Beauté simple des convergences

Il n’est pas particulièrement nécessaire d’avoir joué au jeu vidéo post-apocalyptique « The Last of Us » (2013), sur la playstation du petit-fils de son voisin, ou d’avoir passé des nuits à regarder la série du même nom sur une chaine de vidéos en ligne, pour apprécier, ô combien, le thème musical principal de l’œuvre.

Surtout si son interprétation est l’occasion d’une fusion d’instruments et de talents, dialogue entre la guitare classique de l’immense virtuose paraguayenne Berta Rojas et le ronroco (instrument à cordes traditionnel des Andes) du compositeur argentin de ladite musique, Gustavo Santaolalla*.

La musique, lieu magique où convergent les rêves partagés.

Le sommeil de la raison…

Francisco de Goya – « Los Caprichos » / 43
Francisco Goya 1746-1828

Rompant avec les conventions artistiques de l’époque, les quatre-vingts estampes des ‘Caprices‘ (Los Caprichos) que Goya publie en 1799, veulent autant poser une critique acerbe des vices, superstitions et autres travers de la société espagnole du temps, que vilipender les abus de la « monarchie éclairée » qui gouverne alors L’Espagne.

Le peintre accompagne parfois certaines de ces gravures acerbes d’un commentaire ou d’une réflexion. Ainsi, le cauchemardesque Caprice 43, objet de ce billet, qui montre un homme (Goya lui-même ?) endormi sur son bureau, environné de toutes sortes de créatures terrifiantes, porte-t-il cette légende de la main de l’artiste :

« El sueño de la razón produce monstruos »

Belle opportunité offerte au spectateur d’aiguiser sa réflexion philosophique : la raison doit demeurer en éveil afin de nous garder des méfaits de nos instincts et de nos pulsions, mais trop de raison ne conduit-il pas à museler l’imagination et l’intuition si propice à l’acte de création ?

* * *

Mario Castelnuovo-Tedesco 1891-1968

A la fin de sa vie, le très prolifique compositeur italien, Mario Castelnuovo-Tedesco, écrit pour la guitare, ’24 Caprices’ librement inspirés de gravures de Goya choisies parmi les 80 planches du Maître espagnol. Pas vraiment une description musicale de chaque estampe sélectionnée, mais une recréation plus ou moins fantasmée de l’idée suggérée par l’image.

Un des points culminants de l’écriture pour guitare du compositeur.

Le jeune et talentueux virtuose
Ty Zhang
joue le Caprice N°18 (inspiré du « Capricchio » N°43 de Goya) 

A chaque variation sa guitare…

‘Le sommeil de la raison engendre des monstres’ 

‘Valses poeticos’

Enrique Granados 1867-1916

Miniatures musicales enchantées entre ombre et lumière, les « Valses poeticos » (1895) de Granados sont autant de pages d’un journal intime élégamment écrites au piano.

Confidences, humeurs et sentiments exprimés avec délicatesse et un brin de virtuosité contenue, qui ne laisse rien ignorer de l’influence des grands musiciens romantiques tels que Chopin, Schumann ou Grieg.

Universelle beauté d’une musique où la danse devient prétexte à une expression profondément personnelle et poétique. Élégance du salon, profondeur de l’émotion, dans un voile de délicatesse espagnole.

Bien que compositeur majeur dans le renouveau de la musique espagnole du XIXème siècle, Granados, trop attaché à son piano, n’aura jamais écrit pour l’instrument emblématique de son pays, la guitare.

Les siècles suivants n’auront en revanche pas été avares de guitaristes arrangeurs et transcripteurs pour leur instrument de l’œuvre du Maître. Avec bonheur souvent, ainsi qu’en témoigne cette très séduisante version pour trois guitares :

Volupté ! Sensualité ! Extase !

La sensualité, c’est la mobilisation maximale des sens : on observe l’autre intensément et on écoute ses moindres bruits.

Qu’est la volupté elle même, sinon un moment d’attention passionnée du corps ?

