Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Le palais de Gormaz, comte et gobernador est en deuil ; pour jamais dort couché sous la pierre l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière de Rodrigue appelé le Cid Campeador.
Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…
Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle : sur la plaza Rodrigue est debout devant elle ! Impassible et hautain, drapé dans sa capa,
le héros meurtrier à pas lents se promène : – « Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène, « qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »
J’écoute le bruit de l’eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l’eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage parvienne à me configurer. Et je pense au vent qui vient à moi, qui demeure en moi. Toute la nuit, j’ai marché sous la pluie inconnue. On m’a donné un silence plein de formes et de visions (dis-tu). Et tu cours désolée comme l’unique oiseau dans le vent.
in L’Enfer musical, – Ypsilon éditeur – 10/2012. – Traduction : Jacques Ancet.
Pour le monologue écrit en 1599 par Shakespeare pour Jacques, personnage mélancolique, dans la comédie ‘As you like it’ (Comme il vous plaira),
Pour la terrible permanence de cette observation à travers le temps, qui témoigne que l’homme, inventerait-il les plus sophistiqués stratagèmes, n’échappe pas au cycle éternel des lois de la nature,
Pour la magistrale interprétation de Andrew Buchanan, qui en dit autant par un regard, une inflexion de sa voix, une mimique ou un petit geste, que chaque mot pesé au trébuchet du grand dramaturge.
Andrew Buchanan dit « All the world’s a stage » William Shakespeare ‘As you like it’ – Acte II – Scène VII
Le monde entier est un théâtre : hommes et femmes y sont de simples acteurs, ils ont leurs entrées puis leurs sorties. Un homme au cours de sa vie endosse plusieurs rôles et sa comédie se joue sur sept âges. Premier âge : le nouveau-né, pleurnichant et vomissant dans les bras de sa nourrice. Deuxième âge : l’écolier geignard, avec son cartable et son visage propre du matin, rampant à contrecœur comme un escargot jusqu’à l’école. Troisième âge : l’amoureux, soupirant telle une chaudière et composant une ritournelle pitoyable en hommage aux sourcils de son amante. Quatrième âge : le soldat, farci de jurons bizarres, poilu comme une bête, fier, brutal et soupe au lait, cherchant la réputation aussi soudaine qu’évanescente jusque dans la gueule des canons. Cinquième âge : le juge, avec une belle bedaine ronde, fourrée de bons chapons, œil grave et barbe en pointe, achalandé de sages maximes et de clichés du jour : ainsi il joue son rôle. Sixième âge : il passe à la culotte décharnée et aux pantoufles du vieux fou, lunettes au nez, bourse au côté, les hauts-de-chausses de sa jeunesse bien conservés, mais bien trop larges pour des jambes atrophiées, sa grosse voix d’homme, retournant au timbre châtré de l’enfance, a le son de la flûte. Septième âge : la dernière scène, qui met fin à ce récit étrange et tumultueux, est la seconde enfance et le simple oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.
J’arrive au bord de la falaise, c’est la terminaison du temps. Mes derniers pas sur la planète ne font pas retourner l’oiseau.
Jamais le jour ne fut si beau avec ses arbres que mordorent les automnes et les crépuscules.
Nous déjeunons sous un reste d’ombrage parmi les brises au langage inaudible en qui se perd le peu que nous disons.
Le ciel n’est plus voilé que dans nos yeux. Laissons voguer l’abeille encore quand déjà ce n’est plus pour nous.
Jean Grosjean 1912-2006
Adieu le cornouiller sanguin, le muflier rouge sur la pente, l’éventail du mirobolant, les degrés de l’escalier courbe et l’art du chemin transversal.
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Les sueurs, les travaux et les pluies n’ont donc fait ce jardin tranquille avec son balustre à sédum entre la rose et les fraisiers que pour le quitter comme un rêve.
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Le vent caressait les feuillages ici moins tristement qu’ailleurs.
