Haendel – Delirio amoroso – Première aria
Affligeante banalité, certes, de dire une fois de plus combien la mythologie gréco-latine a inspiré les musiciens et librettistes depuis la Dafné (première femme aimée d’Apollon) de Jacopo Peri en 1598, opéra perdu et reconnu comme le tout premier de l’histoire.
Emboitant le pas de l’Orfeo de Monteverdi, de 1607, ils ne cesseront plus, jusqu’à nos temps modernes, de faire de ces personnages mythiques les héros et les héroïnes de leurs créations. Sur les scènes des théâtres lyriques Rameau convoquera Hippolyte et Aricie, Lully et César Franck, chacun à son tour, inviteront Psyché, Purcell redonnera vie à Didon et Énée, Mozart, jeune prodige de 11 ans en état de grâce, flattera les amours homophiles d’Apollon et Hyacinthe et Berlioz, devenu lui-même démiurge, offrira en cinq actes et neuf tableaux flamboyants et tragiques, Les Troyens à son public. Il faut arrêter la liste.
Chloris par Botticelli « Le Printemps » détail
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Parmi ces héros de la mythologie incarnés dans les œuvres musicales, ceux, ou celles, qui, à l’instar d’Orphée ont fait leur catabase, semblent toutefois provoquer un regain d’intérêt. Mystères et fascination du voyage aux Enfers, au « royaume des douleurs », pour reprendre l’expression de la tendre Chloris.
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C’est à travers un songe inventé pour elle par le cardinal Pamphili que cette nymphe des fleurs et des plantes, va faire sa catabase, dans l’exubérante cantate profane – en forme d’opera seria – Delirio Amoroso, que compose, en 1707, le jeune Haendel fraichement arrivé à Rome.
Georg Friedrich Haendel – 1720 – Attribué à James Thornhill – Cambridge, Fitzwilliam Museum
Cantate « Delirio Amoroso »
Après une ouverture orchestrale conduite par le plus bucolique des instruments, le hautbois, donnant le ton pastoral du sujet, la soprano, pour l’instant récitante, introduit l’histoire : Thyrsis, son bienaimé est mort. Et comme il méprisait son amour elle imagine – là est son « délire » – qu’il est désormais en enfer où il paie son indifférence. Avec la première aria « Qu’une pensée vole au ciel… », devenue Chloris éplorée par le deuil, elle décide d’aller le sauver du feu éternel. Voyage infructueux, Thyrsis continue de lui échapper. Pourtant, dans un ultime élan compassionnel elle l’éloigne malgré lui des sévices de l’enfer et l’accompagne jusqu’aux Champs Élysées qu’elle illustre par un dernier menuet délicieux :
« Sur ces rives douces et sereines chaque fleur nait d’elle-même avec le sourire ».
Et la soprano redevient narratrice pour une évidente conclusion : tout cela n’était qu’imaginaire !
Et si elle ne voyait plus la belle lumière D’un soleil qui s’était éteint Elle l’aura au moins vu dans ses rêves
Quel beau rêve partagé entre les délices et les broderies d’une voix d’exception et les brillants solos d’instruments dont Haendel se souviendra dans ses futures compositions.
Kateryna Kasper (soprano) Freiburger Barockorchester
René Jacobs (direction)
L’admirable chef d’œuvre ! Il faut après l’analyse oublier tout ce que l’on vient d’écrire et s’abandonner à ce poème si intensément dramatique et qui contient plus de musique en ses trois mouvements qu’un opéra tout entier. Quelle force jusque là inconnue a pu dicter pareille confession, présider à un tel débordement des sens ? Comment pourrait-on encore, après le ‘Quintette’, parler d’un Franck « Pater Seraphicus! » ? Si la victoire reste à un idéal de pureté conquis de haute lutte, les forces obscures n’en sont pas moins présentes, imposant leur volonté à la faiblesse humaine.
