Voix du mal : Iago et Hagen

Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse.

Ennuyeuse certes la littérature – entendue dans son sens élargi englobant aussi le théâtre, le cinéma ou l’opéra – quand le mal n’y prend pas sa place. Parce que le mal nous paraissant plus profond que le bien, notre intérêt pour une œuvre qui s’en éloignerait n’y trouverait sans doute pas son compte.
Mais ennuyeuse également une telle œuvre qui s’affranchissant de la dimension néfaste représentée par l’antihéros, priverait les Narcisses que nous sommes de son effet miroir. – Pour nous retenir une œuvre ne doit-elle pas nous parler de nous ? Le héros du mal reflète nos contradictions, nos pulsions refoulées, nos dilemmes moraux. De simple antagoniste il devient personnage à part entière, souvent plus humain que le « bon », sa victime naturelle.

C’est peut-être sur les scènes d’opéra que le mal, porté par la majesté de l’orchestre et magnifié par la grandeur des voix qui le servent, atteint à l’apogée de sa beauté. Là, la perfidie cruelle d’un Iago nous devient presque sympathique et la trahison assassine d’un Hagen pourrait bien nous rallier à son injuste cause.

Dmitri Hvorostovsky (basse)
« Otello » (opéra de Giuseppe Verdi)
« Credo in un Dio crudel »

Hagen, fils d’Alberich, ce Nibelung qui a volé l’Anneau, a hérité de cette obsession du pouvoir et d’un profond ressentiment envers les dieux. Contrairement à Iago, il est programmé pour trahir. Dans la mythologie wagnérienne il incarne la fatalité du mal. Sa trahison est monumentale : il manipule les Gibichungs, trompe Brünnhilde, et assassine Siegfried. Il est l’instrument de la chute des héros et des dieux.

Le voici, au deuxième acte du « Götterdämmerung » (‘Le Crépuscule des Dieux’) dernier drame de la Tétralogie de Richatd Wagner, assis seul sur les marches du palais royal prétendant, pour rester à l’écart, monter la garde. En réalité, mu par son inextinguible soif de pouvoir il élabore en secret un plan perfide pour berner Siegfried, et voler, comme son père jadis, l’anneau magique des Niebelungen.
Un chant sombre et puissant, comme venu des entrailles maléfiques de la terre, accompagné par une musique grave, menaçante. Impressionnant !

Ain Anger (basse)
« Hier sitz’ ich zur Wacht » (Je reste à mon poste de guet)

Extrait du Götterdämmerung de Richard Wagner

L’herbe écoute (1) – Le Grillon / I

Grillon champêtre (Gryllus campestris)

Chaque pulsation du cœur bat en harmonie avec le chant du grillon. Allez à contretemps si vous le pouvez.

S’il en est un qui ne nous reprochera pas de réchauffer la Terre, c’est bien lui, le ténor des herbes de nos champs roussis par le soleil d’été, le grillon. Mais n’imaginons pas que ses stridulations, choisies dans un répertoire mélodique aussi varié soit-il, nous sont adressées comme un chant de louanges, leur motivation est partagée entre sexe et pouvoir. Nature oblige.

Josquin des Prés             1450/55 – 1521

C’est la fidélité, la constance, disons plutôt la sédentarité, de ce troubadour champêtre, que célèbre, à la fin du XVème siècle, le grand musicien de la Renaissance, Josquin des Prés, quand il compose « El Grillo ». Une stridulente « frottola »* pour quatre voix.
Comme tous les succès musicaux  cette composition a connu au fil du temps un foisonnement de transcriptions et d’adaptations. Celle-ci, pour flûtes, cordes, tambourins et voix, au rythme vif et entraînant, s’offre comme une invite à partager quelques pas d’une danse joyeuse après les durs labeurs d’une journée à la ferme.

* musique rustique et populaire, ancêtre du madrigal.

Josquin des Prés (vers 1450/1455 – 1521)

« El Grillo »

Ensemble Voices of Music

Qui sait si, l’hiver venu, longues antennes déployées, au plus près de nos fours et de nos cheminées, notre orthoptère-ménestrel devenu témoin discret de la vie du foyer – n’est-ce pas cher Monsieur Dickens ? –, n’est pas là pour nous protéger ?

Sait-il au fond de sa mémoire, comme le chante Jean Ferrat, que c’est du cœur de la nuit noire qu’on peut voir l’aube se lever ?

Trois Grâces… d’aujourd’hui

Giovanni Andrea SiraniTre sorelle -1663 (Trois grâces – Peinture – Musique – Poésie)

Les Anciens ne s’accordent ni sur le nom, ni sur le nombre, ni sur la fonction des Charites, mais dans la tradition la plus communément suivie, ce sont trois sœurs nommées Aglaé, Euphrosyne et Thalie. À l’origine divinités chthoniennes, elles répandent la fécondité et la grâce sur les êtres et les choses, étant par là-même dispensatrices de joie. On saisit alors le rapport étroit qui existe entre leur nom et la famille de charis : les Charites sont tout ce qui embellit et favorise la vie.

