Les eaux de mon été -7/ Gondola mia

Coi pensieri malinconici
no te star a tormentar :
vien co’ mi montemo in gondola,
andaremo fora in mar. […]*

Pietro Pagello (1807–1898) – Poème dédié à George Sand… sa maîtresse

Une gondole à Venise : sans doute le seul point du monde depuis lequel on devient à la fois, en un unique regard, voyeur extasié des orgies paradisiaques où la lumière s’accouple avec l’air et l’onde, observateur désespéré de l’épaisse vulgarité du troupeau humain et témoin enthousiaste, devant tant de chefs-d’œuvre exhibés, du génie de l’homme qui créé.

Chaque oscillation de la barque transcende le reflet du miroir…

Paul SignacGrand Canal (Venise) 1905

En rythme mesuré la rame chuchote des vers anciens pendant qu’un clapot incertain s’efforce mollement de retrouver les harmonies d’un chant oublié.

Ce soir encore, quand la brise nostalgique fredonnera dans les moiteurs de l’air la barcarolle entêtante de Cupidon, blottis dans l’ombre mouillée du Pont des Soupirs, passionnément, George et Alfred s’enlaceront.

Ce soir encore, peut-être, comme jadis dans les froides brumes d’un lointain février, le jeune Stelio, ému, escortera sur le « grand chemin d’eau » la gondole funèbre de Richard Wagner, « celui qui avait transformé en un chant infini les forces de l’Univers »**.

Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement : la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l’équilibre des corps dans l’intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondolier se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en main.
— Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t’aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour.

Ernest Hemingway – « Au-delà du fleuve et sous les arbres » (1950)

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Poème de Pietro Buratti (1772-1832) – Musique de Reynaldo Hahn (1875-1947)

La barcheta

La note è bela,
Fa presto, o Nineta,
Andemo in barcheta
I freschi a ciapar!
A Toni g’ho dito
Ch’el felze el ne cava
Per goder sta bava
Che supia dal mar.
Ah!

Che gusto contarsela
Soleti in laguna,
E al chiaro de luna
Sentirse a vogar!
Ti pol de la ventola
Far senza, o mia cara,
Chè zefiri a gara
Te vol sventolar.
Ah!

Se gh’è tra de lori
Chi troppo indiscreto
Volesse da pèto
El velo strapar,
No bada a ste frotole,
Soleti za semo
E Toni el so’ remo
Lè a tento a menar.
Ah!

La petite barque

La nuit est belle.
Dépêche-toi, ma Nineta,
Allons au bateau
Pour prendre le frais !
J’ai dit à Toni
De retirer l’auvent
Pour profiter de cette brise
Qui souffle de la mer.
Ah!

Quel bonheur d’échanger de petits riens
Seuls sur la lagune
Et au clair de lune,
De se sentir emportés !
Ton éventail, tu peux
Le laisser, ô ma chérie,
Les zéphyrs se disputeront
Pour te rafraîchir.
Ah!

Si parmi eux
Il y en a de trop indiscret
Pour arracher le voile
Qui couvre ton sein,
Ne prête pas attention à ces fariboles,
Car nous sommes tout seuls
Et Toni est absorbé
A pousser sa rame.
Ah!

James Wilson MorriceGondolas – 1901 (Art Gallery of Ontario)

En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de l’onde, l’une et l’autre. […] Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment.
André Suarès – « Le voyage du Condottiere » – « Vers Venise – XXVI »
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Claude Monet – Gondole à Venise – 1908 (Musée d’arts de Nantes)

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Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise.

Venise

Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune
De loin, un chant venait jusqu’à moi.
Des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique.
Tout cela voguait vers le crépuscule.
Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même,
invisiblement touchée,
un chant de gondolier,
tremblante d’une béatitude diaprée.
— Quelqu’un l’écoute-t-il ?

Friedrich Nietzsche – « Ecce homo » (1888)

Traduction : Guy de Pourtalès

 

Le gondolier muet rame en silence

Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse,
et le gondolier muet rame en silence.

Ses palais s’écroulent sur le rivage,
et la musique maintenant n’y frappe plus incessamment l’oreille.

Ses jours de gloire sont passés,
mais cependant Venise est encore belle.

Les empires tombent, les arts dégénèrent,
mais la nature ne meurt jamais ;
elle n’a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère,
ce séjour agréable de tous les plaisirs,
le paradis de la terre, le masque de l’Italie !

Lord Byron – Quatrième Chant (4-3) – « Pélerinage de Childe Harold »

* Avec tes pensées mélancoliques / cesse de te tourmenter : / monte avec moi dans ma gondole / on s'en va faire un tour en mer.

** Gabrielle D'Annunzio - "Le Feu"- 1900