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Quitter ce lieu me fend le cœur et c’est de mourir que je meurs.
Quand bien même je parviendrais à définir la poésie (aspiration stupide, par ailleurs), quand bien même je découvrirais son essence, quand bien même je dévoilerais son origine la plus profonde, quand bien même je connaîtrais la poésie tout entière et tous les poètes comme mon propre nom, l’instant venu d’écrire un poème, je ne suis plus qu’une humble jeune femme nue qui attend que l’Autre lui dicte des mots beaux et pleins de sens, avec un pouvoir suffisant pour hisser ses pauvres tribulations et donner de la valeur à ce qui autrement ne serait que divagations.
Manon, Manon Lescaut !
N’aurions-nous lu qu’un seul livre, qu’un seul roman, qu’une seule histoire tragique de passion amoureuse, n’aurions-nous vu et entendu qu’un seul opéra, de Massenet ou de Puccini, n’aurions-nous assisté qu’à une unique pièce de théâtre, de Marivaux, de Marcel Aymé ou autre Jean-Paul Sartre, n’aurions-nous visionné qu’un seul film, de Jean Delannoy ou peut-être de Clouzot, n’aurions-nous applaudi debout qu’une seule ballerine mourant en scène, chaussons aux pieds, sous les tendres caresses de son malheureux amant, nous aurions très probablement, d’une manière ou d’une autre, traversé quelques pages, sauvées des flammes, de l’oeuvre mythique de ce cher Abbé Prévost.
Pascal Dagnan-Bouveret – L’enterrement de Manon Lescaut
Pourrions-nous oublier ces tristes héros, Manon et Des Grieux – aussi jeunes que nous l’étions nous-mêmes jadis les découvrant – dont nous devions alors doctement analyser les comportements et qui faisaient couler plus de sueur sur nos fronts contraints à l’érudition que d’encre sur nos copies ou de larmes dans nos yeux pétillants d’insouciance ?
Manon, énigmatique Manon, sensuelle et fourbe, innocente et manipulatrice, ange et catin, qui n’est jamais aussi vivante dans nos souvenirs qu’à l’ultime instant de son tragique destin.
— Chante Manon, « seule, perdue, abandonnée », depuis ce lointain désert, la désespérance de ton dernier souffle ! Puccini lui-même a composé ta musique.
Asmik Grigorian (soprano) « Sola, perduta, abbandonata » Air final de l’opéra de Puccini « Manon Lescaut »
Maintenant, tout mon horrible passé ressurgit, et il repose vivant devant mon regard. Ah, il est taché de sang ! Ah, tout est fini ! Asile de paix, maintenant j’invoque la tombe. Non, je ne veux pas mourir ! Amour, aide-moi ! Non !
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— Danse Manon, avec ton compagnon d’infortune, les derniers sursauts de votre impossible amour ! Kenneth MacMillan a chorégraphié vos pas ; Jules Massenet avait mis le drame en musique.
Marianela Núñez – Frederico Bonelli Pas de deux final Ballet « L’histoire de Manon » – Chorégraphe : Kenneth MacMillan
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Le Chevalier Des Grieux se confie ; l’Abbé Prévost ouvre les guillemets :
« Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur, chaque fois que j’entreprends de l’exprimer. Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour, au moment même qu’elle expirait. C’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement. »
Une nouvelle rubrique pour accueillir sans filtres, sans préambule ni commentaires, une pépite de l’instant, trouvée sans avoir été cherchée.Littéraire, philosophique, poétique, musicale, ou ce qu’elle sera, peu importe, à partir du moment où elle aura été la source d’une mienne émotion, soudaine et forte… et que j’aurai souhaité tout simplement en faire une page de ce journal ouvert, la partageant dans l’élan brutal, primaire, de sa révélation ou, peut-être, de sa redécouverte.
Fulgurances – I – O mémoire !
