Extase macabre

Pierre Bonnaud (1865-1930), Salomé (1890,) Musée d’Orsay

Simple silhouette fugitive du récit évangélique, éclipsée par Judith dans l’art, Salomé a attendu la fin du XIXème siècle pour se muer en un mythe universel. Dès lors objet de fascination, elle devient dans la littérature, la peinture et la musique, l’icône de la décadence fin-de-siècle, figure emblématique dans laquelle se reflètent tous les fantasmes : vierge hystérique éprise d’absolu, femme fatale vénéneuse à la perversion destructrice, incarnation de l’érotisme obsessionnel et du macabre absolu.

Beauté envoûtante de la représentation artistique du mal, Salomé est devenue l’archétype parfait de la fusion entre la séduction esthétique et l’effondrement moral, une thématique centrale de la fin du XIXème siècle.

Si de toutes les nombreuses expressions artistiques du personnage qui nous ont été jusqu’à présent offertes, il me fallait n’en retenir qu’une seule, mon choix se porterait sans hésitation sur la représentation qu’en a donnée Richard Strauss à travers son opéra éponyme de 1905 inspiré de la pièce de théâtre qu’Oscar Wilde tira de sa lecture des Évangiles de Marc et de Matthieu.

Et, partageant l’enthousiasme du musicologue Alain Duault qui présente ici brièvement et justement l’œuvre, je choisirais d’emporter sur mon île déserte – déjà bien achalandée – la version du metteur en scène Ivo van Hove (2017) enregistrée pour les cinémas U.G.C., dans laquelle la soprano suédoise Malin Byström incarne une Salomé des plus troublantes. Envoûtante !

L’herbe écoute (13) – Papillons / VIII

Georges Brassens, ce grand monsieur bien sympathique, un peu bourru, œil profond, moustache épaisse et guitare grivoise, qui jadis – il n’y a pas si longtemps – parlait et écrivait notre langue comme un académicien un tantinet encanaillé, aurait-il capturé tous les papillons qui pendant des siècles avaient choisi d’égayer les partitions des musiciens français ?

Il est vrai qu’aujourd’hui le vol à la mode est le vol à mains armées, et que la balle de kalachnikov sonne plus fort que l’éternuement d’un papillon.

C’est pourtant aux français, parmi tous les compositeurs européens des siècles précédents, de la période baroque jusqu’au début de la modernité en passant par l’ère romantique, que le papillon doit sa part musicale la plus riche. Tant de leurs œuvres ont mis le bel insecte à l’honneur : arias d’opéras, musiques de ballet, chansons populaires, pièces instrumentales diverses et, – merveilles de la « Mélodie Française » -, romances suaves destinées à accompagner les poèmes que sa grâce et sa symbolique auront inspirés.

André Campra 1660-1744
« Chanson du papillon »
(extrait des « Fêtes Vénitiennes » – opéra-ballet)
Kaja Eidé Noréna
(soprano)

Jean-Philippe Rameau 1683-1764
« Papillon inconstant »
(« Les Indes Galantes » / 1735 – extrait)
Melissa Petit
(soprano)

Les Talens Lyriques
Direction : Christophe Rousset 

Vive la mariée… facétieuse !

Exécutée par des voix surprenantes, voilà une chose prodigieuse ; je pourrais presque en pleurer, si le don des larmes ne m’avait été enlevé.

Gioacchino Rossini 1792-1868

Malena Ernman (soprano colorature)

sur la scène du MusikTheater an der Wien, en août 2012

ORF Orchestre Symphonique de la Radio de Vienne

Chœur Arnold Schoenberg (dir. Erwin Ortner)

Direction musicale : Leo Hussain

Mise en scène : Christof Loy

Elena:
Tanti affetti in tal momento
mi si fanno al core intorno,
che l’immenso mio contento
io non posso a te spiegar.
Deh! Il silenzio sia loquace…
Tutto dica un tronco accento…
Ah, Signor! La bella pace
tu sapesti a me donar.

Coro:
Ah sì… Torni in te la pace,
puoi contenta respirar!

Elena:
Fra il padre e fra l’amante…
Oh, qual beato istante!
Ah! Chi sperar potea
tanta felicità?!

Coro:
Cessi di stella rea
la fiera avversità…

Elena:
Ah! chi sperar potea
tanta felicità!

Fra il padre e fra l’amante…
Oh, qual beato istante!
Ah! Chi sperar potea
tanta felicità?!

Elena :
Tant d’émotions en cet instant
assiègent mon cœur
que je ne puis t’exposer
mon infini plaisir.
Allons, sois éloquent silence…
Qu’une voix enfin dise tout…
Ah, Seigneur! vous avez daigné
m’accorder une si belle paix !

Chœur :
Ah, oui !… Retrouve la paix,
respire ton bonheur !

Elena :
Entre mon père et mon amant…
Oh, quel instant bienheureux !
Ah ! Qui pouvait espérer
pareille félicité.

Chœur :
Que cesse la cruelle influence
d’une mauvaise étoile…

Elena :
Ah ! qui peut espérer
un tel bonheur ?

Entre mon père et mon aimé
Quel merveilleux moment !
Ah ! qui peut espérer
un tel bonheur ?