Étienne Wolff (2006)
Sur une interprétation de la figure des Grâces.
Littératures classiques N° 60(2)

L’harmonie des Trois Grâces – Hans Baldung (1542)

Fulgurances – XXVIII – Frémir

Horacio Banegas 
auteur, compositeur, interprète argentin

 

‘Soy de la tierra’

par

Gabriela Cuicchi

Guitare : Walter Amadeo

.

 

..

Soy un latido en la tierra, 
tal vez un pájaro, un alma.

tal vez un pájaro, un alma
 
Soy fantasia constante,
la voz, el eco y la tarde,
la voz, el eco y la tarde.
 
A donde grillos y estrellas
se vuelven una ilusión.
 
Soy un ayer y un mañana,
sólo un perfume en el aire,
pañuelo alegre en la zamba
terron agreste es mi carne
Y un triste arrullo de urpila
agita mi corazón.
 
Y en las alas de una nube
mi corazón alza vuelo
Y en la flor de una esperanza
baila un malambo de fuego,
baila un malambo de fuego.
 
Cuando en mis párpados arden
las rubias trenzas del Sol,
 
hachando el monte del tiempo
desgajo rima y poesía
tiernas plegarias que anidan
en alas algún silencio,
en alas algún silencio.
 
Tierra desde el sentimiento
por donde va mi ilusión.
Y en las alas de una nube
mi corazón alza vuelo
Y en la flor de una esperanza
baila un malambo de fuego,
baila un malambo de fuego.
 
Cuando en mis párpados arden
las rubias trenzas del Sol.
 
Soy un latido en la tierra,
tal vez un pájaro, un alma
tal vez un pájaro, un alma.
Je suis une pulsation dans la terre
peut-être un oiseau, une âme
peut-être un oiseau, une âme.
 
Je suis un mythe persistant,
la voix, l’écho et le soir,
la voix, l’écho et le soir.
 
Où les grillons et les étoiles
deviennent une illusion.
 
Je suis un hier et un demain,
juste un parfum dans l’air,
un mouchoir joyeux dans la zamba*
une motte sauvage, c’est ma chair
Et une triste berceuse d’oisillon
fait vibrer mon cœur.
 
Et sur les ailes d’un nuage
mon cœur s’envole
Et dans la fleur d’un espoir
danse un malambo*de feu,
danse un malambo de feu.
 
Quand sur mes paupières brûlent
les tresses blondes du soleil,

en taillant dans la montagne du temps
je déchire la rime et la poésie
de tendres prières qui se nichent
sur les ailes du silence,
sur les ailes du silence.
 
Terre de mon désir
terre de mes illusions.
Et sur les ailes d’un nuage
Mon cœur s’envole
Et dans la fleur d’une espérance
danse un malambo de feu,
danse un malambo de feu.
 
Quand sur mes paupières brûlent
les tresses blondes du soleil.
 
Je suis une pulsation dans la terre
peut-être un oiseau, une âme
peut-être un oiseau, une âme.

*danses folkloriques argentines

Cordes chantez ! Hurlez cordes !

Car la musique est là, sur terre, elle existe à nos côtés, comme une amie, et la plénitude de son évidence donne le courage de vivre, d’écrire, de continuer.

V. Jankélévitch, B. Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé – Gallimard, 1978

Quintessence de la composition musicale, la musique de chambre, et particulièrement son fleuron, le quatuor à cordes, demeure un domaine privilégié de l’expression de l’intime.

Bien qu’écrits dans des circonstances historiques et culturelles très différentes, le Quatuor n°8 de Chostakovitch et le « Quatuor américain » de Dvoràk, à priori si lointains l’un de l’autre, trouvent un important point de similitude dans leur capacité à exprimer les émotions profondes de leurs compositeurs respectifs confrontés aux préoccupations de leurs époques.

Dover quartet

Quand l’un, empreint de noirceur et de gravité, hurle la douleur de son temps, mu par une volonté autobiographique certaine, voire testamentaire, l’autre, inspiré par les grands espaces américains, chante, avec tout le lyrisme slave qui l’habite, l’optimisme lumineux de son pays d’accueil, sur fond de douce nostalgie.

C’est évidemment l’art des grands artistes que de pouvoir, à travers la sincérité de leurs oeuvres, exprimer autant qu’ils les créent les émotions les plus fortes, confiant à leurs admirateurs le soin jubilatoire de faire le tri… Exercice d’autant plus aisé que l’excellence des interprètes y contribuera.
Tel, ici, le jeune et très talentueux Quatuor Dover :

Cordes hurlez ! 