Écrire induit une négligence, une atrophie des arts de la mémoire. Or, c’est la mémoire qui est « la Mère des Muses », le don humain qui rend possible tout apprentissage… Dans une veine plus générale, ce que nous savons par cœur mûrira et se déploiera en nous. Le texte mémorisé interagit avec notre existence temporelle, modifiant nos expériences autant que celles-ci le modifient. Plus les muscles de la mémoire sont puissants, mieux l’intégrité du moi est protégée. Ni le censeur ni la police ne peuvent extirper le poème mémorisé (témoin la survie, de bouche à oreille, des poèmes de Mandelstam, quand aucune version écrite n’était possible). Dans les camps de la mort certains rabbis et talmudistes étaient connus comme des « livres vivants », dont d’autres détenus, en quête de jugement ou de consolation, pouvaient « tourner » les pages de la récapitulation. La grande littérature épique, les mythes fondateurs commencent à se décomposer avec l’ « avancée » dans l’écriture. Sur tous ces points, la détergence de la mémoire dans l’enseignement actuel est une sombre sottise. La conscience se déleste de son ballast vital.
George Steiner 1929-2020
« Maîtres et disciples », Éditions Gallimard, 2003
Mes histoires je les ai apprises près des bateaux
non par des voyageurs ou des marins
ou par les autres sur les jetées qui attendent
débarqués perpétuels, cherchant dans leur poche une
cigarette.
Des visages de bateaux hantent ma vie :
les uns ouvrent les yeux comme le Cyclope
immobiles sur le miroir des eaux
d’autres avancent comme des somnambules, dangereusement,
d’autres encore
ont sombré dans les abysses du sommeil
chaînes bois voiles et cordages.
Dans la petite maison fraîche au jardin
parmi les trembles et les eucalyptus
près du moulin couvert de rouille
de la citerne jaune où tourne seul un poisson rouge
dans la petite maison fraîche qui sent l’osier
j’ai trouvé une boussole de marine
elle m’a montré les anges de tous les temps qui hantent
le silence du plein midi.
Dehors, du soleil.
Ce n’est qu’un soleil
mais les hommes le regardent
et ensuite ils chantent.
Je ne sais rien du soleil.
Je sais la mélodie de l’ange
et le sermon brûlant
du dernier vent.
Je sais crier jusqu’à l’aube
quand la mort se pose nue
sur mon ombre.
Je pleure sous mon nom.
J’agite des mouchoirs dans la nuit
et des bateaux assoiffés de réalité
dansent avec moi.
Je cache des clous
pour maltraiter mes rêves malades.
Dehors, du soleil.
Je m’habille de cendres.
Alejandra Pizarnik – Argentine 1936-1972
Las aventuras perdidas (1958) – Œuvres (Ypsilon, 2022) Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet.
Elle habitait un appartement minuscule au cœur de Buenos-Aires. Elle avait fait un voyage à Paris (voyage qui allait nourrir son imagination longtemps après son retour et au cours duquel elle rencontre Julio Cortazar et André Pieyre de Mandiargues, deux figures-clés dans sa vie) et par la suite elle ne sortit quasiment plus de l’espace clos de ses quatre murs, où elle écrivait, dormait (mal) et recevait ses amis. Près de son bureau, elle avait épinglé une phrase d’Artaud : «Il fallait d’abord avoir envie de vivre ».
[…] Dans son journal, le 30 octobre 1962, après avoir cité Don Quichotte (« Mais ce qui fit le plus plaisir à Don Quichotte fut le silence merveilleux qui régnait dans toute la maison… »), elle a écrit : « Ne pas oublier de me suicider. » Le 25 septembre 1972, elle s’en est souvenue.
Alberto Manguel – extrait de sa postface dans « Alejandra Pizarnik – Oeuvres poétiques » – Acte Sud (2005)
Reprise d’un billet du 1/02/2014 sur « Perles d’Orphée » : « J’ai regardé cette terre »
En 2013, année du centenaire de la naissance du poète Salvador Espriu, la Catalogne a rendu un puissant hommage à celui qui a été un symbole de la résistance contre le franquisme.