Fulgurances – XLII – ‘Pa-Pa-Pa…’

Le désespoir d’un Roi

Giuseppe Verdi (1813-1901)

Philippe II d’Espagne est au comble du désespoir. Trahi et humilié. Il vient de trouver une correspondance secrète entre son fils Don Carlos et son épouse Elisabeth de Valois qui ne laisse aucun doute sur la profondeur de leurs sentiments réciproques.

Rongé par la jalousie il doute que sa jeune épouse française ait eu un jour quelque sentiment pour le vieux monarque qu’il est. Persuadé qu’elle ne l’a jamais aimé, il ronge son malheur dans la solitude de son bureau.

Giuseppe Verdi, au quatrième acte de son grand opéra à la française, Don Carlo – écrit à partir de la pièce éponyme de Schiller –, confie à la noble autorité d’une voix de basse le désespoir du Roi, qu’il introduit par un profond préambule dramatique au violoncelle.

Un des plus émouvants monologues masculins des scènes d’opéra !

« Ella giammai m’amò… »

Michele Pertusi (Basse)

Direction : Juraj Valčuha
Teatro SAN CARLO de Naples

Acte IV – Scène 1

Philippe II – Roi d’Espagne

Elle ne m’a jamais aimé !
Non, son cœur m’est fermé,
elle n’a aucun amour pour moi !

Je la revois encore, toisant en silence mes cheveux blancs,
le jour qu’elle arriva de France.
Non, elle n’a aucun amour pour moi !

Où suis-je ?
Ces flambeaux sont consumés…
L’aurore blanchit ma fenêtre. Voici déjà le jour !
Je vois ma vie lentement s’écouler.
Le sommeil, ô Dieu, a fui ma paupière épuisée !

Je ne pourrai dormir dans mon manteau royal, qu’à mon dernier instant,
alors je dormirai seul sous les voûtes noires des caveaux de l’Escurial !

Si la couronne royale me donnait le pouvoir de lire au fond des cœurs
où Dieu seul peut tout voir !

Quand le prince dort, le traître veille ; la couronne perd le Roi et l’époux son honneur !

Je ne pourrai dormir dans mon manteau royal…

Ah ! Si la royauté nous donnait le pouvoir de lire au fond des cœurs !

Elle ne m’a jamais aimé ! non !
Son cœur m’est fermé, elle ne m’a jamais aimé !

Manigances de barytons

DonPasqualecollage
Don Pasquale (opéra bouffe – 1843) – Gaetano Donizetti (1797-1848)

L’affaire n’est vraiment pas simple… Mais le serait-elle que la comédie perdrait autant en amusants rebondissements et mariages truqués qu’en saveur et en dérision, ce que n’auraient voulu à aucun prix Gaetano Donizetti et son librettiste Giovanni Ruffini en écrivant, dans le pur esprit de la « commedia dell’arte », Don Pasquale, leur opéra bouffe, en 1843.  

Un vieux barbon riche et célibataire, Don Pasquale, décide de déshériter son neveu Ernesto au prétexte qu’il veut épouser une jeune femme sans le sou, Norina. Il choisit donc de prendre épouse lui-même, à qui reviendra sa fortune. Il confie son projet au docteur Malatesta qui, rusé et sans scrupule, mais tout disposé à servir la cause des jeunes amants, lui propose d’épouser sa charmante « soeur ». En vérité, Norina elle-même… Le piège est posé.
Après mille déboires, prétextes à autant de scènes vaudevillesques, Don Pasquale finira par regretter son mariage et accueillera la vérité avec soulagement, au grand bénéfice du jeune couple.

Acte III – Scène 5

Don_Pasquale_in_London
Scène du jardin

Pour l’heure, le plan de Malatesta a parfaitement fonctionné : Norina, alias « la charmante soeur » a épousé Don Pasquale. Elle adopte maintenant un comportement des plus tyranniques, infligeant même un soufflet au vieil homme qui se révèle ainsi prêt à une séparation sans tarder. Malatesta doit désormais organiser la rupture : il invite Norina à se rendre au jardin pour un fictif rendez-vous galant afin que Don Pasquale la surprenne en flagrant délit d’infidélité. Les deux hommes, manipulateur et manipulé, mettent au point leur stratagème…

Voilà l’occasion d’un magnifique duo de barytons aussi sympathiques que virtuoses : Thomas Hampson (Docteur Malatesta) et Luca Pisaroni (Don Pasquale) rivalisent en performances articulatoires dans l’interprétation de « Cheti Cheti », lors du Red Ribbon Concert 2014, à Vienne.

Réjouissant !

DON PASQUALE
Tout doucement descendons
tout de suite dans le jardin ;
je prends avec moi mes gens,
et nous cernons le bosquet ;
ce misérable couple,
pris à mon signal,
nous le conduisons sans perdre
un instant chez le podestat.

MALATESTA
Je vais vous dire… écoutez un peu,
nous allons seuls tous les deux sur les lieux ;
nous nous postons dans le bosquet,
et au moment voulu nous nous montrons ;
et entre les prières et les menaces
d’avertir les autorités,
nous faisons promettre aux deux
que les choses en resteront là.

DON PASQUALE (se levant)
C’est régler cette affaire

par une peine bien légère pour la trahison.

MALATESTA
Réfléchissez, c’est ma sœur.

DON PASQUALE
Qu’elle s’en aille de ma maison.
Je ne transigerai pas.

MALATESTA
C’est une affaire délicate, il faut de la pondération.

DON PASQUALE
Pondérez, examinez,
mais je ne veux plus la voir à la maison.