Dimitri Chostakovitch 1906-1975

 

Quatuor à cordes N°8 en Ut mineur
« À la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre »

(composé du 12 au 14 juillet 1960)
Mouvement II – Allegro molto

 

 

Le caractère pseudo-tragique de ce quatuor vient de ce qu’en composant, j’ai répandu autant de larmes que je répands d’urine après une demi-douzaine de bières.

Chantez cordes !

Antonin Dvoràk    1841-1904

 

 

Quatuor à cordes N°12 en Fa majeur « Américain »
(composé pendant l’été 1893)
Mouvement IV – Finale vivace ma non troppo

 

Imagine, après huit mois en Amérique, j’ai entendu à nouveau le chant des oiseaux ! Et ici les oiseaux sont différents des nôtres, ils ont des couleurs plus vives, et ils chantent différemment.

La plainte aussi est un chant…

Billet précédemment publié sur « Perles d’Orphée » le 27/01/2014 sous le titre
« Le rossignol muet » 

Les oiseaux libres ne souffrent pas qu’on les regarde. Demeurons obscurs, renonçons à nous, près d’eux.

René Char

Parce qu’il ne s’agit pas de l’Empereur de Chine, parce que ce n’est pas le même rossignol, ce modeste conte ne se propose en aucune façon de rivaliser avec celui qu’écrivit Andersen pour nous donner jadis le goût des rêves et des livres.

Il y a fort longtemps, dans un pays que les hommes ne connaissent plus, un roi acheta un rossignol. La voix exceptionnelle de l’oiseau devait égayer ses journées et séduire son entourage. Il installa son nouvel hôte dans une cage luxueuse et le comblait de ses nourritures favorites. Et chaque jour le roi, charmé par le chant de l’oiseau, trouvait plus beau le concert. Et chaque jour les ministres étalaient de nouveaux éloges pour flatter le bon goût du monarque et la qualité de son choix.

Tous les matins, la cage était posée une heure durant sur le rebord d’une fenêtre pour offrir à l’oiseau la fraîcheur vivifiante de l’aurore et la clarté des premières lueurs du jour. Un matin, que rien ne différenciait des autres, un autre oiseau vint se poser au plus près de la cage et murmura quelques mots au chanteur captif avant de reprendre son essor. Depuis cet instant, précisément,  le rossignol se tut. Installé dans son silence, aucune des simagrées ou des suppliques du roi ne sut le convaincre de chanter à nouveau.

Désespéré, ne sachant plus que faire, le roi décida de demander l’aide du vieil ermite des montagnes dont on disait qu’il savait le langage des oiseaux. Il fit venir l’homme, lui expliqua son malheur, et le pria de questionner le rossignol sur les raisons de son mutisme.

L’oiseau dit à l’ermite :

Autrefois, au temps où je faisais de chaque branche mon palais, ignorant des chasseurs et des cages, je ne me suis pas méfié du piège que l’on me tendait, et n’écoutant que mon insatiable appétit je me précipitai d’un coup d’aile avide dans le panier du preneur d’oiseaux.
Très vite il me vendit à cet homme qui m’enferma dans cette cage. Et depuis, chaque jour je me lamente et vocifère, espérant qu’on me libèrera. Mais il ne comprend rien, et prend ma plainte pour un chant de joie et de gratitude.
L’autre matin, un oiseau que je n’avais jamais vu est venu près de ma cage, sur la fenêtre, et m’a dit simplement ceci : « Arrête de geindre, cesse de te lamenter, c’est pour cette raison qu’on te tient enfermé ! » Alors je me suis tu.

L’ermite rapporta fidèlement au roi ce que le rossignol venait de lui confier. Perplexe, le monarque fit quelques pas pensifs autour de la pièce puis s’arrêta net. Redressant le menton, décision prise, il envoya quelques mots en direction du vieil homme :

Allons, à quoi bon garder un rossignol qui ne chante pas ? Ouvre grand la porte de sa cage !

Le rossignol, à chaque instant, chante sur une rose différente.

Mocharrafoddin Saadi

Libre, le rossignol voulut séduire la rose. Camille Saint-Saëns composa son chant :

Edita Gruberova, soprano
The Tokyo Philharmonic Orchestra – Direction Friedrich Haider

‘Patauger dans l’eau…’

Wade in the Water, wade in the water children.
Wade in the Water. God’s gonna trouble the water.

Pataugez dans l’eau, pataugez dans l’eau les enfants !
Pataugez dans l’eau ! Dieu y brouillera vos traces.