Pour la circonstance Silvia Pérez Cruz, accompagnée à la guitare par Toti Soler, chantait avec une profonde et intense émotion ce beau poème que Salvador Espriu composa à la gloire de sa terre aimée.
« He mirat aquesta terra »
Quan la llum pujada des del fons del mar a llevant comença just a tremolar, he mirat aquesta terra, he mirat aquesta terra….
J’ai regardé cette terre
Quand la lumière montée du fond de la mer au levant commence juste à trembler, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Quand dans la montagne qui ferme le ponant le faucon emporte la clarté du ciel, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Tandis que râle l’air malade de la nuit et que des bouches d’ombre se pressent aux chemins, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Quand la pluie porte l’odeur de la poussière des feuilles âcres des lointains poivriers, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Quand le vent se parle dans la solitude de mes morts qui rient d’être toujours ensemble, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Tandis que je vieillis dans le long effort de passer le soc sur les souvenirs, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Quand l’été couche sur toute la campagne endormie l’ample silence qu’étendent les grillons, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Tandis que des sages doigts d’aveugle comprennent comment l’hiver dépouille le sommeil des sarments, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
Quand la force effrénée des chevaux de l’averse descend soudain les ruisseaux, j’ai regardé cette terre, j’ai regardé cette terre.
1980
Salvador Espriu 1913-1985
Un poète de la Méditerranée : Salvador Espriu.
Jusqu'à la guerre civile espagnole, son expression est d'abord celle du dramaturge et du romancier ; en témoigne la publication de ses nouvelles Laia, 1932, ; Aspects, 1934 ; Ariane dans le labyrinthe grotesque et Mirage à Cythère, 1935.
Inspiré par le désastre de la guerre enfin terminée et les espérances qu'engendre le retour de la paix, l'écrivain se déclare poète. Entre 1949 et 1960 on peut trouver au rayon poésie des librairies ses recueils comme "Chansons d'Ariane", "les Heures et Mrs. Death", "Celui qui marche et le mur", "Fin du labyrinthe", "Livre de Sinera", "Formes et paroles".
En 1960, avec "La Peau de taureau", Espriu publie son œuvre la plus connue qui servira de référence au mouvement catalan dit de "la poésie civile". À cette période l'écrivain est fort engagé dans le combat des autonomistes catalans.
Outre la poésie et le roman, Espriu, profondément épris de culture antique et de références hébraïques, fasciné par la mort, écrit aussi pour la scène : "Antígone", 1939, "Première Histoire d'Esther", 1948, "Une autre Phèdre", 1978.
Nella mia giovinezza ho navigato
Lungo le coste dalmate. Isolotti
A fior d’onda emergevano, ove raro
Un uccello sostava intento a prede,
Coperti d’alghe, scivolosi, al sole
Belli come smeraldi. Quando l’alta
Marea e la notte li annullava, vele
Sottovento sbandavano più al largo,
Per fuggirne l’insidia. Oggi il mio regno
E quella terra di nessuno. Il porto
Accende ad altri i suoi lumi; me al largo
Sospinge ancora il non domato spirito,
E della vita il doloroso amore.
Umberto Saba 1883-1957
Mediterranee.
Mondadori editore, Milano, 1946
Ulysse
Dans ma jeunesse j’ai navigué
le long des côtes dalmates. Des îlots
à fleur d’onde émergeaient, où quelque rare
oiseau se posait guettant sa proie ;
couverts d’algues, glissants, ils luisaient
au soleil, beaux comme des émeraudes.
Quand la marée haute et la nuit
les effaçaient, des voiles
sous le vent se dispersaient au large,
pour en fuir les écueils. Aujourd’hui mon royaume
est cette terre de personne. Le port
fait briller pour d’autres ses lumières ; moi, vers le large
me pousse encore un esprit indompté,
et de la vie le douloureux amour.