MALATESTA
Vous allez faire un scandale,
et la honte retombera sur vous.

DON PASQUALE
Aucune importance… aucune importance.

MALATESTA
Ce n’est pas possible, ce n’est pas bien :

je vais chercher un autre moyen.

Il réfléchit un instant.

 DON PASQUALE (l’imitant)
Ce n’est pas possible, ce n’est pas bien…

Mais le soufflet m’est resté là.

Ils réfléchissent tous deux.
Je dirai…

MALATESTA (brusquement)
J’ai trouvé́ !

DON PASQUALE
Oh ! Soyez béni ! Dites vite.

MALATESTA
Dans le bosquet
nous nous cacherons bien doucement.
Nous pourrons tout entendre.
Si la trahison est avérée,
vous la chassez sur le champ.

DON PASQUALE
Bravo ! Bravo, c’est excellent !
Je suis satisfait, bravo, bravo !
En aparté : (Attends un peu, attends un peu,
chère épouse, ma vengeance approche déjà̀ ;
oui, elle te presse, elle t’a déjà rejoint,
il te faudra tout payer d’un seul coup.
Tu verras si les soupirs et les larmes,
les manœuvres et les intrigues,
les tendres sourires, te serviront !
Je veux prendre ma revanche maintenant.
Tu es dans la nasse et tu vas y rester.)

MALATESTA
En aparté : (Le pauvre il songe à la vengeance.
Mais le malheureux ne sait pas ce qui l’attend ;
il frémit pour rien, il enrage pour rien,
il est enfermé dans la cage, il ne peut s’échapper.
Il accumule en vain projets et calculs ;
mais il ne sait que construire
des châteaux de cartes ;
il ne voit pas, le simple fait qu’il va
se jeter lui-même dans le piège.)

 Ils sortent ensemble.

Elle viendra – 13 – Suicidio !

SuicidioIn questi fieri momentiTu sol mi resti

Amour, passion, pouvoir, complot, trahison, mensonge, dissimulation… Et, apothéose de la tragédie humaine, la mort, violente de préférence, pour que l’opéra demeure l’Opéra.
Et si le crime fait largement florès, autant sur les scènes baroques que dans les livrets romantiques, le suicide n’y est pas en reste qui comptabilise (suicides et tentatives) 122 actes du genre sur 337 opéras recensés (source Rough Guide to Opera – 2007).

Toujours intacte notre émotion devant ce drame humain que la voix de soprano, plus que toute autre, imprime profondément dans nos coeurs : inoubliable Didon que Purcell laisse mourir en scène ; merveilleuse Norma s’offrant souveraine, en compagnie de Pollione, aux flammes du bûcher allumé par Bellini ; Isolde, encore, dans un dernier souffle énamouré (Dans le torrent déferlant, / dans le son retentissant, / dans le souffle du monde / me noyer, / sombrer inconsciente / bonheur suprême !), se laissant magnifiquement emporter par « la mort d’amour » sur le cadavre encore chaud de Tristan à qui Wagner vient d’ôter la vie…!

Mais Gilda…! Mais Cassandre…! Mais Juliette…!

… Et La Gioconda !

Les femmes naissent et meurent dans un soprano qui paraît indestructible. Leur voix est un règne. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas.

Pascal Quignard – La leçon de musique, Paris, Hachette littérature, 1998

Que l’on soit ou pas aficionado de l’art lyrique, c’est Maria Callas, soprano iconique, que son oreille se prépare aussitôt à entendre lorsqu’est évoqué « Suicidio », le célèbre air qui termine en apothéose vocale l’opéra de Amilcare Ponchielli, « La Gioconda ».

Imaginerait-on ce grand air de soprano dramatique confié à une mezzo-soprano, fût-elle l’incomparable cantatrice Brigitte Fassbaender à qui le répertoire allemand de Bach à Mahler doit tant de merveilleuses interprétations ?

N’imaginons plus ! Écoutons-la lancer son tragique appel au suicide : « Suicidio » !
Tout ici est pâte humaine, souple et chaude, chair sensuelle, peau frissonnante, implorant la lame libératrice.

Quatrième et dernier acte : 

 Pour La Gioconda, jeune chanteuse des rues, le drame atteint au paroxysme : sa mère a disparu et Enzo, l'amour de sa vie, lui préfère une autre femme, Laura. Pour amadouer le maléfique espion Barnaba afin qu'il ne porte atteinte ni à la vie de sa mère aveugle, ni à la liberté du jeune couple, Gioconda, noble et généreuse, a promis de se donner à lui. Elle est au comble de ses souffrances quand le sinistre personnage réclame l'exécution de sa promesse. Une dague n'est pas loin de sa main délicate ; elle la plante dans sa propre poitrine avant d'entendre l'infâme Barnaba lui avouer qu'il a fait noyer la pauvre vieille femme.
GIOCONDA
SuicidioIn questi fieri momentiTu sol mi restiE il cor mi tentiUltima voceDel mio destinoUltima croceDel mio cammino
.
E un dì leggiadroVolava l’orePerdei la madrePerdei l’amorePerdei l’amoreVinsi l’infausta
.
Gelosa febbreOr piombo esaustaOr piombo esaustaFra le tenebreFra le tenebre
.
Tocco alla metàDomando al cieloDomando al cieloDi dormir quietaDi dormir quietaDentro l’ave
.
Domando al cieloDi dormir quietaDentro l’aveDentro l’aveDomando al cieloDi dormir quietaDentro l’ave

¤ ¤ ¤

Maria Callas
La Gioconda – « Suicidio »
version 1959

.GIOCONDA
.
Suicide ! En ces
moments terribles,
tu es tout ce qui me reste
et tentes mon cœur,
ultime voix
de mon destin,
ultime croix
de mon chemin.
Autrefois, les heures

S’écoulaient avec insouciance…
J’ai perdu ma mère,
J’ai perdu mon amour,
J’ai vaincu la sinistre
Fièvre de la jalousie !
Maintenant, épuisée,
 je m’enfonce dans les ténèbres !
Je touche au but…
Je demande au Ciel
de me laisser dormir sereinement
dans mon tombeau.
.

