Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse.
Georges Bataille (entretien télévisé en 1958)
Ennuyeuse certes la littérature – entendue dans son sens élargi englobant aussi le théâtre, le cinéma ou l’opéra – quand le mal n’y prend pas sa place. Parce que le mal nous paraissant plus profond que le bien, notre intérêt pour une œuvre qui s’en éloignerait n’y trouverait sans doute pas son compte.
Mais ennuyeuse également une telle œuvre qui s’affranchissant de la dimension néfaste représentée par l’antihéros, priverait les Narcisses que nous sommes de son effet miroir. – Pour nous retenir une œuvre ne doit-elle pas nous parler de nous ? Le héros du mal reflète nos contradictions, nos pulsions refoulées, nos dilemmes moraux. De simple antagoniste il devient personnage à part entière, souvent plus humain que le « bon », sa victime naturelle.
C’est peut-être sur les scènes d’opéra que le mal, porté par la majesté de l’orchestre et magnifié par la grandeur des voix qui le servent, atteint à l’apogée de sa beauté. Là, la perfidie cruelle d’un Iago nous devient presque sympathique et la trahison assassine d’un Hagen pourrait bien nous rallier à son injuste cause.
IAGO
Sous le masque trompeur de l’honnêteté et du dévouement Iago ne cherche qu’à se venger d’Othello en semant doute et jalousie qui conduiront au crime. Si à l’acte premier Shakespeare lui fait avouer ses intentions pernicieuses – « Je le sers pour servir ma cause à ses dépens » – , Verdi dans son opéra éponyme le fera chanter cette horrible confidence : Credo in un Dio crudel / che m’ha creato simile a sè, / e che nell’ira io nomo. (Je crois en un Dieu cruel / qui m’a créé à son image / et que dans la haine je nomme.)
Dmitri Hvorostovsky (basse)
« Otello » (opéra de Giuseppe Verdi)
« Credo in un Dio crudel »
| Vanne! la tua meta già vedo. Ti spinge il tuo dimone e il tuo dimon son io, e me trascina il mio, nel quale io credo inesorato Iddio: Credo in un Dio crudel che m’ha creato simile a sè, e che nell’ira io nomo. Dalla viltà d’un germe o d’un atòmo vile son nato. Son scellerato perchè son uomo, e sento il fango originario in me. Sì! quest’è la mia fè! Credo con fermo cuor, siccome crede la vedovella al tempio, che il mal ch’io penso che da me procede per mio destino adempio. Credo che il giusto è un istrion beffardo e nel viso e nel cuor; che tutto è in lui bugiardo, lagrima, bacio, sguardo, sacrificio ed onor. E credo l’uom gioco d’iniqua sorte dal germe della culla al verme dell’avel. Vien dopo tanta irrision la Morte. E poi?… e poi? La Morte è il Nulla, è vecchia fola il Ciel. | Vas-y. Je vois déjà ta perte. Ton démon te pousse et je suis ton démon, et le mien m’entraîne, en lequel je crois, Dieu inexorable. Je crois en un Dieu cruel qui m’a créé à son image et que dans la haine je nomme. D’un germe vil ou d’un atome, vil je suis né. Je suis scélérat parce que je suis homme, et je sens en moi la fange originelle. Oui ! Telle est ma foi ; je crois d’un cœur ferme, autant que la petite veuve au temple, que le mal que je pense et qui de moi procède, il est mon destin que je l’accomplisse. Je crois que le juste est un pasquin ; je crois que sur le visage et dans le cœur, tout en lui est masque, larmes, baisers, œillades, sacrifice et honneur. Et je crois l’homme jouet du sort inique, du germe du berceau au ver du tombeau. Après une telle dérision vient la mort. Et ensuite ?…ensuite ?… La mort est le néant, et le ciel une vieille fable. |
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HAGEN
Hagen, fils d’Alberich, ce Nibelung qui a volé l’Anneau, a hérité de cette obsession du pouvoir et d’un profond ressentiment envers les dieux. Contrairement à Iago, il est programmé pour trahir. Dans la mythologie wagnérienne il incarne la fatalité du mal. Sa trahison est monumentale : il manipule les Gibichungs, trompe Brünnhilde, et assassine Siegfried. Il est l’instrument de la chute des héros et des dieux.
Le voici, au deuxième acte du « Götterdämmerung » (‘Le Crépuscule des Dieux’) dernier drame de la Tétralogie de Richatd Wagner, assis seul sur les marches du palais royal prétendant, pour rester à l’écart, monter la garde. En réalité, mu par son inextinguible soif de pouvoir il élabore en secret un plan perfide pour berner Siegfried, et voler, comme son père jadis, l’anneau magique des Niebelungen.
Un chant sombre et puissant, comme venu des entrailles maléfiques de la terre, accompagné par une musique grave, menaçante. Impressionnant !
Ain Anger (basse)
« Hier sitz’ ich zur Wacht » (Je reste à mon poste de guet)
Extrait du Götterdämmerung de Richard Wagner
Hier sitz’ ich zur Wacht, wahre den Hof,
wehre die Halle dem Feind.
Gibichs Sohne wehet der Wind,
auf Werben fährt er dahin.
lhm führt das Steuer ein starker Held,
Gefahr ihm will er bestehn:
Die eigne Braut ihm bringt er zum Rhein;
mir aber bringt er – den Ring!
Ihr freien Söhne, frohe Gesellen,
segelt nur lustig dahin!
Dünkt er euch niedrig, ihr dient ihm doch,
des Niblungen Sohn.
…
Je reste à mon guet, garde du fief,
pour écarter l’ennemi.
Fils de Gibich, bon est le vent
qui mène à l’épouse, l’époux !
Il tient la barre, le fort héros
pour toi s’offrant au péril.
Sa propre femme il va te livrer.
Moi, j’attends de lui l’anneau !
Allez, fils libres, têtes légères,
faites donc voile gaîment !
Qu’on me méprise; on va servir
du Niblung le fils !




