Parla a lungo con me la mia compagna di cose tristi, gravi, che sul cuore pesano come una pietra; viluppo di mali inestricabile, che alcuna mano, e la mia, non può sciogliere.
Un passero della casa di faccia sulla gronda posa un attimo, al sol brilla, ritorna al cielo azzurro che gli è sopra.
Oh lui, tra i beati beato! Ha l’ali, ignora la mia pena secreta, il mio dolore d’uomo giunto a un confine: alla certezza di non poter soccorrere chi s’ama.
Confins
Longuement me parle ma compagne de choses tristes, graves, qui pèsent comme une pierre sur mon cœur ; enchevêtrement inextricable de douleurs, qu’aucune main, pas plus la mienne, n’annulera.
Un moineau sur la pente de la maison d’en face un instant se pose, brille au soleil, retourne au ciel d’azur par–dessus lui.
O lui heureux bienheureux ! Des ailes il a, il ignore ma peine secrète, ma douleur d’homme venu à une limite : toute la certitude de ne pouvoir porter secours à ceux que l’on aime.
Umberto Saba1883-1957
Extrait de « Parole » (Paroles) Traduction : Bernard Simeone
Peut-être est-ce parce qu'à Trieste on était en partie italien, en partie autrichien et en partie slovène, qu'Umberto Saba est demeuré le moins connu des immortels de la poésie italienne tels que Pasolini, Ungaretti et Montale, ses contemporains et amis.
Peut-être qu'une enfance difficile, sans père, et une vie d'homme en fuite permanente pour échapper aux persécutions des "lois raciales" et préserver la vie des siens, ont conduit la parole du poète sensible et mélancolique sur le chemin discret de la simplicité plutôt que vers les buissons épais de l'hermétisme du temps.
Ce qu’on apprend dans les livres c’est à dire « je vous aime ».
Ce qu’on apprend dans les livres, c’est-à-dire « je vous aime ».
Il faut d’abord dire « je ». C’est difficile, c’est comme se perdre dans la forêt, loin des chemins, c’est comme sortir de la maladie, de la maladie des vies impersonnelles, des vies tuées.
Ensuite il faut dire « vous ». La souffrance peut aider – la souffrance d’un bonheur, la jalousie, le froid, la candeur d’une saison sur la vitre du sang. Tout peut aider en un sens à dire « vous », tout ce qui manque et qui est là, sous les yeux, dans l’absence abondante.
Enfin il faut dire « aime ». C’est vers la fin des temps déjà, cela ne peut être dit qu’à condition de ne pas l’être. La dernière lettre est muette, elle s’efface dans le souffle, elle s’en va comme l’air bleu sur la page, dans la gorge.
« Je vous aime. » Sujet, verbe, complément. Ce qu’on apprend dans les livres c’est la grammaire du silence, la leçon de lumière. Il faut du temps pour apprendre. Il faut tellement de temps pour s’atteindre.
Christian Bobin1951 – 2022
La part manquante (extrait) (NRF Gallimard – 1989)
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi !…
John-William Waterhouse
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux, Tout autre n’est qu’absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi…
Caravaggio
Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,
Cher trésor d’un miroir qui partage le monde !
Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir
Un désir sur soi-même essayer son pouvoir !
Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable !
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n’êtes que lumière, adorable moitié
D’une amour trop pareille à la faible amitié !
Adieu… Sens-tu frémir mille flottants adieux ?
Bientôt va frissonner le désordre des ombres !
L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,
Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît…
Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt,
Où la puissance échappe à ses formes suprêmes…
L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,
Elle se fait immense et ne rencontre rien…
Entre la mort et soi, quel regard est le sien !
Paul Valéry – Fragments du Narcisse – 1920 (extraits)
Publié sur « Perles d’Orphée » le 28/12/2012 sous le titre ‘Je suis mort…’
Je suis mort parce que je n’ai pas le désir, Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder, Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ; Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien, Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner, Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien, Voyant qu’on est rien, on désire devenir, Désirant devenir, on vit.