Tendre duo

La scène d’opéra si propice aux lâches trahisons, crimes odieux et autres suicides, peut aussi parfois, et même avec le plus grand bonheur, offrir sourire et bons sentiments.

Laissons traîner un oeil indiscret et surtout une oreille dans cette chambre d’hôtel viennois où sont réunies les deux soeurs Waldner, Arabella l’aînée et Zdenka la cadette.
Elles préparent la rencontre d’Arabella avec son futur fiancé. Si Zdenka est déguisée en garçon, c’est tout simplement parce que les parents à la limite de la ruine ne pourront doter, et encore, que l’une des deux filles.

Nous sommes au premier acte de « Arabella », comédie lyrique de Richard Strauss, composée en 1932 sur un livret que ne put achever Hugo von Hofmannstal, décédé quelques années auparavant.

Arabella  =  Anja Harteros (soprano)
Zdenka  =  Hanna-Elisabeth Müller (soprano)

Peut-on rêver plus charmant duo ?

ARABELLA

[…]
aber der Richtige – wenns einen gibt für mich auf dieser Welt –
der wird auf einmal dastehen, da vor mir
und wird mich anschaun und ich ihn
und keine Zweifel werden sein und keine Fragen
und selig werd ich sein und ihm gehorsam wie ein Kind.

ZDENKA (nach einer kleinen Pause, sie liebevoll ansehend.)

Ich weiß nicht wie du bist, ich weiß nicht ob du Recht hast –
dazu hab ich dich viel zu lieb! Ich will nur daß du glücklich wirst –
mit einem ders verdient! und helfen will ich dir dazu.
So hat ja die Prophetin es gesehn:
sie ganz im Licht und ich hinab ins Dunkel.
Sie ist so schön und lieb, – ich werde gehn
und noch im Gehn werd ich dich segnen, meine Schwester.

ARABELLA für sich und zugleich mit Zdenka.

Der Richtige, wenns einen gibt für mich,
der wird mich anschaun und ich ihn
und keine Zweifel werden sein und keine Fragen,
und selig werd ich sein und ihm gehorsam wie ein Kind!

◊ ◊ ◊

ARABELLA

Mais l’homme dont je rêve, s’il y en a un pour moi
sur cette terre,
se présentera soudain devant moi ;
il voudra me regarder et je le regarderai ;
et il n’y aura plus de doutes ni de questions ;
et à la fin je serai bénie, rendue docile comme une petite fille !

ZDENKA (Après une petite pause, en la regardant tendrement)

Je ne lis pas dans ton cœur ; Je ne sais pas si tu as raison.
C’est pour ça que tu sais, je t’aime trop ! Je veux juste
que tu sois heureuse avec un homme digne de toi !
Et je veux vous aider dans
cette voie !
Ah, comme la diseuse de bonne aventure a bien compris cela !

Toi sous le soleil éclatant ;… et moi… là-bas, dans le noir !
Toi si belle et gentille ! Je vais m’éloigner

et à chaque pas, j’aurai envie de te bénir, ma chère Sœur !

ARABELLA (Pour elle-même et en même temps que Zdenka.)

Mais l’homme dont je rêve, s’il y en a un pour moi
sur cette terre,
se présentera soudain devant moi ;
il voudra me regarder et je le regarderai ;
et il n’y aura plus de doutes ni de questions ;
et à la fin je serai bénie, rendue docile comme une
petite fille !

Droit au cœur !

Que demain vous relisiez le Freischütz, ayant entendu hier Tannhäuser, vous aimerez encore la beauté des choses après celle des âmes ; dans la simplicité de la vie naturelle, vous en qui la vie intérieure et morale aura surabondé, vous goûterez une sensation délicieuse de rafraîchissement et de repos.

Camille Bellaigue – Revue des Deux Mondes, 4e période, tome 129 –

Coup de feu, coup de foudre, une seule destination : le cœur !

Coup de feu :
Le fatidique septième coup de feu sorti du fusil du jeune et naïf Max, par chance, et surtout par magie, n’a pas atteint le cœur de l’innocente colombe désignée, ni celui de la douce fiancée du malheureux tireur, Agathe, inopinément sortie du buisson qui la cachait. Un ermite passant par-là avait dévié la balle meurtrière vers Kaspar, complice de Samiel, l’envoyé du Diable qui s’était vainement réservé tout pouvoir sur la trajectoire de cette septième balle.

