Fulgurances – LIII – Parler, partir

Le bruit des arbres

Je me suis toujours demandé 

Pourquoi nous aimons supporter

Plus que tout autre bruit

Le bruit que font les arbres, sans répit,

Si près de nos demeures.

Nous les souffrons heure après heure

Et nous en perdons notre sens

Du mouvement et de la permanence

Des joies ; nous écoutons et nous semblons autre part.

Ils parlent de départ

Et ne partent jamais,

Ils parlent, bien qu’ils sachent,

Devenus vieux et sages,

Qu’ils sont là à jamais.

Mes pieds se cramponnent au sol

Et ma tête oscille sur mes épaules,

Quelques fois, quand, de la fenêtre ou de la porte,

Je vois les arbres osciller.

Je partirai pour quelque part,

Je ferai témérairement ce choix

Un jour où ils seront en voix

Et s’agiteront au point d’effrayer

Et de faire se sauver

Les grands nuages blancs.

Je parlerai moins qu’eux,

Mais moi je partirai.

Traduction : Roger Asselinau

The sound of trees

I wonder about the trees.
Why do we wish to bear
Forever the noise of these
More than another noise
So close to our dwelling place ?
We suffer them by the day
Till we lose all measure of pace,
And fixity in our joys,
And acquire a listening air.
They are that that talks of going
But never gets away ;
And that talks no less for knowing,
As it grows wiser and older,
That now it means to stay.
My feet tug at the floor
And my head sways to my shoulder
Sometimes when I watch trees sway,
From the window or the door.
I shall set forth for somewhere,
I shall make the reckless choice
Some day when they are in voice
And tossing so as to scare
The white clouds over them on.
I shall have less to say,
But I shall be gone.

L’herbe écoute (20) – ‘Baisers du soleil’

Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit. Ils sont les baisers du soleil, comme ma dixième sonate qui est une sonate d’insectes. Le monde nous apparaît comme une entité quand nous considérons les choses de cette façon.

Vingt billets plus tard, consacrés à la fascination que le monde des insectes a exercée et exerce encore sur les musiciens, force est de constater que le sujet, et les références qui l’illustrent, sont loin d’avoir atteint leurs limites.
Auraient naturellement trouvé leur place sur ces pages « Le grillon » de Ravel adossé à un texte de Jules Renard, celui, sautillant, de Georges Bizet, sur un poème de Lamartine, ceux, romantiques, réfugiés dans le piano de Alan Hovaness et dans le chant desquels s’évanouit une chanson d’amour, « La mouche », qui écrit son journal tragique sur le clavier du piano de Bartók, « Le frelon brun » (Brown Hornet) tournoyant, ivre de jazz , autour de la trompette emblématique de Miles Davis, ou encore, très proche de nous, le défilé vivant et coloré des insectes de toutes sortes qui paradent entre les instruments à vents de l’orchestre d’harmonie réuni autour de la partition « The bugs » (les insectes) du compositeur américain Roger Cichy, pour ne citer que ces absents-là…

Mais, la saison bénie du soleil arrivant à son terme et le danger que le plaisir devienne obsession menaçant, il fallait trouver une conclusion, fût-elle temporaire et symbolique, à cet amusant inventaire entomo-musicologique que chacun pourra poursuivre à sa guise.

Pour la circonstance une œuvre s’est imposée :

Parlez-moi d’amour – 6 – Dormante

William Edward Frost [British Painter] 1810-1877

‘Quatre-vingt douzième lettre…’

Tout amour est épistolaire

Barbara Auzou

Plus qu’une citation, c’est le titre d’une publication en deux volumes d’un recueil de lettres-poèmes écrites/écrits, depuis son jardin normand, par cette poétesse qui a choisi de partager son art de dire l’amour et le bonheur de vivre entre blog et livre.

Qui dira si elle écrit pour respirer ou si elle respire pour écrire ?
Son souffle, en tout cas, pousse nos vents vers d’heureux horizons.