Chant de reconnaissance, chant de fraternité, chant de travail aussi pour partager collectivement, au milieu des immenses plantations, courage et patience face aux humiliations et aux sévices infligés par les esclavagistes, chant spirituel également, souvent inspiré du Livre de l'Exode de l'Ancien Testament qui relate, exemple envié à imiter, la fuite du peuple hébreu opprimé par le pharaon, voilà quelques différents aspects du Negro Spiritual au XIXème siècle dans le Sud des États Unis.

Mais s'en tenir à cet inventaire serait omettre la fonction secrète du Negro Spiritual en ces temps d'extrême danger pour ces esclaves afro-américains dont le salut était réduit au seul succès de leur fuite vers le nord. Ces chants avaient acquis un rôle de code : par les choix qu'ils exerçaient, par leur manière de les interpréter, les passeurs informaient discrètement, à distance, les fugitifs de l'approche de poursuivants ou leur indiquaient des comportements à adopter pour se protéger dans certaines situations.

Ainsi par exemple, quand Harriet Tubman - surnommée "Moïse noir" tant elle a aidé de compagnons, esclaves comme elle, à retrouver la liberté, sans en perdre un seul - entonnait le mythique "Wade in the water" à leur intention sur les routes clandestines c'était pour les exhorter à abandonner les sentiers et continuer leur progression dans le lit des rivières et des ruisseaux où les chiens lâchés à leurs basques perdaient toute trace olfactive de leurs proies humaines.
Qui se serait méfié d'une "pauvre esclave noire" chantant au bord du chemin ?

Harriet Tubman 1821-1913 – statue par Wesley Wofford (détail)

Every great dream begins with a dreamer. Always remember, you have within you the strength, the patience, and the passion to reach for the stars to change the world. –

Chaque grand rêve commence par un rêveur. Rappelez-vous toujours que vous avez en vous la force, la patience et la passion d’atteindre les étoiles pour changer le monde.

Oiseaux prophètes

Les oiseaux sont nos maîtres. (Olivier Messiaen)

Un maître spirituel d’un autre temps avait coutume de réunir tôt chaque matin pendant une heure quelques-uns de ses plus fidèles disciples pour évoquer avec eux les grandes valeurs universelles, comme la beauté, la bonté, l’amour et quelques autres vertus encore.

Ce matin-là, alors qu’il s’apprêtait à annoncer le thème choisi pour son entretien, le maître fut soudainement interrompu par le chant d’un chardonneret venu se poser effrontément sur le rebord de la fenêtre voisine. Le ramage de l’oiseau, un long moment durant, captiva cet auditoire inattendu. La dernière note se perdit dans le subtil bruissement d’une aile…

Alors, à travers un imperceptible sourire, le maître annonça :
La causerie du jour est terminée !

Si je lisais aujourd’hui pour la première fois cette délicate et juste parabole dans le texte de Krishnamurti qui me la fit découvrir jadis, je ne pourrais pas m’empêcher de noter spontanément en marge avec trois points d’exclamation – comme je le fais toujours pour exprimer dans mes annotations mon enthousiasme du moment – :
« l’Oiseau prophète » / Robert Schumann / « Scènes de la forêt » !!!

A l’époque, cependant, bien que séduit par le récit et son évocation, je ne m’étais contenté que d’un soulignement appuyé.
Étrange jeu des associations que l’esprit manœuvre à sa guise. Schumann m’avait pourtant mille fois déjà ouvert les sentiers de la forêt jusqu’à son oiseau prophète lorsque je fis la découverte du maître chanteur de Krishnamurti… Paradoxalement, ce n’est qu’aujourd’hui, bien des années plus tard, que se révèle à mes sens, telle une puissante évidence, l’étonnante gémellité de ces deux virtuoses qui trouvent leur éloquence et leur justesse par delà le verbe.

Et après tout tant mieux ! Avec le temps, les plaisirs ne s’ajoutent pas les uns aux autres… en se combinant autour du souvenir ils se multiplient ! Quelle chance !

Martin Helmchen interprète au piano « Vogel als Prophet » (L’Oiseau prophète) extrait des « Waldszenen » (Scènes de la forêt) – composées par Robert Schumann en 1849

Ξ

Oiseau prophète romantique parmi les siens, inspirateur assurément d’une mythique descendance qui ne saurait trouver sa vérité – puissions-nous nous en inspirer ! – nulle part ailleurs que dans le chant.

En entendez-vous l’écho ?

Depuis les ombres de la forêt wagnérienne, à travers les prophéties qu’adressent à Siegfried les mésanges, les merles, les alouettes et les geais, avertissant le héros du dénouement de sa quête et de la tragédie de sa propre mort ?