Regino Sáinz de la Maza 1896-1981

Caresser la mosaïque

« Jâné Màryàm »

Ecole Shah Abbas 1568-1629 : Partage du thé et des fruits

Pour retrouver au hasard d’un accord de guitare le coeur énamouré d’Hafez ou l’âme inspirée de Rûmi…

Pour imaginer une autre Perse d’un autre temps, quand la poésie, le chant et tous les arts, façonnant par leur richesse et leur diversité l’identité culturelle de l’Iran, représentaient la puissance et la grandeur de son empire…

Pour l’histoire de Maryam (« Jâné Màryàm » se traduit par ‘la vie de Maryam’) et la tendre chanson d’amour aux accents bibliques du répertoire traditionnel iranien qui la raconte…

Pour la très belle transcription pour la guitare qu’en a réalisée la grande artiste iranienne Lily Afshar, emportée par la maladie en 2023…

Pour l’interprétation sensuelle qu’en a donnée Zoe Barnett récemment dans la Salle des Mosaïques du Museo agli Eremitani de Padoue…

Et pour caresser avec suavité, en pensée, pieds nus sur les froids carreaux des mosaïques antiques, les délices de nos siècles enfuis…

Ma fleur rouge et blanche, quand viens-tu ?
Mon petit pétale, quand viens-tu ?
Tu as dit que tu viendrais quand les fleurs fleuriraient
Toutes les fleurs du monde s’épanouissent, quand viens-tu ?
Ma Maryam, ouvre les yeux, dis mon nom
C’est l’aube et le soleil s’est levé
Il est temps d’aller aux champs ô douce Maryam
Ma Maryam, ouvre les yeux, dis mon nom
Sortons de la maison, prenons la route
Épaule contre épaule, comme au bon vieux temps ô belle Maryam
C’est encore le matin et je suis éveillé
J’aimerais pouvoir dormir et te voir dans mes rêves
Des bourgeons de tristesse ont poussé dans mon cœur
Comment le cœur peut-il faire face à cette douleur ?
Oh douce Maryam maintenant c’est l’heure de la récolte,
Viens, ne me quitte pas, tu es mienne
Allons au travail, récoltons le blé
Maintenant il est temps de récolter, viens, ne me quitte pas, tu es mienne
Allons travailler, viens, viens belle Maryam, douce Maryam

‘Capriccio Diabolico’

Niccolò Paganini 1782-1840

Ceux-là disaient avoir vu certains soirs son ombre maigre et désarticulée, en cornes et en sabots, glisser le long des murs de l’opéra. D’autres affirmaient qu’après avoir trucidé des femmes séduites il emprisonnait leurs âmes geignantes dans son violon. Qui était-ce sinon le diable… ou peut-être son plus fidèle messager, le « Violoniste du Diable », l’énigmatique virtuose Niccolò Paganini ?

Seul, évidemment, un pacte conclu avec le maître des enfers pouvait conférer à ce petit homme fragile cette exceptionnelle virtuosité digitale et cette mémoire capable de lui rendre instantanément disponibles les partitions les plus complexes, dont certaines, naturellement, ne devaient leur existence qu’à son génie diabolique.

Paganini à la guitare

Mais pour le diable, point de limite, point d’exclusive ! Son messager musicien, mandoliniste doué dès son jeune âge, maitrisait tout autant la guitare que le violon. Et si le violon exposait l’artiste à la lumière, la guitare demeurait son amour caché, réservé à ses loisirs et à ses amis.

C’est en hommage au génie du Paganini guitariste, sans pour autant oublier le compositeur des monumentaux « 24 Caprices pour violon » que Mario Castelnuovo Tedesco composa en 1935 le ‘Capriccio Diabolico’, opus 85, pour guitare seule.
Andrés Segovia, l’immense guitariste que l’on sait, qui lui avait suggéré l’idée de cette composition, en était le dédicataire.

🎼

Après une introduction plutôt pompeuse, arpèges et octaves dans un style ‘paganinien‘, exposant les thèmes à venir, l’oeuvre les développe en alternant passages de virtuosité et moments plus lyriques, ‘cantabile‘. Rien ne manque à l’évocation du Maître du XIXème, ni la force, ni l’expressivité… ni la technique.
Les références sonores aux compositions du célèbre violoniste apparaissent en chemin, ainsi la citation de la « Grande sonate pour guitare et violon »  ou celle de la très emblématique « Campanella » qui conclut la pièce.