Coup de foudre :
C’est par la voix d’Agathe qu’il nous parvient, droit au cœur, alors qu’inquiétée par de sombres pressentiments, peu avant le satanique coup de feu, la future épouse de Max, déjà prête pour la cérémonie, implorait la protection du ciel.
Une prière parmi les plus émouvantes entendues sur les scènes d’opéra, composée par Carl Maria von Weber pour son célèbre « Freischütz », cavatine qui réunit au sommet une ferveur et un legato qui bouleversèrent le jeune Wagner lui-même, au point, dit-on, d’avoir influencé sa sensibilité artistique.

Der Freischütz – Acte III – scène 2 – Cavatine
Jeanine De Bique
(soprano)
Konzerthausorchester Berlin
Christoph Eschenbach
(direction)

AGATHE

Et même lorsque les nuages le cachent,
Le soleil demeure dans le ciel ;
Une volonté sainte régit le monde,
Et non point un hasard aveugle !
L’œil du Père, que rien ne saurait troubler,
Veille éternellement à toute créature !

Moi aussi qui me suis confiée à lui,
Je sais qu’il veille sur moi,
Et même si c’était là ma dernière journée,
Si sa parole m’appelait comme fiancée :
Son œil, éternellement pur et clair,
Me considère aussi avec amour !

Deidamia triste et furieuse

Joseph-Michel-Ange Pollet (1854) – Achille et Deidamie

Même si elle l’a rencontré au gynécée de son père, roi de Skyros, déguisé en fillette, et courtisé par Ulysse cherchant à le démasquer, Deidamie n’ignore pas que son amant est bien Achille, le héros destiné à sauver Troie assiégée.

Comment ne pas compatir à la tristesse de cette jeune princesse meurtrie lorsqu’elle apprend qu’il va la quitter pour défendre sa patrie alors que les oracles ont prédit la mort du héros au combat ? Comment ne pas partager la véhémence de sa colère, s’imaginant ainsi trahie ?

La voici justement, au comble de l’émotion, convaincante à l’extrême, sous les traits charmants et par la voix exceptionnelle de Jeanine de Bique, à cet instant de l’Acte III du dernier opéra italien de Haendel (1741), exprimant, et de quelle merveilleuse manière, son désespoir (largo) et son courroux (allegro).

N’en doutons pas, touché au coeur, Achille l’épousera avant son départ pour Troie.

M’hai resa infelice:
che vanto n’avrai?
Oppressi, dirai,
un’alma fedel.

Le vele se darai
de’ flutti al seno infido,
sconvolga orribil vento
l’instabil elemento,
e innanzi al patrio lido
sommèrgati, crudel.

Tu m’as rendue malheureuse
t’en vanteras-tu ?
Persécuteur
d’une âme fidèle.

Quand vers un traître sein
te porteront tes voiles,
que d’horribles tempêtes
déchainent les flots houleux,
et près de tes rivages
qu’ils te submergent, cruel !

Elle viendra – 6 – Latine ? Anglaise ?

‘Nous mourrons sans vengeance, mais mourons. Oui, c’est bien ainsi
qu’il me plaît de descendre chez les ombres…’

Ainsi avait parlé Didon, et avant qu’elle n’achève, ses servantes la voient retombée sur le fer, l’épée couverte d’une écume de sang, ses mains sans vie.

Virgile – L’Énéide – Livre IV (Le suicide de Didon)

§

En ces temps lointains de ma jeunesse, lourdement armés de notre « GAFFIOT » – les latinistes qui ont survécu n’auront pas oublié combien ce dictionnaire pesait dans nos cartables – nous nous battions avec le vers alambiqué de L’Énéide pour essayer de comprendre quelque chose à la Guerre de Troie racontée par Virgile. Si le récit des combats et la beauté d’Hélène parvenaient parfois à capter notre attention, les amours bouleversées de Didon et Énée n’avaient pas, en revanche, le pouvoir d’aiguiser nos passions..

Le nom ‘Didon’ exerçait pourtant sur notre petit groupe un étrange pouvoir pavlovien: était-il prononcé que le plus vif d’entre nous lançait aussitôt à la compagnie (même en plein cours) une citation, au demeurant exercice de diction, qui dite à toute vitesse devenait, à notre grande satisfaction, une énigme vocale indéchiffrable pour ceux de nos copains qui n’étaient pas encore initiés :

                   « Didon dîna, dit-on, du dos d’un dodu dindon. »

Augustin Cayot – 1711 – Mort de Didon

Lequel d’entre nous – l’aîné avait-il fêté ses 13 ans ? –  se serait-il préoccupé du sort tragique de cette reine mythologique fondatrice de Carthage, dont Virgile, assisté avec ferveur par notre professeur, s’évertuait à nous dire – en latin de l’âge d’or – la souffrance ?  Cette reine qui, accueillant dans son palais Énée défait à Troie, en devient amoureuse et s’unit à lui sur les conseils de sa sœur. Cette reine qui, à peine l’union avec Énée célébrée, est abandonnée par ce nouvel époux reniant son serment, convaincu par la malveillante insistance de Junon de partir à la reconquête illusoire de Rome. Cette reine, digne jusqu’à en mourir, qui, repoussant la condescendance de son traître époux, empoigne l’épée qu’un jour il lui offrit et se transperce la poitrine en s’exclamant fièrement :

« Moriemur inultae, sed moriamur ! »
Nous mourrons invengée, mais mourons !

Henry Füsli – Mort de Didon

En a-t-il inspiré des poètes, des romanciers, des peintres et des musiciens, ce royal suicide de la célèbre Didon !