Depuis le salut exalté que lance Zarathoustra, en clôture de la troisième partie de son discours, à l’éternelle sagesse du chant de cet oiseau nietzschéen…

Mais la sagesse de l’oiseau, c’est celle qui dit : « Voici, il n’y a ni haut ni bas ! Élance-toi en tout sens, en avant, en arrière, créature légère ! Chante, et ne parle pas !

Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Les paroles ne mentent-elles pas toutes à ceux qui sont légers ? Chante ! Ne parle plus !

Ainsi parlait Zarathoustra (1885), Friedrich Nietzsche (trad. Geneviève Bianquis), éd. Flammarion – Partie 3 / « Le Septième Sceau »

« Quand les âmes se font chant »

Tu ouvres les volets, toute la nuit vient à toi,
Ses laves, ses geysers, et se mêlant à eux,
Le tout de toi-même, tes chagrins, tes émois,
Que fait résonner une très ancienne berceuse.

 

François Cheng
« Enfin le Royaume » – (Gallimard – 2018)

 

Quand les âmes se font chant,
Le monde d’un coup se souvient.
La nuit s’éveille à son aube ;
Le souffle retrouve sa rythmique.
Par-delà la mort, l’été
Humain bruit de résonance

Quand les âmes se font chant.

François Cheng
« Quand les âmes se font chant » – (Bayard Culture – 2014)

Un cœur en automne /7 : Séparation à deux voix

Rien n’est plus amer que la séparation lorsque l’amour n’a pas diminué de force, et la peine semble bien plus grande que le plaisir qui n’existe plus et dont l’impression est effacée.

Giacomo Casanova – « L’histoire de ma vie »

— ¤ —

L’une reste, l’autre part…
De son amour
chacune un jour
se sépare.

L’une chante, l’autre si peu !
La plus triste des deux
ne chante pas le mieux
son adieu.

Deux voix.
Une même tendresse.
Les grands émois
n’ont pas d’adresse.

Charlotte Gainsbourg : Elle reste et chante… si peu :

— ¤ —

Julia Lezhneva : Elle chante… mais ne reste pas :

MANON

Allons !… il le faut !
Pour lui-même !
Mon pauvre chevalier !
Oh ! Oui, c’est lui que j’aime !
Et pourtant, j’hésite aujourd’hui !
Non ! Non, je ne suis plus digne de lui !
J’entends cette voix qui m’entraîne
Contre ma volonté :
    « Manon, tu seras reine,
    « Reine par la beauté ! »

Je ne suis que faiblesse et que fragilité !
Ah ! malgré moi je sens couler mes larmes.

Devant ces rêves effacés !
L’avenir aura-t-il les charmes
De ces beaux jours déjà passés ?
Adieu, notre petite table
Qui nous réunit si souvent !
Adieu, notre petite table
Si grande pour nous cependant !
On tient, c’est inimaginable,
Si peu de place… en se serrant…
Adieu, notre petite table !
Un même verre était le nôtre,
Chacun de nous, quand il buvait,
Y cherchait les lèvres de l’autre…
Ah ! Pauvre ami, comme il m’aimait !
Adieu, notre petite table ! Adieu !

Quand Orphée chantait…

« Il n’est Orphée que dans le chant. » *

Jacquesson de la Chevreuse – Orphée aux enfers (1863)
Musée des Augustins – Toulouse

Tandis qu’il unit ainsi, sa lyre aux accents de sa voix, les pâles ombres versent des larmes. Tantale cesse de poursuivre l’onde fugitive, la roue d’Ixion demeure immobile, les vautours ne déchirent plus les entrailles de Tityus, les filles de Bélus déposent leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t’assieds sur ton rocher. Alors, pour la première fois, des pleurs mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides attendries par ses chants. Proserpine et le Dieu du sombre royaume ne peuvent résister à ses prières. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres récemment descendues chez Pluton…

Ovide – « Les Métamorphoses »  Livre X
(Traduction française de Gros, refondue par M. Cabaret-Dupaty – 1866)

§

IVeme siecle – Peinture murale – Catacombes de Domitille, Rome

Quand cet homme fameux dont la Lyre et la voix
Attiraient après lui les Rochers et les Bois,
Suspendaient pour un temps le cours de la Nature,
Arrêtaient les Ruisseaux, empêchaient leur murmure,
Domptaient les Animaux d’un air impérieux,
Assuraient les craintifs, calmaient les furieux,
Et par une merveille inconnue à la Terre
Faisaient naître la paix où fut toujours la guerre.

[…]

Voilà comme en ce lieu de sauvages sujets
Se laissent captiver à d’aimables objets,
Et conservent entre eux un respect incroyable,
Ployant également sous un chant pitoyable
Et voilà comme Orphée allège un peu ses maux
Durant qu’il les partage à tous ces Animaux.