Le diable danse sur les cordes du guitariste virtuose polonais

Marcin Dylla

« Capriccio Diabolico » op. 85 de Mario Castelnuovo Tedesco

Fulgurances – XXVIII – Frémir

Horacio Banegas 
auteur, compositeur, interprète argentin

 

‘Soy de la tierra’

par

Gabriela Cuicchi

Guitare : Walter Amadeo

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Soy un latido en la tierra, 
tal vez un pájaro, un alma.

tal vez un pájaro, un alma
 
Soy fantasia constante,
la voz, el eco y la tarde,
la voz, el eco y la tarde.
 
A donde grillos y estrellas
se vuelven una ilusión.
 
Soy un ayer y un mañana,
sólo un perfume en el aire,
pañuelo alegre en la zamba
terron agreste es mi carne
Y un triste arrullo de urpila
agita mi corazón.
 
Y en las alas de una nube
mi corazón alza vuelo
Y en la flor de una esperanza
baila un malambo de fuego,
baila un malambo de fuego.
 
Cuando en mis párpados arden
las rubias trenzas del Sol,
 
hachando el monte del tiempo
desgajo rima y poesía
tiernas plegarias que anidan
en alas algún silencio,
en alas algún silencio.
 
Tierra desde el sentimiento
por donde va mi ilusión.
Y en las alas de una nube
mi corazón alza vuelo
Y en la flor de una esperanza
baila un malambo de fuego,
baila un malambo de fuego.
 
Cuando en mis párpados arden
las rubias trenzas del Sol.
 
Soy un latido en la tierra,
tal vez un pájaro, un alma
tal vez un pájaro, un alma.
Je suis une pulsation dans la terre
peut-être un oiseau, une âme
peut-être un oiseau, une âme.
 
Je suis un mythe persistant,
la voix, l’écho et le soir,
la voix, l’écho et le soir.
 
Où les grillons et les étoiles
deviennent une illusion.
 
Je suis un hier et un demain,
juste un parfum dans l’air,
un mouchoir joyeux dans la zamba*
une motte sauvage, c’est ma chair
Et une triste berceuse d’oisillon
fait vibrer mon cœur.
 
Et sur les ailes d’un nuage
mon cœur s’envole
Et dans la fleur d’un espoir
danse un malambo*de feu,
danse un malambo de feu.
 
Quand sur mes paupières brûlent
les tresses blondes du soleil,

en taillant dans la montagne du temps
je déchire la rime et la poésie
de tendres prières qui se nichent
sur les ailes du silence,
sur les ailes du silence.
 
Terre de mon désir
terre de mes illusions.
Et sur les ailes d’un nuage
Mon cœur s’envole
Et dans la fleur d’une espérance
danse un malambo de feu,
danse un malambo de feu.
 
Quand sur mes paupières brûlent
les tresses blondes du soleil.
 
Je suis une pulsation dans la terre
peut-être un oiseau, une âme
peut-être un oiseau, une âme.

*danses folkloriques argentines

Fulgurances – XXII – Bate-Coxa*

Marco Pereira

 

 

Compositeur et guitariste
né à Sao Paulo en 1956

 

 

 

 

Yamandu Costa  &  Elodie Bouny

‘Bate-Coxa’

*Bate coxa : lutte dansée brésilienne plus ou moins dérivée de la Capoeira, consistant à déstabiliser l’adversaire par des coups de pieds portés aux mollets et aux cuisses. 

Fulgurances – XVIII – ‘Graúna’

João Pernambuco 1883-1947

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Stephanie Jones interprète 
‘Graúna’

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Fulgurances – VIII – ‘Cavalcade’

Vera Danilina (guitare)
‘Cavalcade’
Mathias Duplessy (compositeur)

Le vol du Kikuidataki

Kikuidataki est le nom du plus petit oiseau du Japon et du plus petit colibri du monde. L’écriture indigène est « King Birds ». Kikuidataki se caractérise par sa crête jaune. Je me suis efforcé de capturer et d’imiter ses mouvements à travers des effets sonores et coloristiques. Pour représenter l’impression japonaise, la mélodie principale a été inspirée et basée sur la mélodie japonaise « Itsuki no komuriuta » (Berceuse d’Itsuki).