Henry Purcell par John Closterman - 1695
Henry Purcell par John Closterman – 1695

Dans l’univers musical, cette tragédie n’inspirera pas moins d’une centaine de pièces lyriques depuis « La Didone » de Cavalli en 1641 jusqu’au « Dido and Aenas » de Britten en 1951, en passant par l’opéra fleuve de Berlioz, « Les Troyens ». Mais c’est sans conteste au justement surnommé ‘Orpheus britannicus‘, Henry Purcell, que revient le mérite d’avoir laissé à la postérité le chef d’œuvre absolu de la musique baroque anglaise avec son opéra « Dido and Aeneas » de 1688.

.Quel plus émouvant chant de désespérance que le lamento final, qu’entonne Didon trahie mais digne, se mourant, l’âme déchirée ?

« When I am laid in earth »

Bouleversante noblesse des derniers instants de notre héroïne tragique dans cette incarnation théâtrale par la sublime soprano au nom prédestiné :

Joyce DiDonato

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Récitatif
Ta main, Belinda, les ténèbres m’envahissent,
Sur ton sein laisse-moi reposer,
Je le voudrais encore, mais la Mort m’emporte ;
La Mort est désormais une invitée bienvenue.

Aria
Quand je serai portée en terre, que mes torts ne créent
Aucun trouble, aucun trouble dans ton cœur ;
Souviens-toi de moi, souviens-toi de moi,
Mais ah ! oublie mon destin.

Reines Tudor 2/ ANNA BOLENA

Anne Boleyn – Artiste inconnu © National Portrait Gallery, London

Le roi Enrico (Henry VIII) n’est pas à une injustice près pour arriver à ses fins :
Après avoir répudié, au prix d’un schisme avec Rome, Catherine d’Aragon, sa première épouse, pour s’unir à Anna Bolena (Anne Boleyn), dont il était alors très épris, il n’a de cesse désormais de trouver un prétexte pour se défaire de ce lien qui, certes le prive d’une descendance mâle, mais surtout, qui lui interdit de vivre sa nouvelle passion pour Giovanna (Jane Seymour), dame d’honneur de la reine, qui se refuse à toute relation hors mariage.
Par un vil stratagème consistant d’abord à faire rentrer d’exil l’ancien amant d’Anna, Lord Percy, toujours épris d’elle, puis à les réunir à leur insu et enfin à les « surprendre » lors de cette rencontre, le roi se construit un injuste mais imparable argument : l’impardonnable adultère de la reine.

S’en suivent l’inévitable emprisonnement des deux innocents bernés, et leur condamnation à mort. Malgré ses suppliques auprès du roi Enrico, Giovanna n’en obtiendra aucune grâce. Elle aura au moins regagné la confiance de la reine Anna qui, ayant compris la supercherie du roi, aura pardonné à sa suivante submergée par l’émotion.

Exécution de Anne Boleyn

A la fin du deuxième et dernier acte de l’opéra, alors que les cloches et les canons annonçant l’union d’Enrico et de Giovanna retentissent jusque sous les voûtes de la Tour de Londres, l’ultime scène montre Anna, dominée par le délire, qui s’imagine revivre son mariage « inique » avec Enrico, alors qu’on se prépare à la conduire vers le bourreau.
Dans un élan lyrique des plus virtuoses, avant d’offrir crânement sa nuque à la lame fatale, la reine déchue Anna Bolena lance un appel à la miséricorde qui cache à peine la malédiction qu’elle adresse au nouveau couple royal.

Sur un rythme ternaire obstiné, cinglé de notes héroïques, l’appel à la miséricorde apparaît comme une malédiction proférée à l’encontre du couple illégitime.
La reine se dresse, menaçante devant ses assassins. Faut-il voir dans la dichotomie entre geste vocal et verbal un nouveau trouble du comportement ?  Si oui, cet ultime coup de folie serait coup de génie.

Christophe Rizoud – « Forumopera.com » (02/06/2014)

Coppia iniqua, l'estrema vendetta
non impreco in quest'ora tremenda;
nel sepolcro che aperto m'aspetta
col perdon sul labbro si scenda,
ei m'acquisti clemenza e favore
al cospetto d'un Dio di pietà.

Couple inique, je n’invoque pas 
en cette heure terrible,
une vengeance extrême ;
dans le tombeau qui, ouvert, m’attend,
je veux descendre le pardon aux lèvres
en présence d’un Dieu de miséricorde.

Anna NetrebkoMetropolitan Opera – 15 octobre 2011

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L’opéra romantique et le Bel Canto, par les performances vocales exceptionnelles qu’ils exigent des sopranos à qui ils confient les notes les plus haut perchées et les vocalises extrêmes, font naturellement la part belle à la prima donna. On ne s’étonnera donc pas du fait que le succès de ces opéras demeure indissociable de la qualité des sopranos qui en incarnent les grands rôles.

Ainsi a-t-on dit en 1830, lors de la création d’Anna Bolena, que Giuditta Pasta, la célèbre soprano de l’époque, comptait pour beaucoup dans le triomphe de cet opéra, grâce en particulier à la chaleur de son timbre et à ses qualités d’improvisation vocale.