Jean Gallois – Franck (collection ‘Solfèges’ N°27)
Ce n’est pas une des moindres vertus de l’ombre que d’engager l’esprit paresseux, apaisé par la fraîcheur qu’elle dispense, à divaguer à loisir entre pensées et souvenirs.
Dans la fausse somnolence de cet après-midi-là, les images du passé et leurs légendes, balancées entre mémoire et rêve, ont fini singulièrement par trouver, à rebrousse-chemin du schéma proustien, l’unité de leur figuration dans une page de musique.
L’ébauche d’un souvenir passionné de ma lointaine jeunesse avait suffi, à travers un enchaînement éclair de mes pensées, à faire battre dans ma poitrine les échos romantiques de l’inoubliable Quintette pour piano et cordes en fa mineur de César Franck,ce monument initiatique de la musique de chambre française, que je découvrais alors.
Après tout, ce magistral quintette – malgré quelques grandiloquences que l’on pardonne volontiers au puissant organiste – ne contient-il pas déjà, en germe, la célèbre ‘petite phrase de Vinteuil’ qui bouleversera tant ce cher Swann ?
Une pression du doigt sur un écran et, magie de la technologie, cinq jeunes et brillants musiciens font, comme aurait pu le dire Debussy, « exploser » l’ombre de mille couleurs…
César Franck 1822-1890
Trois mouvements :
– Molto moderato quasi lento : D'abord, le premier violon seul fait remonter des profondeurs de l'âme les accents passionnés du thème principal, (qui reviendra de manière cyclique tout au long de l’œuvre), vite soutenu par le second violon, l'alto et le violoncelle, tandis que par une délicate berceuse s'invite le piano.
Le dialogue entre les instruments se poursuit autour de nouveaux thèmes annexes, le rythme s'emporte, le tempo s'accélère, évidente figuration de la pulsion dramatique sous-tendue par la passion. Après une courte accalmie le mouvement atteint son paroxysme dans la frénésie d'un fougueux animato collectif.
– Lento con molto sentimento : Longue élégie romantique qui ne manque pas de retrouver un temps le thème cyclique, signature sonore du quintette. La gravité du violoncelle maintient la tension dramatique tout au long du mouvement.
– Allegro non troppo ma con fuoco : Après l'obsédant bourdonnement des cordes au début du mouvement, un premier thème, appuyé sur les accords du piano, se fait entendre nerveusement. Le second thème, pilier du deuxième mouvement, s'y superpose à travers une architecture complexe, magnifiant la densité dramatique de l'instant. Une respiration et le thème principal revient pour animer l'ensemble dans une exaltante coda que conclut un énergique unisson.
César Franck
Quintette pour piano et cordes en fa mineur (1879)
Rosanne Philippens (violon) Lorenzo Gatto (violon) Camille Thomas (violoncelle) Dimitri Murrath (alto) Julien Libeer (piano)
Mille mercis et mille bravos à ces jeunes musiciens aussi beaux que talentueux !
Il est facile de croire, facile de ne pas croire. Ce qui est dur c’est de ne pas croire à son incroyance.
Arthur Koestler
J-S. Bach 1685-1750
Ciel ou soleil, qu’importe ! Lorsque c’est la musique de Jean-Sébastien Bach qui la conduit, la lumière que chacun choisit de laisser pénétrer l’ombre où il se réfugie ne s’exonère jamais de l’énergie spirituelle qui lui confère son incomparable éclat.
Dieu sait, n’est-ce pas, pour paraphraser Cioran, combien son illustre promoteur aura contribué à l’incontestable succès qui est le sien. Dichotomie des sommets !