Tristan l’Hermite – « La Lyre » (1641) – Orphée
A Monsieur Berthod Ordinaire de la Musique du Roi

§

« When Orpheus sang » –  Henry Purcell
Lucile Richardot (mezzo-soprano) & Ensemble « Correspondances  »

Quand Orphée chantait, toute la Nature
se réjouissait, les collines et les chênes
se prosternaient au son de sa voix.
Au pied de leur musicien les lions se vautraient,
Et, charmés par l’écoute, les tigres en oubliaient leur proie.
Sa douce lyre savait attendrir l’impitoyable Pluton.
Le pouvoir de sa musique surpassait la puissance de Jupiter.

§

Franz von Stuck – 1891

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

— refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

Rainer-Maria Rilke  – « Sonnets à Orphée » 1922
Traduction Maurice Betz (1942) – très proche ami  du poète

§

« J’ai perdu mon Eurydice » (Orphée et Eurydice – Gluck)
Juan Diego Florez (ténor) – The Royal Opera – automne 2015

§

* Il n’est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu’au sein de l’hymne, il n’a de vie et de vérité qu’après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l’espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est dispersé, l’« infiniment mort » que la force du chant fait dès maintenant de lui.

Maurice Blanchot
in « L’espace littéraire » – V. L’inspiration – II. Le regard d’Orphée
(Gallimard – Folio essais – 1988)

Les eaux de mon été -7/ Gondola mia

Coi pensieri malinconici
no te star a tormentar :
vien co’ mi montemo in gondola,
andaremo fora in mar. […]*

Pietro Pagello (1807–1898) – Poème dédié à George Sand… sa maîtresse

Une gondole à Venise : sans doute le seul point du monde depuis lequel on devient à la fois, en un unique regard, voyeur extasié des orgies paradisiaques où la lumière s’accouple avec l’air et l’onde, observateur désespéré de l’épaisse vulgarité du troupeau humain et témoin enthousiaste, devant tant de chefs-d’œuvre exhibés, du génie de l’homme qui créé.

Chaque oscillation de la barque transcende le reflet du miroir…

Paul SignacGrand Canal (Venise) 1905

En rythme mesuré la rame chuchote des vers anciens pendant qu’un clapot incertain s’efforce mollement de retrouver les harmonies d’un chant oublié.

Ce soir encore, quand la brise nostalgique fredonnera dans les moiteurs de l’air la barcarolle entêtante de Cupidon, blottis dans l’ombre mouillée du Pont des Soupirs, passionnément, George et Alfred s’enlaceront.

Ce soir encore, peut-être, comme jadis dans les froides brumes d’un lointain février, le jeune Stelio, ému, escortera sur le « grand chemin d’eau » la gondole funèbre de Richard Wagner, « celui qui avait transformé en un chant infini les forces de l’Univers »**.

Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement : la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l’équilibre des corps dans l’intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondolier se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en main.
— Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t’aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour.

Ernest Hemingway – « Au-delà du fleuve et sous les arbres » (1950)

≅ 

Poème de Pietro Buratti (1772-1832) – Musique de Reynaldo Hahn (1875-1947)

La barcheta

La note è bela,
Fa presto, o Nineta,
Andemo in barcheta
I freschi a ciapar!
A Toni g’ho dito
Ch’el felze el ne cava
Per goder sta bava
Che supia dal mar.
Ah!

Che gusto contarsela
Soleti in laguna,
E al chiaro de luna
Sentirse a vogar!
Ti pol de la ventola
Far senza, o mia cara,
Chè zefiri a gara
Te vol sventolar.
Ah!

Se gh’è tra de lori
Chi troppo indiscreto
Volesse da pèto
El velo strapar,
No bada a ste frotole,
Soleti za semo
E Toni el so’ remo
Lè a tento a menar.
Ah!

La petite barque

La nuit est belle.
Dépêche-toi, ma Nineta,
Allons au bateau
Pour prendre le frais !
J’ai dit à Toni
De retirer l’auvent
Pour profiter de cette brise
Qui souffle de la mer.
Ah!

Quel bonheur d’échanger de petits riens
Seuls sur la lagune
Et au clair de lune,
De se sentir emportés !
Ton éventail, tu peux
Le laisser, ô ma chérie,
Les zéphyrs se disputeront
Pour te rafraîchir.
Ah!

Si parmi eux
Il y en a de trop indiscret
Pour arracher le voile
Qui couvre ton sein,
Ne prête pas attention à ces fariboles,
Car nous sommes tout seuls
Et Toni est absorbé
A pousser sa rame.
Ah!

James Wilson MorriceGondolas – 1901 (Art Gallery of Ontario)

En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de l’onde, l’une et l’autre. […] Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment.
André Suarès – « Le voyage du Condottiere » – « Vers Venise – XXVI »
.
.

