Une caresse de Cléopâtre… dans l’oreille !

Sa beauté, considérée en elle-même, n’était pas, dit-on, incomparable au point de ravir d’étonnement et d’admiration dès le premier abord. Mais sa fréquentation avait tant d’attrait qu’il était impossible de lui résister. Les charmes de son visage, soutenus par les appâts de sa conversation et par toutes les grâces qui peuvent émaner du plus heureux caractère, laissaient de profondes blessures. Sa voix était d’une douceur extrême.

Plutarque – (« Vie d’Antoine » 27-2)

Difficile pourtant de percevoir dans ce propos de Plutarque une quelconque bienveillance à l’égard de Cléopâtre dont il aura brossé – ainsi que tous les auteurs romains unis dans la partialité de leurs écrits la concernant – un portrait à charge, laissant à l’Histoire, une fois pour toutes, le soin d’associer au nom de cette reine l’image mythique de la femme séductrice, avide de pouvoirs, manipulatrice cupide, traitresse impie et débauchée.

Cléopâtre VII – Altes Museum Berlin

Mais, bien que l’on ait quelques bonnes raisons de douter que Cléopâtre présentât tous les symptômes de l’angélisme, il n’est pas interdit d’imaginer cette reine, que ses détracteurs ont affublée de tous les vices, comme une « femme libre » avant la lettre, acharnée à défendre le royaume des Lagides, réduit alors à l’Égypte, dont elle avait hérité, avec les moyens et les atouts qui étaient les siens : son intelligence, sa culture… et ses charmes. Vils instruments de manigances féminines qui seraient sans doute volontiers devenus outils d’habiles et héroïques manœuvres diplomatiques, s’ils avaient été employés par un roi.

En tout cas, Cléopâtre aura été une merveilleuse aubaine pour les dramaturges, les chorégraphes, les musiciens et librettistes d’opéra, et plus près de nous les cinéastes, qui ont puisé à profusion dans la prodigalité de sa légende.

Plus de cinquante opéras, pour ne considérer que cet aspect de la production artistique qu’elle a inspirée, ont été consacrés à la « Reine des reines ». Beaucoup n’ont connu le bonheur des planches que le temps de quelques représentations et nombre de leurs auteurs sont restés en panne de postérité.

Si les grandes scènes d’opéra sont devenues une véritable résidence pour la Cléopâtre de Haendel (« Giulio Cesare in Egitto »), c’est sur les étagères poussiéreuses des bibliothèques que se sont rassemblées depuis longtemps les reines d’Égypte de Legrenzi, Mattheson, Sartorio, Hasse ou autre Vivaldi.

La jeune et talentueuse soprano suisse, Regula Mühlemann, sans négliger les airs d’anthologie, a redonné vie, le temps d’une aria baroque, à ces « Cléopâtres » inconnues ou méconnues, à l’occasion d’un enregistrement récent. Une compilation des plus heureuses, avec l’ensemble « La Folia Barockorchester » sous la direction de Robin Peter Müller.

Voilà à peine quelques jours, le 14 octobre dernier, l’Opus Klassik 2018, nouveau prix de musique allemand attribué aux artistes et productions de la musique classique, qui remplace le célèbre Echo-Klassik né en 1994, récompensait cette belle renaissance sonore de la protéiforme reine égyptienne de légende.

A voir, à écouter la Cléopâtre de Carl Heinrich Graun, sous les traits de Regula Mühlemann, donner congé d’amour à Arsace, ce prince arabe follement épris d’elle, qui supposerait que la douceur de ce sourire et la lumière éclatante de cette voix ne sont que les atours d’une démarche machiavélique ? La reine fait place nette pour accueillir César qu’elle sait déjà envoûté par son charme.

Et nous donc par celui de Regula !

Tra le procelle assorto
si resta il passagiero
colpa non ha il nocchiero,
ma solo il vento e’l mare.

Colpa non ha se il frutto
perde l’agricoltore,
ma il nembo che sul fiore
lo vienne a dissipar

Si le voyageur reste
prisonnier de la tempête
ce n’est la faute du rocher,
mais celle du vent et de la mer.

Si l’agriculteur perd ses fruits
ce n’est point sa faute
mais celle du mauvais temps
qui en abîma les fleurs.

Publié par

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

10 réflexions au sujet de “Une caresse de Cléopâtre… dans l’oreille !”

  1. Quelle voix pour ce morceau tellement difficile à chanter !
    La force des femmes ne réside-t-elle pas dans leur voix et leur regard, qui est collé chacun sait, le reflet de leur âme ?
    Les hommes qui voient du machiavélisme dans autant de grâce, n’ont-il pas beaucoup de machiavélisme justement ?
    Une femme qui brigue le pouvoir est toujours suspecte…
    Mais vous cher Lelius n’en sentez que la caresse dans votre oreille attentive et sensible, je vous reconnais bien là !
    Grand merci pour cela et ce nouveau partage.

    J’aime

    1. Mais c’est là tout l’art de la perversion machiavélique, chère Marie-Christine : feindre, tricher, mystifier, dissimuler, tromper, circonvenir… sans en avoir l’air. Tout être, quel que soit son sexe, qui brigue un pouvoir avec passion, finira tôt ou tard par entrer dans ce terrible jeu. C’est, hélas, à cet effroyable constat, affranchi de toute tendance paranoïde et de tout jugement de valeur, que conduit un long regard – aussi objectif que possible – sur le genre humain, sans distinction des sexes qui le constituent.
      Le pouvoir, dit-on avec juste raison, ne se donne pas, il se prend. Voilà qui suffit à rendre suspects tous ceux qui espèrent le posséder, César autant que Cléopâtre.

      Sachant cela, préservée de toute naïveté, l’oreille sensible peut alors consacrer son entière attention à la beauté. Souvenez-vous : Ulysse, sage et prudent, avait pris soin de se faire ligoter au mât de son navire pour éviter de succomber au chant des Sirènes…
      Tout dessein machiavélique commence par un acte de séduction : la beauté du Diable !…
      Pardon pour cette trop longue et trop sérieuse tirade !
      Et merci encore pour votre enthousiasme et votre assiduité.

      Aimé par 1 personne

      1. J’aime lorsque vous nous donnez le fond de votre pensée avec cette passion, vous avez raison bien sûr. Le pouvoir est un leurre, il détruit celui qui le prend et brûle son entourage.
        La beauté du Diable éblouit ceux qui s’attachent aux apparences, on dit que celle du cœur est cachée, et ne se donne qu’aux amitiés sincères.
        Laissons les fous se battre pour les pouvoirs dérisoires de ce monde et apprécions ceux qui emplissent ce monde de beautés. C’est ce que je trouve sur votre page, et qui est la source de mon enthousiasme !

        Aimé par 1 personne

        1. Alors, ne serait-ce que pour alimenter cette source, je continuerai, encore un peu, à remplir les pages de ce blog des « beautés » qui attisent mes émotions…
          Ma façon toute personnelle de ne pas participer au monde d’aujourd’hui. 😉

          Aimé par 2 personnes

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