Quatre-vingt douzième lettre pour toi

encore endormie dans son gris l’aube ne m’a pas prise par la main ce matin

dans l’intervalle entre deux pluies où les oiseaux tendent leurs grands becs circonstanciés

je t’écris

le jardin n’avait pas encore eu le temps de faire son miel que le soleil déjà refermait ses mâchoires solennelles sur des averses de colères inexplicables

et me voici dans mon palais au-dessus des eaux

un grand viager dans les yeux

grattant l’idée d’un monde plus confortable et moins superficiel

tu te doutes que la solitude d’un jour de congé m’est bonne à écrire

dans mon élément entre l’idée du temps et le temps qu’il fait mon esprit est à une langue formidablement nue

j’aimerais être de ces élus à qui la parole des eaux vives s’adresse comme une voix première et perdue

il est vrai qu’après des décennies à la maltraiter il ne nous reste pour dire la nature qu’un ersatz de glossaire

un reliquat desséché de mots dont Colette s’effraierait

mes élèves qui sont pourtant de petits ruraux n’ont plus à leur actif qu’un nom d’arbre

deux noms de fleurs et celui de quelques fruits

je ne te parle même pas des oiseaux

sans doute faut-il mériter tout ce beau à nos pieds et tout ce qui exige ici-bas un concours d’harmonie

abaisser notre prétention à dominer la nature et élever notre désir d’en faire physiquement partie pour que la réconciliation ait lieu

en attendant je te garde au chaud de mes jardins de proximité et d’infini

et au creux de mes bras

on attendra le temps qu’il faut mon âme pour que l’insurrection champêtre du bleu vienne nous reprendre au creux des reins

Barbara Auzou

‘Arbres’

Il n’est pas suffisant de ne pas être aveugle pour voir les arbres et les fleurs. Il faut aussi n’avoir aucune philosophie. Quand il y a philosophie, il n’y a pas d’arbres : il y a des idées, sans plus.

Fernando Pessoa

Un arbre est une alliance entre le proche et le lointain parfait.

Erri De Luca

Arbres

Arbres

Je sais des arbres
Striés de leur corps à corps avec les vents
Et certains dont les têtes résonnent
Des contes de la brise

D’autres solitaires et debout
Défiant le sol renégat
Et d’autres qui se ressemblent
Autour d’une maison grise

Je sais des arbres
Qui s’humilient au pied des eaux
Pour l’amour de leur image
Et ceux qui secouent d’arrogantes chevelures
À la face du soleil

Je sais des arbres
Témoins de très anciennes naissances
Et qui redoublent de racines
J’en sais d’autres qui expirent
Pour un frôlement d’aile

Je sais des arbres vains et qui ne sont
Que feuilles
Tous ils ont trop vécu
Sur la terre des hommes.

Aube

Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée, je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps.
L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Arthur Rimbaud 1854-1891

 

« Les Illuminations »

 

L’humide et le sauvage

What would the world be, once bereft
Of wet and of wildness?

Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ?

Inversnaid  (1887)

This darksome burn, horseback brown,
His rollrock highroad roaring down,
In coop and in comb the fleece of his foam
Flutes and low to the lake falls home.

A windpuff-bonnet of fáwn-fróth
Turns and twindles over the broth
Of a pool so pitchblack, féll-frówning,
It rounds and rounds Despair to drowning.

Degged with dew, dappled with dew
Are the groins of the braes that the brook treads through,
Wiry heathpacks, flitches of fern,
And the beadbonny ash that sits over the burn.

What would the world be, once bereft
Of wet and of wildness? Let them be left,
O let them be left, wildness and wet;
Long live the weeds and the wilderness yet.

Gerard-Manley-Hopkins 1844-1889
Gerard Manley Hopkins 1844-1889

Lecture par Tom O’Bedlam :

Inversnaid 

Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.

Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.

Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.

Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !

Traduction de Jean Mambrino

Inversnaid est une petite communauté rurale sur la rive est du Loch Lomond en Écosse, près de l'extrémité nord du lac, dans le paysage reculé et impressionnant des Trossachs. 
Les merveilles d'une nature intacte, points de vue spectaculaires et diversité de la faune sauvage, s'offrent ici au détour de ruines romantiques indices d'histoires oubliées.

Le poète Gérard Manley Hopkins, visitant la région, ne pouvait évidemment pas rester insensible aux mille nuances d'un automne finissant, frissonnant déjà aux froides prémices de l'hiver.
Belle occasion pour lui d'illustrer son goût prononcé pour l'invention de mots composés ainsi que cette métrique particulière ("sprung rythm") qu'il avait souhaité donner à ses poèmes pour rendre leur expression plus proche de la parole naturelle.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.  

Arthur Rimbaud
« Lettre du Voyant », à Paul Demeny, 15 mai 1871

Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.

Victor Hugo
« Les rayons et les ombres »

Un cœur en automne /9 : Keats – « To Autumn »

* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau. (Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats, conformément à son désir, et telle qu’il l’a lui-même composée.)

 "John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. [...]

Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.

Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. [...]

Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.

D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence. [...]

