« L’érotisme est un fardeau trop lourd pour l’homme ». Georges Bataille

Depuis « Ma confession » écrite en 1880, mais déjà avec le tragique destin qu’il réservait quelques années plus tôt à la célébrissime héroïne de son roman éponyme « Anna Karénine », Léon Tolstoï ne cachait pas sa difficulté à appréhender la relation charnelle du couple. Difficulté d’autant plus grande pour ce quêteur de vérité quand ce lien se trouve entaché de trahison conjugale et de passion sexuelle. Autant de bonnes raisons par conséquent pour l’âme mystique et dogmatique du grand écrivain d’entrainer sous sa plume la femme infidèle dans les abysses du remords et de la déchéance, de conduire Anna à son affreux suicide sous les roues d’un train.

C’est d’ailleurs dans un train que Poznidchev, le narrateur de la « Kreïtserova sonata », raconte à ses compagnons de voyage le terrible drame dans lequel l’a plongé sa jalousie exacerbée par cette fameuse sonate de Beethoven :
Persuadé que l’érotique complicité entre sa femme, pianiste amateur, et le séduisant violoniste Troukhatchevski, commandée par l’interprétation de cette œuvre aux incandescences provocatrices, n’était que le révélateur de leur ardente relation adultère, Poznidchev se perd progressivement aux confins de la folie, dans les noirceurs de la jalousie et de la colère. Dans un ultime délire incontrôlable il tue sa compagne.
« Ah quelle chose terrible que cette sonate ! » s’exclame-t-il, avant d’expliquer dans une longue
« Toute la musique d’ailleurs est épouvantable. Qu’est-ce donc que la musique ? Pourquoi produit-elle ces effets ? […] On prétend qu’elle élève l’âme en l’émouvant. Stupidité ! Mensonge ! Son effet est puissant, certes, mais – je parle pour moi – il n’élève nullement l’âme : il ne l’élève ni ne l’avilit, il l’excite. »
Où Tolstoï, fasciné et bouleversé par sa première écoute de la Sonate à Kreutzer de Beethoven, aurait-il trouvé mieux qu’en lui même expression plus conforme à ses propres ressentis ? La force sensuelle qui se dégage de cette musique, la pâte charnelle dont elle est pétrie, l’imaginaire qu’inévitablement elle suscite, ne pouvaient qu’assaillir la sensibilité particulière du romancier, et heurter les convictions puritaines de cet esprit en proie à l’exacerbation d’un ténébreux mysticisme chrétien.
A la fin du premier mouvement déjà, en un seul flot, l’encrier de l’écrivain s’emplissait-il des thèmes féroces qui exprimeraient à la fois sa répulsion de la chair, « sordide, qui nous avilit et fait de nous des porcs », son rejet du mariage vu comme une « prostitution légalisée », et enfin son mépris pour les femmes, « armes d’un voluptueux combat « destinées à rendre « l’homme esclave ».
Atterré lui-même, dans un premier temps, par l’outrance morale de ses propres conclusions, Tolstoï les assumera très vite ; il les confirmera et les commentera dans une postface rédigée en réponse aux nombreuses attaques des lecteurs de sa « Kreïtserova sonata ».
Avec cet ouvrage le romancier projette sur les brillances de la sonate de Beethoven l’ombre glacée de son propre obscurantisme.
Des années plus tard, le compositeur Tchécoslovaque Leoš Janáček, impressionné par la nouvelle du romancier russe, souhaite en réaliser une illustration musicale. En 1923, il écrit son premier quatuor à cordes, « Sonate à Kreutzer ».
L’ombre de la Sonate à Kreutzer s’étire et s’éclaircit…
Une réflexion sur “Kreutzer Sonata 2/3 – Tolstoï : L’ombre s’abat…”