Marek Pasieczny (guitariste, compositeur polonais né en 1980)

Il n’y a pas si longtemps, sous les doigts de la belle guitariste Stephanie Jones, glissait sur ces pages le chant mélancolique du cacatoès noir.
Écoutons aujourd’hui depuis un autre bout du monde le vol virtuose du Kikuidataki, et demandons-nous, pour le seul plaisir de la question, qui, de l’oiseau, ici posé sur sa branche au Pays du Soleil Levant, ou du musicien, guitare au vent, est le plus habile…

Mateusz Kowalski interprète
Le Vol du Kikuidataki
(composition de Marek Pasienczny)

La mélancolie du cacatoès

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ces idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère de la bête que du plus au moins.

Jean-Jacques Rousseau – Discours sur l’origine de l’inégalité, 1754

Clabaudeur assommant, capable même d’imiter ses congénères, le cacatoès noir de la pointe nord du Queensland australien est pourtant le seul animal à jouer d’un instrument de musique : percussionniste avisé, il frappe en rythmes choisis les troncs d’arbre avec des bouts de branches de différentes longueurs – variant ainsi les sonorités – pour créer la « mélodie » qui séduira sa belle.

Mais, pour peu qu’il manque de virtuosité, il restera solitaire… et mélancolique.
Une fée, n’en doutons pas, fera chanter sa guitare pour le consoler.

Compositeur : Richard Charlton
Guitare : Stephanie Jones

L’art, la manière et… la grâce

Fallait-il, comme le prétendait jadis mon père, que Dieu fût de bonne humeur lorsqu’il créa l’Italie.

Tenez, par exemple : Sur la route de Gallipoli une Tarentule ou pire, une Veuve noire, vous a mordu. Le poison rend vos chances de survie bien ténues… Mais rien n’est vraiment perdu : Engagez-vous jusqu’à la transe dans une danse rituelle effrénée, la « tarentelle »,  et peut-être réussirez-vous, en exorcisant ainsi la mélancolie qui vous envahit, à convaincre, par la séduction, le mortel insecte de vous épargner.

Ah ! Vous ne savez pas danser… Eh bien, prenez une guitare canadienne, choisissez un compositeur autrichien et, en virtuose russe jouez la « pizzica » qu’il a écrite…

Si vous parvenez à imiter le modèle, l’araignée me l’a juré, vous n’aurez vraiment plus rien à craindre !

Vera Danilina interprète  – quel mot serait plus juste ? -,
« Tarentella »
de Johan Kasper Mertz
(guitariste et compositeur autrichien – 1806-1856)

‘Cette lenteur…’

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Arthur Rimbaud – Le pont Mirabeau

C’est à pas lents et mesurés qu’il nous faut traverser les saisons de nos souvenirs pour ne surtout pas les déranger.
– Au rythme tendrement nostalgique du poème de Barbara Auzou :

Cette lenteur qu’on ne voit pas passer

parfois le souvenir s’étonne

d’avoir fait son temps

demain est arrivé avec cette lenteur

qu’on n’a pas vu passer

nous avons habité

cette géographie particulière

nous sentant blessés souvent en plein cœur

de ces envols dont nous n’étions pas

demeure dans la cour intérieure

la régulière scansion

de tout ce qui s’est blotti

demeure ce champ de luttes et de caresses

derrière les volets

le sel de la durée sur les pierres parentes

et l’amour n’était pas ce que nous en savions

vois comme il s’émerveille toujours

de la somme de nos résistances

vois comme il reste curieux de tous les voyages

épouse ensemble le vaste et le profond

l’artère qui remonte jusqu’à notre maison

laisse doucement se recomposer le rond

tremblant d’une totalité

s’y pose un jour un oiseau venu nous assurer

du parallèle de nos saisons

Barbara Auzou

 

 

 

Cloches de l’aube

Pourquoi le son des cloches semble-t-il plus alerte au jour levant et plus lourd à la nuit tombante ? J’aime cette heure froide et légère du matin, lorsque l’homme dort encore et que s’éveille la terre. L’air est plein de frissons mystérieux que ne connaissent point les attardés du lit. On aspire, on boit la vie qui renaît, la vie matérielle du monde, la vie qui parcourt les astres et dont le secret est notre immense tourment.

Guy de Maupassant – Sur l’eau

Drew Henderson joue

« Campanas del alba »

de Eduardo Sainz de la Maza (1903-1982)

Qu’il serait doux le son des cloches s’il n’y avait parmi les hommes tant de mal !

Bertolt Brecht – La résistible ascension d’Arturo Ui