Jean-Sébastien Bach
Cantata « Ach Herr, mich armen Sünder » BWV 135*
Netherlands Bach Society
1. Chœur Ach Herr, mich armen Sünder Straf nicht in deinem Zorn, Dein’ ernsten Grimm doch linder, Sonst ist’s mit mir verlorn. Ach Herr, wollst mir vergeben Mein Sünd und gnädig sein, Daß ich mag ewig leben, Entfliehn der Höllenpein. . Seigneur, ne me punis pas dans ta colère, moi qui ne suis qu’un pauvre pécheur. Apaise donc ta rage sévère, sinon pour moi, tout est perdu. Seigneur veuille me pardonner mes péchés et m’être indulgent, que je puisse connaître la vie éternelle et échapper aux tourments de l’enfer.
2. Récitatif (Ténor) Ach heile mich, du Arzt der Seelen, Ich bin sehr krank und schwach; Man möchte die Gebeine zählen, So jämmerlich hat mich mein Ungemach, Mein Kreuz und Leiden zugericht; Das Angesicht Ist ganz von Tränen aufgeschwollen, Die, schnellen Fluten gleich, von Wangen abwärts rollen. Der Seele ist von Schrecken angst und bange; Ach, du Herr, wie so lange? . Soigne-moi, toi le médecin des âmes. Je suis vraiment très faible et très malade ; on pourrait compter mes os, tant mon malheur, ma croix et mes souffrances m’ont rendu pitoyable ; Mon visage est gonflé de larmes qui se déversent sur mes joues comme des torrents rapides. Mon âme est pleine d’effroi, d’angoisse et d’inquiétude ; Jusques à quand Seigneur ?
3. Aria (Ténor) Tröste mir, Jesu, mein Gemüte, Sonst versink ich in den Tod, Hilf mir, hilf mir durch deine Güte Aus der großen Seelennot! Denn im Tod ist alles stille, Da gedenkt man deiner nicht. Liebster Jesu, ist’s dein Wille, So erfreu mein Angesicht! . Réconforte mon être, Jésus, sinon je vais m’abandonner à la mort. Aide-moi, aide-moi par ta bonté à sortir de telles angoisses ! Car dans la mort tout est silence et nul n’a souvenir de toi. Jésus, mon bien-aimé, si telle est ta volonté, viens réjouir mon regard.
4. Récitatif (Alto) Ich bin von Seufzen müde, Mein Geist hat weder Kraft noch Macht, Weil ich die ganze Nacht Oft ohne Seelenruh und Friede In großem Schweiß und Tränen liege. Ich gräme mich fast tot und bin vor Trauern alt, Denn meine Angst ist mannigfalt. . Je suis las de soupirer, mon esprit n’a plus ni force ni pouvoir car je passe souvent la nuit entière sans connaître le repos, ni la paix, dans la sueur et les larmes. Je meurs presque de chagrin et je vieillis de tristesse car mes peurs sont multiples.
5. Aria (Basse) Weicht, all ihr Übeltäter, Mein Jesus tröstet mich! Er läßt nach Tränen und nach Weinen Die Freudensonne wieder scheinen; Das Trübsalswetter ändert sich, Die Feinde müssen plötzlich fallen Und ihre Pfeile rückwärts prallen. . Éloignez-vous tous les malfaiteurs. Jésus vient me réconforter ! Il fait à nouveau briller le soleil de la joie après tant de larmes et de pleurs ; le temps du trouble se dissipe. Les ennemis tombent soudainement et leurs flèches se retournent contre eux.
6. Choral Ehr sei ins Himmels Throne Mit hohem Ruhm und Preis Dem Vater und dem Sohne Und auch zu gleicher Weis Dem Heilgen Geist mit Ehren In alle Ewigkeit, Der woll uns all’n bescheren Die ewge Seligkeit. . Gloire au trône des Cieux, honneur et louange, au Père et au Fils et de la même manière au Saint-Esprit pour les siècles des siècles ; Qu’il veuille nous accorder à tous le bonheur éternel.
*Textes originaux et traduction : « bach-cantatas.com »
La pensée noble et le souvenir doux, c’est la vie dans toute sa profondeur.