Claude Monet – Gondole à Venise – 1908 (Musée d’arts de Nantes)

≅ 

Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise.

Venise

Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune
De loin, un chant venait jusqu’à moi.
Des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique.
Tout cela voguait vers le crépuscule.
Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même,
invisiblement touchée,
un chant de gondolier,
tremblante d’une béatitude diaprée.
— Quelqu’un l’écoute-t-il ?

Friedrich Nietzsche – « Ecce homo » (1888)

Traduction : Guy de Pourtalès

 

Le gondolier muet rame en silence

Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse,
et le gondolier muet rame en silence.

Ses palais s’écroulent sur le rivage,
et la musique maintenant n’y frappe plus incessamment l’oreille.

Ses jours de gloire sont passés,
mais cependant Venise est encore belle.

Les empires tombent, les arts dégénèrent,
mais la nature ne meurt jamais ;
elle n’a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère,
ce séjour agréable de tous les plaisirs,
le paradis de la terre, le masque de l’Italie !

Lord Byron – Quatrième Chant (4-3) – « Pélerinage de Childe Harold »

* Avec tes pensées mélancoliques / cesse de te tourmenter : / monte avec moi dans ma gondole / on s'en va faire un tour en mer.

** Gabrielle D'Annunzio - "Le Feu"- 1900

Ophélie /7 – « Un chant mystérieux tombe des astres d’or »

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

[…]

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

Arthur Rimbaud (Ophélie)

Barbara Hannigan – Ophélie

Oui, 7 !

Cela suppose pertinemment que six billets déjà ont été consacrés à la belle et tragique Ophélie. Six rendez-vous, sur les pages de « Perles d’Orphée » dans les derniers mois de l’année 2014, avec la femme et le mythe qui lui est attaché (1), avec le personnage de théâtre façonné par Shakespeare (2), avec, ut pictura poesis, les regards d’un peintre et les mots d’un poète (3), avec, suspendus aux sommets ultimes d’un contre-ut de soprano, le désespoir et la folie en majesté (4), avec, inattendues, nos modernes « idoles » du fil de l’onde au fil des ondes (5), et rendez-vous enfin avec le flot « couleur de noyade », qui, grossi par les larmes musicales de Berlioz, emporte Ophélie mille fois représentée vers sa postérité (6).

Mais évoquer un mythe sans essayer d’inscrire la fresque de ses représentations, aussi modeste soit-elle, dans un cadre symbolique, était à l’évidence une bévue, ou pour le moins une maladresse. Manquait donc cet indispensable septième rendez-vous. – Qui contesterait au chiffre 7 l’évidence de sa portée hautement emblématique ? Admirablement associées dans un court mais riche voyage théâtral, la poésie et la musique de notre XXIème siècle adolescent pouvaient-elles m’offrir plus heureuse opportunité de combler cette lacune ?

Paul Griffiths, écrivain et critique musical gallois, publie en 2008, après treize années de gestation, un roman oulipien, « Let me tell you » (Laissez-moi vous dire), qui offre à Ophélie, exhortée par la plume de l’auteur, une insoupçonnable opportunité de  « venir nous parler, nous dire tout ce qu’elle sait », de se confier, sur son amour pour Polonius, son père, sur sa proximité avec son frère, Laërte, sur sa perplexité face au prince Hamlet, ainsi que sur son profond désir d’évasion.

Et, par gageure stylistique, Griffiths n’a accordé pour langage à Ophélie que les seuls 483 mots que Shakespeare, quatre siècles plus tôt, avait choisis pour lui écrire son rôle dans « Hamlet ».

Par delà l’exercice technique, cette limitation volontaire des ressources du vocabulaire et les inévitables répétitions qu’elle implique, confèrent aux confidences passionnées d’Ophélie une émouvante musicalité.

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Hans Abrahamsen (Né en 1952)

Comment le très discret compositeur danois Hans Abrahamsen, particulièrement attaché dès sa première période à une écriture musicale simple et transparente, et progressivement venu à une forme compositionnelle plus poétique faisant une large place aux influences du romantisme allemand, pouvait-il ne pas succomber à la séduction de cette Ophélie ? Sachant, qui plus est, que la merveilleuse Barbara Hannigan se glisserait dans ses longs voiles pour murmurer sa romance sur les scènes les plus prestigieuses…

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Ainsi les textes de Paul Griffiths habillés des envoûtants accords minimalistes du compositeur danois allaient-ils devenir un cycle de sept – ce n’est pas un hasard – sublimes mélodies au titre éponyme « Let me tell you » .

.Le 20 décembre 2013 l’enchantement public se produisit pour la première fois : Hans Abrahamsen avait confié les ciselures de sa partition au Philharmonique de Berlin qui, conduit par Andris Nelson, accompagnait avec la discrète majesté des grands seigneurs les confidences d’une fascinante Ophélie (Barbara Hannigan) jusqu’au fatal rivage.