[Sa poésie] est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.

Elle est une alchimie des regrets et des espérances.

Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée."

— Extraits de l'article "John Keats - Les rêveries de l'effacement" publié sur le site "Esprits Nomades." 

Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.

Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.

TO AUTUMN

Ode à l’automne

Traduction : Robert Davreu

I

Saison de brumes et de moelleuse profusion,
Tendre amie du soleil qui porte la maturité,
Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruit
Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ;
A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes
Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au cœur ;
A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes
D’un succulent noyau ; à faire éclore plus
Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles,
Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront,
Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.

II

Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ?
Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve
Assise nonchalante sur une aire de grange.
Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ;
Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné,
Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille
Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ;
Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite
Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ;
Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient
Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.

III

Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ?
N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique,
Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt
Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ;
Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons se lamentent
Parmi les saules de la rivière, et montent
Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ;
Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines ;
Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles
Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos,
Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.

In « John Keats – Seul dans la splendeur » 1990
Éditions Points 2009

John Keats (1795-1821) – portraitiste inconnu

Ode à l’automne

Traduction : Albert Laffay

I

Saison des brumes et de la moelleuse abondance,
La plus tendre compagne du soleil qui fait mûrir,
Toi qui complotes avec lui pour dispenser tes bienfaits
Aux treilles qui courent au bord des toits de chaume,
Pour faire ployer sous les pommes les arbres moussus des enclos,
Et combler tous les fruits de maturité jusqu’au cœur,
Pour gonfler la courge et arrondir la coque des noisettes
D’une savoureuse amande ; pour prodiguer
Et prodiguer encore les promesses de fleurs tardives aux abeilles,
Au point qu’elles croient les tièdes journées éternelles,
Car l’Été a gorgé leurs alvéoles sirupeux.

II

Qui ne t’a vue maintes fois parmi tes trésors ?
Parfois celui qui va te chercher te découvre
Nonchalamment assise sur l’aire d’une grange,
Les cheveux soulevés en caresse par le souffle du vannage,
Ou profondément endormie sur un sillon à demi moissonné,
Assoupie aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille
Épargne l’andin suivant et toutes les fleurs entrelacées ;
Quelquefois, telle une glaneuse, tu portes droite
Ta tête chargée de gerbes en passant un ruisseau,
Ou encore, près d’un pressoir à cidre, tes yeux patients
Regardent suinter les dernières gouttes pendant des heures et des heures.

III

Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ?
N’y pense plus, tu as aussi tes harmonies :
Pendant que de longues nuées fleurissent le jour qui mollement se meurt,
Et nuancent d’une teinte vermeille les chaumes de la plaine,
Alors, en un chœur plaintif, les frêles éphémères se lamentent
Parmi les saules de la rivière, soulevés
Ou retombant, selon que le vent léger s’anime ou meurt ;
Et les agneaux déjà grands bêlent à pleine voix là-bas sur les collines ;
Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en notes hautes et douces
Le rouge-gorge siffle dans un jardin
Et que les hirondelles qui s’assemblent trissent dans les cieux.

John Keats – « Les Odes »

Fascination du couchant

[…]
– Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
L’irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Charles Baudelaire – « Les Épaves » – « Le coucher du soleil romantique »

Écrasée par l’inexorable marche de la nuit, la lumière abdique.
Les dernières ombres, craintives, allongent déjà leurs pas de fuite vers l’infini… Orgueilleux rebelles, quelques brandons à l’horizon s’acharnent encore, pour tenter de ralentir la lente procession des ténèbres, à projeter contre elle leurs rousseurs moribondes avant de se recroqueviller, vaincus et résignés, sous l’écrasant linceul de cendres que le ciel implacable déploie.

Hypnotique émerveillement du couchant ! Mystique du crépuscule !

Le temps s’évanouit dans le temps.

Tout s’accomplit dans la transfiguration de cette extrême et prodigieuse seconde d’adieu où, confondus en une androgynie parfaite, la fin et le commencement mutuellement s’engendrent.

À cet instant, tout en moi pourrait crier : « je crois ! ».

Émile Nolde

Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
L’ardente écume des nuées.

Victor Hugo – « Soleils couchants » in « Les Feuilles d’Automne »

Les heures de la beauté – La beauté des heures

On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté.

Marcel Proust (in « La prisonnière »)

Où, plus sûrement que dans la générosité de la nature, au milieu des merveilles que, sans cesse, ses lumières façonnent et embellissent,

Où, plus sensuellement que sous la tendre caresse de deux cœurs aimants,

Où, plus savoureusement que dans le vers inspiré du poète et dans la voix langoureuse qui en soupire la mélodie,

Saurions-nous mieux rencontrer ce bonheur que nous promet la beauté ?