Goethe – Maximes et réflexions
Chacun sait depuis longtemps maintenant que la maîtrise technique du piano n’est plus l’apanage des virtuoses patentés des grandes salles de concert.
L’on pourrait alors penser que leur maturité, forgée à la fois par leur vécu personnel et leur expérience artistique, leur confère une certaine exclusivité dans l’art délicat de transmettre les multiples nuances des émotions que le compositeur a confiées à sa partition. Idée reçue et dépassée.
Aux âges encore « tendres », les souvenirs ne sont certes pas très nombreux. Mais la sensibilité n’attend pas le nombre des années, le talent non plus !
Pour s’en persuader – et s’il n’en était besoin, au moins pour le plaisir –, il faut écouter et voir le jeune pianiste Alexander Malofeev interpréter la très romantique Sonate en La mineur – opus 38 – N°1 « Reminiscenza » de Nicolas Medtner.
Nicolas Medtner 1880-1951
Après une introduction en forme de tendre ballade que n’aurait pas reniée Brahms, la musique s’emporte dans un épanchement passionné qui ne tarde pas à laisser place à un débordement impétueux, explosion de couleurs, avant de retrouver l’Allegretto tranquillo du début.
Le poète ne disait-il pas que le souvenir avait besoin de mélancolie pour exhaler tout son parfum ?
La musique, ce qu’elle est : respiration. Marée. Longue caresse d’une main de sable.
Christian Bobin – Souveraineté du vide – Gallimard / Folio
Avant propos
Voici une petite série de billets estivaux consacrés à la musique. Qui, connaissant ces pages, s’en étonnerait ? Mais, puisque nos emplois du temps d’été sont plus tolérants, j’ai choisi de ne pas l’enfermer dans des extraits, de la laisser être ce qu’elle est selon la définition poétique, bien en accord avec la saison, qu’en donne Christian Bobin : « une longue caresse d’une main de sable ».
Longue, cela veut dire que, contrairement à l’accoutumé, je me suis ici autorisé le plaisir de diffuser dans leur intégralité les œuvres choisies, en m’imposant toutefois de sélectionner celles qui ne dépassent pas les 30 minutes, ou si peu – confort d’écoute oblige. Ainsi savons-nous déjà que nous serons privés des symphonies de Bruckner et de Chostakovitch ou autres Gurre-Lieder, mais, par bonheur, l’intensité du souffle n’est pas proportionnelle à sa longueur.
C’est dans la jeunesse, jeune âge du compositeur ou de l’interprète, fraîcheur juvénile du thème, que j’ai naturellement cherché cette intensité.
Et puis, comme toujours, c’est le cœur, au final, qui aura guidé mes choix.
A très vite, sous la tonnelle ou le figuier… ! Oreilles ouvertes et yeux mi-clos.
Heureux été !
∑
Musiques à l’ombre – 1 – Carnaval
Au carnaval tout le monde est jeune, même les vieillards. Au carnaval tout le monde est beau, même les laids.
Nicolaï Evreïnov (dramaturge russe – début XXème)
Colombine et Arlequin (c.1740) par Giovanni Domenico Ferretti
– Pour Robert Schumann qui compose le « Carnaval » op.9 à 23 ans, sûr désormais qu’il ne sera pas, après avoir mutilé son annulaire, le pianiste virtuose qu’il aurait voulu être,
– Pour la Commedia del’arte qui l’inspire tant et sa galerie de personnages fantasques et fantastiques qui ne quittent jamais l’enfant qui rêve et rêvera toujours en lui,
– Pour Estrella (Ernestine von Fricken) l’amoureuse qu’il abandonne et pour Chiarina (Clara Wieck) qu’il adorera sa vie durant,
– Pour le rêveur mélancolique, Eusebius, et pour Florestan, vaillant et passionné, ses deux autres lui-même qui peuplent son imaginaire,
– Pour Paganini et pour Chopin que Robert admire et qui lui inspirent ici deux petites perles musicales scintillant au milieu de cet écrin de variations romantiques.