Il fallut attendre 1957 et la magnifique interprétation de La Callas à la Scala de Milan pour que le rôle ressuscitât.
Anna Netrebko, au sommet de son art au début des années 2010, reprenait alors le flambeau, au Staatsoper de Vienne d’abord, puis au Met.*

* Ces affirmations largement partagées ne se veulent en aucune manière la marque d'un quelconque irrespect ou manque de considération envers toutes ces grandes cantatrices qui ont incarné le rôle dans l'intervalle, telles que Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Beverly Sills, ou Edita Gruberova.
Qu'elles soient toutes ici honorées pour leur immense talent !

A suivre : « Reines Tudor 3/ MARIA STUARDA »

Reines Tudor 1/ Une introduction

Anna Bolena (Acte II – Scène 12) – Gaetano Donizetti

Injustement enfermée à la Tour de Londres où elle attend son exécution, la Reine d’Angleterre, Anna Bolena, émet un dernier rêve désespéré :

Al dolce guidami Castel natìo,
Ai verdi platani,
Al queto rio.
Che i nostri mormora

Sospiri ancor.
Ah ! Colà, dimentico

De’ corsi affanni.
Un giorno rendimi

De’ miei prim’ anni
Un giorno solo
Del nostro amor
.
Ramène-moi au doux château natal,
Sous les verts platanes,
Près du ruisseau tranquille.
Nos soupirs
Y murmurent encore.
Ah ! Là, j’oublie
Mes ennuis accablants.
Un jour, rends-moi
Un jour seulement
De mes jeunes années.
Un jour de notre amour.

Gaetano Donizetti vers 1830

Malgré les grandes libertés qu’il a prises avec l’Histoire, Gaetano Donizetti, maître ô combien prolixe du belcanto, aura, avec ses opéras romantiques, probablement bien plus contribué à la notoriété posthume des Reines Tudor que les plumes les plus exigeantes des biographes et des historiens de la Couronne d’Angleterre. — Le sang du drame ne paraîtrait-il pas plus rouge encore au travers de l’émotion théâtrale et du pouvoir hypnotique de la voix que dans l’imaginaire suggéré par des mots sur la page, fussent-ils scrupuleusement imprégnés de vérité historique ?

D’après Hans Holbein le Jeune, Henri VIII, 1536 –  © National Portrait Gallery, London

Après les dramaturges, les scénaristes, leur temps venu, emboîteront volontiers le pas au librettiste… Il est vrai que le roi Henri VIII Tudor, insatiable consommateur d’épouses, qu’il répudie ou exécute à loisir, affichant à la face de l’histoire ses comportements de monstre sanguinaire, révèle à chacun une source intarissable de caractères bouleversants et de situations dramatiques parmi les plus inspirantes pour qui cherche à représenter le tragique dans son art.

Aussi divers que furent les succès de ses nombreux opéras entre 1816 et 1845, c’est essentiellement au travers du tragique que Donizetti a trouvé la trame profonde de son inspiration. Inspiration dramatique qui atteindra sans doute le point culminant de son expression dans la très remarquable (et tellement virtuose) « scène de la folie » de Lucia de Lammermoor, son opéra emblématique de 1835, – qu’il écrivit, pour la petite histoire, en trois semaines seulement…

Déjà, dans les années précédant ce chef-d’œuvre, le compositeur avait éprouvé un réel intérêt pour les rois et reines de la mythique dynastie Tudor dont Henri VIII, tyran pervers et égoïste, avait, au milieu du XVIème siècle anglais, commencé à écrire l’histoire en lettres de sang.  Ainsi, en cette première moitié du XIXème siècle, dans une « trilogie », qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une, Donizetti offrira à la scène, trois opéras, truffés d’arias splendides et d’impétueuses cabalettes réservés aux cantatrices les plus talentueuses, et directement inspirés du sort tragique de trois reines Tudor :

Anne Boleyn : Anna Bolena (1830)
Mary Stuart : Maria Stuarda (1835)
Elizabeth I : Roberto Devereux (1837)

Le vœu d’Anna Bolena – perdant la raison après son injuste enfermement dans les geôles de la Tour de Londres – de retrouver le doux manoir de sa jeunesse ne se réalisera pas (« Al dolce guidami… »). La hache du bourreau l’attend.
Elle attend d’ailleurs, avant le baisser de rideau de chacune des trois œuvres, l’héroïne ou le héros que le titre a déjà désigné.

Le drame est ici de mise, et le malheur de chaque reine atteint à son paroxysme lors de chaque scène finale partagée entre lâcher prise, hallucinations proches de la démence, et fureur vengeresse. Des reines bouleversantes qui portent l’émotion théâtrale à son sommet à travers l’art accompli des cantatrices qui les incarnent.

∗ ∗ ∗

Cette longue introduction en guise d’invitation à partager la fascination que peuvent exercer les scènes finales de ces trois opéras de Gaetano Donizetti dans lesquels des Reines de l’Histoire confient, par l’entremise d’un formidable compositeur, la réalité, peu ou prou aménagée, de leurs sorts tragiques à des sopranos de légende, aussi merveilleuses cantatrices que brillantes comédiennes. 

Le « Beau Chant » en majesté !

A suivre : « Reines Tudor 2/ ANNA BOLENA »

Allégorie baroque de la douleur… des pauvres hommes victimes du sadisme féminin

Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Alfred de Musset – Nuit de mai – 1835

Nos plus grandes douleurs, frères de souffrance, ne les devons-nous pas à la cruauté de celles qui sont restées sourdes à nos cris d’amour, ont tourné le dos à nos élans enthousiastes, ou percé avec cruauté nos cœurs conquis et dévoués ?

