Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
On ne s’étonnera pas que les musiciens espagnols aient plus volontiers salué les taureaux que les papillons, confiant leurs improvisations à de rares instruments bien peu communs.
« Mariposas » – musique créative Mar Loi (« handpan ») Pièce musicale narrative créée entre les murs du quartier gothique de Barcelone, en collaboration avec Gülcin Bekar et Manik SoundSculptur
! ! !
Angleterre
Les compositeurs anglais, pour leur part – discrète cependant – ont été un peu plus attentifs à notre lépidoptère, le faisant apparaître en filigrane dans certaines de leurs œuvres comme Britten dans sa pièce pour enfant « The Little Sweep » (Le Petit Ramoneur), ou Arnold Bax dans quelques pièces pour piano inspirées du monde celtique. Haendel au XVIIIème siècle et Frederic Hymen Cowen au début du XXème auront accordé un bel intérêt à ce cher papillon.
Georg Friedrich Haendel (1685-1759) « Qual farfalletta… » Opéra « Partenope » HWV 27 (1730) – Acte II scène 7 Les Arts Florissants – Direction musicale : William Christie Ana Vieira Leite (soprano)
Qual farfalletta Giro a quel lume E ’l mio Cupido Le belle piume Ardendo va.
Quel brio m’alletta Perché m’è fido, La mia costanza Ogn’altra avanza, Cangiar non sa.
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Comme un petit papillon, Je tourne autour de cette lumière, Et mon Cupidon, Aux belles ailes, Brûle d'ardeur.
Cette allure m'attire, puisqu' il m'est fidèle, Ma constance Surpasse toutes les autres. Elle ne sait pas changer.
Frederic Hymen Cowen (1852-1935) The Butterfly’s Ball – concert ouverture (1901) Slovak State Philharmonic Orchestra Direction musicale : Adrian Leaper
"Le bal du papillon" de Cowen est inspiré du poème de William Roscoe « The Butterfly's Ball, and the Grasshopper's Feast ». Il évoque une journée de fête pendant laquelle se réunissent joyeusement les insectes pour saluer la vie éphémère du papillon.
Les premiers vers du poème :
Come take up your Hats, and away let us haste To the Butterfly's Ball, and the Grasshopper's Feast. The Trumpeter, Gad-fly, has summon'd the Crew, And the Revels are now only waiting for you.
So said little Robert, and pacing along, His merry Companions came forth in a Throng. And on the smooth Grass, by the side of a Wood, Beneath a broad Oak that for Ages had stood...
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Prenez vos chapeaux, et hâtons-nous Au bal des papillons et au festin des sauterelles. Le trompettiste, le taon, a convoqué l'équipe, Et les festivités n'attendent plus que vous.
Ainsi parla le petit Robert, et tout en marchant, Ses joyeux compagnons se mirent en route en foule. Et sur l'herbe lisse, à côté d'un bois, Sous un grand chêne qui se dressait depuis des siècles...
Joseph-Michel-Ange Pollet (1854) – Achille et Deidamie
Même si elle l’a rencontré au gynécée de son père, roi de Skyros, déguisé en fillette, et courtisé par Ulysse cherchant à le démasquer, Deidamie n’ignore pas que son amant est bien Achille, le héros destiné à sauver Troie assiégée.
Comment ne pas compatir à la tristesse de cette jeune princesse meurtrie lorsqu’elle apprend qu’il va la quitter pour défendre sa patrie alors que les oracles ont prédit la mort du héros au combat ? Comment ne pas partager la véhémence de sa colère, s’imaginant ainsi trahie ?
La voici justement, au comble de l’émotion, convaincante à l’extrême, sous les traits charmants et par la voix exceptionnelle de Jeanine de Bique, à cet instant de l’Acte III du dernier opéra italien de Haendel (1741), exprimant, et de quelle merveilleuse manière, son désespoir (largo) et son courroux (allegro).
N’en doutons pas, touché au coeur, Achille l’épousera avant son départ pour Troie.
M’hai resa infelice: che vanto n’avrai? Oppressi, dirai, un’alma fedel.
Le vele se darai de’ flutti al seno infido, sconvolga orribil vento l’instabil elemento, e innanzi al patrio lido sommèrgati, crudel.
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Tu m’as rendue malheureuse t’en vanteras-tu ? Persécuteur d’une âme fidèle.
Quand vers un traître sein te porteront tes voiles, que d’horribles tempêtes déchainent les flots houleux, et près de tes rivages qu’ils te submergent, cruel !
Un pensiero voli in ciel, Qu’une pensée vole au ciel
se in cielo è quell’alma bella, si c’est au ciel que se trouve
che la pace m’involò. cette belle âme qui troubla ma paix.
Se in Averno è condannata. Si en enfer il est damné
per avermi disprezzata, pour m’avoir méprisée,
io dal regno delle pene. au royaume des douleurs
il mio bene rapirò. j’enlèverai celui qui fut mon aimé.