Ralph Vaughan Williams (1872-1958)
Ralph Vaughan Williams (1872-1958)

Parmi les mille chemins qui nous y conduiraient, passant évidemment par le Lied allemand et la Mélodie française, prenons donc aujourd’hui un bien agréable raccourci à travers l’œuvre plurielle — opéras, symphonies, concertos, musique de chambre et pour clavier, musiques vocales et chorales, musiques de films — d’un immense compositeur britannique, Ralph Vaughan Williams.

Franchement établi entre le XIXème et le XXème siècles, Vaughan Williams a mis en musique les poèmes, entre autres, de Tennyson, Walt Whitman, William Barnes, et même un poème de Verlaine traduit en anglais. Amoureux du genre, il a composé des mélodies sur les poèmes du recueil « Songs of Travel » de Stevenson (l’auteur de la célébrissime « Île au trésor » et de la non moins célèbre nouvelle « L’étrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde »), ainsi que sur quelques uns des 103 sonnets du chef d’œuvre poétique, « The House of Life » de Dante Gabriel Rossetti, plus connu comme peintre préraphaélite, par la rousseur flamboyante des femmes magnifiques de ses magnifiques portraits.

Mais que la Beauté nous apparaisse enfin ! Un bonheur n’attend pas ! Un plaisir non plus ! (Le raccourci n’était donc pas si court…)

Qu’elle s’éveille ! Qu’elle nimbe le silence de midi !

Let Beauty awake

Let Beauty awake in the morn from beautiful dreams,
Beauty awake from rest !
Let Beauty awake
For Beauty’s sake
In the hour when the birds awake in the brake
And the stars are bright in the west !
Let Beauty awake in the eve from the slumber of day,
Awake in the crimson eve !
In the day’s dusk end
When the shades ascend,
Let her wake to the kiss of a tender friend,
To render again and receive !

Robert Louis Stevenson
Robert Louis Stevenson (1850-1894)

 (Poème extrait de « Songs of Travel »)

Que s’éveille au matin la beauté

Que s’éveille au matin la beauté de beaux rêves,
Que s’éveille la beauté du repos !
Que s’éveille la beauté
Pour l’amour de la beauté
À l’heure où les oiseaux s’éveillent dans le taillis
Et les étoiles brillent à l’Ouest !
Que s’éveille au soir la beauté du sommeil du jour,
Qu’elle s’éveille dans le soir pourpre !
Quand le jour se fait sombre
Et que montent les ombres,
Qu’elle s’éveille au baiser d’un tendre ami,
Pour encore rendre et recevoir !

Ω

Silent Noon

Your hands lie open in the grass,—
The finger-points look through like rosy blooms:
Your eyes smile peace. The pasture gleams and glooms
’Neath billowing skies that scatter and amass.
All round our nest, far as the eye can pass,
Are golden kingcup-fields with silver edge
Where the cow-parsley skirts the hawthorn-hedge.
’Tis visible silence, still as the hour-glass.
 .
Deep in the sun-searched growths the dragon-fly
Hangs like a blue thread loosened from the sky:—
So this wing’d hour is dropt to us from above.
Oh! Clasp we to our hearts, for deathless dower,
This close-companioned inarticulate hour
When twofold silence was the song of love.
.

Dante Gabriel Rossetti – photo de 1863 par Lewis Caroll

(Poème extrait de « House of Life »)

Silence de midi

Tes mains sont ouvertes dans les longues herbes fraîches,
Les bouts des doigts pointent telles des roses en fleur :
Tes yeux souriants respirent la paix. Le pré luit puis s’assombrit
Sous un ciel de nuées qui se dispersent et se rassemblent.
Tout autour de notre nid, aussi loin que l’œil puisse voir,
S’étendent des champs dorés de boutons d’or, bordés d’argent
Là où le cerfeuil sauvage longe la haie d’aubépine.
C’est un silence visible, aussi immobile que l’est devenu le sablier.
.
Dans la profondeur de la verdure fouillée par le soleil, la libellule
Est suspendue tel un fil bleu qu’on aurait défait du ciel :
Ainsi cette heure ailée nous est envoyée d’en haut.
Oh ! Serrons-la sur nos cœurs, comme don immortel,
Cette heure d’une communion intense et inexprimable
Où un silence partagé à deux fut le chant de l’amour.
 .
Traduction : Charles Johnston