Nos chants les plus beaux, frères de désespérance, Haendel ne les a-t-il pas composés comme un éternel hommage compassionnel à nos chagrins d’amants déçus, d’amoureux délaissés ou de maris trahis ?

Georg-Friedrich Haendel 1685-1759

N’est-ce pas la tyrannie de notre immémoriale peine que chante l’inconsolable Dardano déchiré par le choix cruel d’Oriana de rejoindre les bras d’Amadigi di Gaula, son rival et ami, malgré les manigances de Melissa la sorcière ?*

Mais, l’allégorie, pour être parfaite, et ainsi comprise, en nos temps d’outrances technologiques, exige de l’artiste bien plus que la vocalise, la précision du ciseau ou la finesse du trait ; elle réclame aujourd’hui le mouvement de l’image, le mouvement dans l’image, la démesure de la composition métaphorique jusqu’à l’excès surréel ou fantastique de la représentation. Prix sans doute de sa surprenante et inquiétante beauté moderne.

Enfin, mères castratrices et compagnes dominatrices, sadiques maîtresses qui hantez nos vies, injustes amantes prêtes à accorder la tendresse dont vous nous privez à ces créatures composites tout droit venues du zoo extraordinaire de Jérôme Bosch, nous ferez-vous croire que l’idée d’envisager l’éventualité de notre plaisir masochiste n’a jamais fréquenté votre esprit, tant il est vrai que ne nous ne cessons malgré tout de vous aimer ?

Haendel : Amadigi di Gaula, HWV 11 – Aria « Pena Tiranna »
Acte II scène V

Anthony Roth Costanzo (contralto)
Ensemble Les Violons du Roy dirigé par Jonathan Cohen
Réalisation : AES+F

Pena tiranna                         Une peine tyrannique

Pena tiranna                           C’est une peine tyrannique
io sento al core,                      que je sens en mon cœur,
né spero mai                           et ne pressens jamais
trovar pietà;                            en croiser la pitié ;
amor m’affanna                      l’amour me tourmente
e il mio dolore                         et ma douleur
in tanti guai                             dans tant d’infortune
pace non ha.                            ne trouve aucune paix.

*Haendel - opéra "magique" Amadigi di Gaula (1715) - Aria (lamento) de Dardano


Note recueillie sur les opéras "magiques" de Haendel :
"Ces opéras sont construits à partir de la littérature, démodée au XVIIIe siècle, de l’Arioste et du Tasse. Ils parlent d’enchanteurs, de sorcières et de dragons. En un siècle qui se veut éclairé, les gens sérieux rejettent tous ces oripeaux. Seul cet aimable ahuri de Jean de La Fontaine dit encore « Je chéris l’Arioste et j’estime Le Tasse »."

Siegfried : la mort, la marche

J’ai composé un chœur grec, mais un chœur qui serait pour ainsi dire chanté par l’orchestre.

Richard Wagner 1813-1883

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A propos de la Marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.

Henry de GrouxMort de Siegfried – 1899
Baumann, gendre du peintre, décrit ainsi la scène en 1936 : « les filles du Rhin, les bras tendus, désespérées, jaillissant des vagues, ces belles vagues vertes que de Groux modelait comme des chairs de femme, mais impuissantes à sauver le héros vaincu, renversé […] tandis que Wotan assène en son flanc la lance de mort. » (Extrait du catalogue ARCURIAL – Vente « Éloge du symbolisme » – 26/09/2017)

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Götterdämmerung - Acte II : Le parjure
La manigance du traître Hagen est parvenue à son comble : non seulement Gunther, mais surtout Brünnhilde demandent vengeance et souhaitent la mort de Siegfried, mais encore, c'est de Brunnhilde elle-même que le manipulateur va apprendre que la seule manière d'atteindre Siegfried qui fait toujours face est de le frapper dans le dos.

Le rideau tombe pendant que les futurs époux, Siegfried et Gutrune, qui ne se doutent en rien de la supercherie, entrent en scène.

Götterdämmerung - Acte III : La mort 
Alors que Siegfried raconte sa jeunesse et ses aventures, Hagen l'interrompt, détourne son attention vers deux corbeaux passant au dessus d'eux et lui plante sa lance dans le dos.

Dans son agonie, Siegfried continue son récit plein des meilleurs sentiments pour sa bienaimée Brünnhilde qu'il a trahie sans le vouloir, ni le savoir. Le héros s'éteint souriant, heureux.

Moment musical paroxystique partagé entre la sidération provoquée par la mort du héros et la solennité recueillie de la marche qui accompagne sa dépouille au bûcher.
C’est par cet intermède symphonique poignant, une « marche au néant », appuyé sur les riches et puissantes sonorités des cuivres et des percussions, citant, comme autant d’allusions rétrospectives, divers leitmotive de l’œuvre, que Wagner introduit la tragédie finale du drame complexe du « Ring » : l’immolation volontaire de Brünnhilde et la disparition des dieux dans les flammes du bûcher qui s’empareront du Walhalla pendant que les filles du Rhin se réjouiront d’avoir reconquis l’anneau.

Évocation. Incantation. Un « chœur grec joué par l’orchestre ».

Klaus Tennstedt dirige le London Philharmonic
au Suntory Hall de Tokyo le 18/10/1988 :

« Siegfrieds Tod und Trauermarsch »