Inoubliable septième rendez-vous qu’il aurait été impardonnable de manquer !

Écoute, écoute passant inconsolable !

Depuis cette brumeuse berge,

subtil et adamantin,

c’est l’envoûtant chant d’un départ,

d’une fée la grâce ultime.

« Un chant mystérieux tombe des astres d’or. »

7ème chant (Adagissimo) – I will go out now
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I will go out now.
I will let go the door
and not look to see my hand as I take it away.
Snow falls.
So: I will go on in the snow.
I will have my hope with me.
I look up,
as if I could see the snow as it falls,
as if I could keep my eye on a little of it
and see it come down
all the way to the ground.
I cannot.
The snow flowers are all like each other
and I cannot keep my eyes on one.
I will give up this and go on.
I will go on.
.

Et, pour prolonger le charme et parfaire le plaisir,  « Let me tell you » dans son intégralité avec, pour emporter Ophélie Hannigan, l’Orchestre Symphonique de Göteborg sous la baguette du Maître Kent Nagano.

Jusqu’au plus haut des Cieux… Du plus profond des voix !

Sören Kierkegaard (Copenhague 1813-1855)

« Dans le vrai rapport de la prière, ce n’est pas Dieu qui entend ce qu’on lui demande, mais celui qui prie, qui continue de prier jusqu’à être lui-même celui qui entend ce que Dieu veut. »

 

Émile Cioran (1911-1995)

« Il n’y a qu’un remède au désespoir : c’est la prière – la prière qui peut tout, qui peut même créer Dieu… »

in « Cahiers »

Albert-Marie Besnard* (1926-1978)

 

« Il y a des chants qui, lorsqu’ils se taisent, obligent à écouter un certain silence plus précieux qu’eux-mêmes. »

in « Propos intempestifs sur la prière »

 

*Directeur des Cahiers Saint-Dominique, prieur du couvent Saint-Dominique à Paris (1973)

[Le tableau —« L’Occhio Occidentale » — illustrant la vidéo est du peintre italien né en 1977 – Nicola Samori]

Lumière du chœur : le Cantique de Jean Racine*

Croire ou ne pas croire ? Là n’est pas la question !

Mais se laisser porter, léger, vers des cieux — habités ou non — par la douceur extatique d’un chœur qui implore, voilà l’occasion d’un rare moment d’éternité qu’aucune question ne saurait venir troubler. Fauré ne disait-il pas lui-même de son Requiem, écrit vingt ans après ce cantique, qu’il l’avait « composé pour rien… juste pour le plaisir » ?…

L’homme désire l’éternité mais il ne peut avoir que son ersatz : l’instant de l’extase.

Milan Kundera (« Les Testaments trahis »)

Orchestre et chœur de Paris – Direction Paavo Järvi – Salle PLEYEL Paris

Verbe égal au Très-Haut, notre unique espérance,
Jour éternel de la terre et des cieux,
De la paisible nuit nous rompons le silence :
Divin sauveur, jette sur nous les yeux.
Répands sur nous le feu de ta grâce puissante ;
Que tout l’enfer fuie au son de ta voix ;
Dissipe ce sommeil d’une âme languissante
Qui la conduit à l’oubli de tes lois !
O Christ! sois favorable à ce peuple fidèle,
Pour te bénir maintenant assemblé ;
Reçois les chants qu’il offre à ta gloire immortelle,
Et de tes dons qu’il retourne comblé.

Gabriel Fauré 1845-1924

Gabriel Fauré est à peine âgé de 19 ans et encore élève de l’école de musique religieuse Niedermeyer quand il compose le « Cantique de Jean Racine » qui vaudra au futur Maître un Premier Prix de composition, couronnant dix années d’études.

Quelques siècles auparavant, au XVIIème siècle, Jean Racine avait trouvé le loisir, entre Phèdre et Andromaque, de traduire une hymne en latin de Saint Ambroise (IVème siècle), « Consors paterni luminis » (Toi qui partages la Lumière du Père).

C’est cette traduction, très « janséniste », que Fauré a mise en musique pour chœur mixte à 4 voix et orgue.

L’orgue cède sa place à l’orchestre, et la lumière du chœur d’éblouir plus loin encore au-delà de l’autel.

*Ce billet est la réplique revisitée d’un article publié le 26/12/2012 sur le blog alors balbutiant, « Perles d’Orphée » : « Cantique de Jean Racine »  — A cette époque, la très regrettée Salle PLEYEL accueillait encore cette forme de musique, pour le bonheur de beaucoup, frappés depuis d’une inextinguible nostalgie.