– Pour les retrouvailles de Schumann avec lui-même, militant en chef de sa confrérie imaginaire des Compagnons de David, en marche contre les Philistins,
– Pour Eva Gevorgyan, ravissante jeune pianiste russe de 20 ans, finaliste et lauréate d’une mention spéciale au 18ème redoutable Concours International de Piano Frédéric Chopin, en 2021, qui nous gratifie d’une splendide version du « Carnaval » Opus 9, animant autour de ses doigts délicats, sous nos yeux aussi éblouis que nos oreilles sont enchantées, tous les personnages de ces « Scènes mignonnes sur quatre notes », selon le sous-titre de l’œuvre.
I. Préambule II. Pierrot III. Arlequin IV. Valse noble V. Eusebius VI. Florestan VII. Coquette VIII. Réplique IX. Sphinx (non numérotée dans la partition originale) X. Papillons XI. Asch, Scha, lettres dansantes XII. Chiarina XIII. Chopin XIV. Estrella XV. Reconnaissance XVI. Pantalon et Colombine XVII. Valse allemande XVIII. Paganini (non numérotée dans la partition originale) XIX. Aveu XX. Promenade XXI. Pause XXII. Marche des Davidsbündler contre les Philistins
Edgar Degas – Violoniste et jeune femme tenant un cahier de musique
Voilà déjà quelques années que l’Europe musicale a reconnu le talent du compositeur tchèque Leoš Janáček, et Prague tout particulièrement depuis la représentation en 1916 de son opéra Jénufa.
Leos Janacek – 1854-1928
En 1923, pour répondre à une commande, Janáček compose son premier quatuor à cordes. Il s’inspire pour la circonstance de la « Kreïtserova sonata » de Tolstoï, qui d’ailleurs ne catalyse pas son émotion pour la première fois, le compositeur ayant, semble-t-il, déjà puisé dans cette nouvelle la matière d’une partition, désormais introuvable, pour trio.
Ému par le sort dramatique de cette épouse assassinée, dont rien de surcroît ne prouve l’adultère, Janáček – qui d’ailleurs vit une relation passionnée avec une jeune femme de 35 ans sa cadette – préfère, au contraire de Tolstoï, porter un regard bienveillant vers la femme en général, exprimant une réelle empathie pour celles, nombreuses, qui subissent la domination masculine.
« L’érotisme est un fardeau trop lourd pour l’homme ».Georges Bataille
René-Xavier Prinet – 1901 – Kreutzer Sonata
Depuis « Ma confession » écrite en 1880, mais déjà avec le tragique destin qu’il réservait quelques années plus tôt à la célébrissime héroïne de son roman éponyme « Anna Karénine », Léon Tolstoï ne cachait pas sa difficulté à appréhender la relation charnelle du couple. Difficulté d’autant plus grande pour ce quêteur de vérité quand ce lien se trouve entaché de trahison conjugale et de passion sexuelle. Autant de bonnes raisons par conséquent pour l’âme mystique et dogmatique du grand écrivain d’entrainer sous sa plume la femme infidèle dans les abysses du remords et de la déchéance, de conduire Anna à son affreux suicide sous les roues d’un train.
Léon Tolstoï – 1828-1910
C’est d’ailleurs dans un train que Poznidchev, le narrateur de la « Kreïtserova sonata », raconte à ses compagnons de voyage le terrible drame dans lequel l’a plongé sa jalousie exacerbée par cette fameuse sonate de Beethoven :
Persuadé que l’érotique complicité entre sa femme, pianiste amateur, et le séduisant violoniste Troukhatchevski, commandée par l’interprétation de cette œuvre aux incandescences provocatrices, n’était que le révélateur de leur ardente relation adultère, Poznidchev se perd progressivement aux confins de la folie, dans les noirceurs de la jalousie et de la colère. Dans un ultime délire incontrôlable il tue sa compagne.