Haendel – Delirio amoroso – Première aria
Affligeante banalité, certes, de dire une fois de plus combien la mythologie gréco-latine a inspiré les musiciens et librettistes depuis la Dafné (première femme aimée d’Apollon) de Jacopo Peri en 1598, opéra perdu et reconnu comme le tout premier de l’histoire.
Emboitant le pas de l’Orfeo de Monteverdi, de 1607, ils ne cesseront plus, jusqu’à nos temps modernes, de faire de ces personnages mythiques les héros et les héroïnes de leurs créations. Sur les scènes des théâtres lyriques Rameau convoquera Hippolyte et Aricie, Lully et César Franck, chacun à son tour, inviteront Psyché, Purcell redonnera vie à Didon et Énée, Mozart, jeune prodige de 11 ans en état de grâce, flattera les amours homophiles d’Apollon et Hyacinthe et Berlioz, devenu lui-même démiurge, offrira en cinq actes et neuf tableaux flamboyants et tragiques, Les Troyens à son public. Il faut arrêter la liste.
Chloris par Botticelli « Le Printemps » détail
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Parmi ces héros de la mythologie incarnés dans les œuvres musicales, ceux, ou celles, qui, à l’instar d’Orphée ont fait leur catabase, semblent toutefois provoquer un regain d’intérêt. Mystères et fascination du voyage aux Enfers, au « royaume des douleurs », pour reprendre l’expression de la tendre Chloris.
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C’est à travers un songe inventé pour elle par le cardinal Pamphili que cette nymphe des fleurs et des plantes, va faire sa catabase, dans l’exubérante cantate profane – en forme d’opera seria – Delirio Amoroso, que compose, en 1707, le jeune Haendel fraichement arrivé à Rome.
Georg Friedrich Haendel – 1720 – Attribué à James Thornhill – Cambridge, Fitzwilliam Museum
Cantate « Delirio Amoroso »
Après une ouverture orchestrale conduite par le plus bucolique des instruments, le hautbois, donnant le ton pastoral du sujet, la soprano, pour l’instant récitante, introduit l’histoire : Thyrsis, son bienaimé est mort. Et comme il méprisait son amour elle imagine – là est son « délire » – qu’il est désormais en enfer où il paie son indifférence. Avec la première aria « Qu’une pensée vole au ciel… », devenue Chloris éplorée par le deuil, elle décide d’aller le sauver du feu éternel. Voyage infructueux, Thyrsis continue de lui échapper. Pourtant, dans un ultime élan compassionnel elle l’éloigne malgré lui des sévices de l’enfer et l’accompagne jusqu’aux Champs Élysées qu’elle illustre par un dernier menuet délicieux :
« Sur ces rives douces et sereines chaque fleur nait d’elle-même avec le sourire ».
Et la soprano redevient narratrice pour une évidente conclusion : tout cela n’était qu’imaginaire !
Et si elle ne voyait plus la belle lumière D’un soleil qui s’était éteint Elle l’aura au moins vu dans ses rêves
Quel beau rêve partagé entre les délices et les broderies d’une voix d’exception et les brillants solos d’instruments dont Haendel se souviendra dans ses futures compositions.
Kateryna Kasper (soprano) Freiburger Barockorchester
René Jacobs (direction)
Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Alfred de Musset – Nuit de mai – 1835
Nos plus grandes douleurs, frères de souffrance, ne les devons-nous pas à la cruauté de celles qui sont restées sourdes à nos cris d’amour, ont tourné le dos à nos élans enthousiastes, ou percé avec cruauté nos cœurs conquis et dévoués ?
Nos chants les plus beaux, frères de désespérance, Haendel ne les a-t-il pas composés comme un éternel hommage compassionnel à nos chagrins d’amants déçus, d’amoureux délaissés ou de maris trahis ?
Georg-Friedrich Haendel 1685-1759
N’est-ce pas la tyrannie de notre immémoriale peine que chante l’inconsolable Dardano déchiré par le choix cruel d’Oriana de rejoindre les bras d’Amadigi di Gaula, son rival et ami, malgré les manigances de Melissa la sorcière ?*
Mais, l’allégorie, pour être parfaite, et ainsi comprise, en nos temps d’outrances technologiques, exige de l’artiste bien plus que la vocalise, la précision du ciseau ou la finesse du trait ; elle réclame aujourd’hui le mouvement de l’image, le mouvement dans l’image, la démesure de la composition métaphorique jusqu’à l’excès surréel ou fantastique de la représentation. Prix sans doute de sa surprenante et inquiétante beauté moderne.
Enfin, mères castratrices et compagnes dominatrices, sadiques maîtresses qui hantez nos vies, injustes amantes prêtes à accorder la tendresse dont vous nous privez à ces créatures composites tout droit venues du zoo extraordinaire de Jérôme Bosch, nous ferez-vous croire que l’idée d’envisager l’éventualité de notre plaisir masochiste n’a jamais fréquenté votre esprit, tant il est vrai que ne nous ne cessons malgré tout de vous aimer ?
Haendel : Amadigi di Gaula, HWV 11 – Aria « Pena Tiranna » Acte II scène V
Anthony Roth Costanzo (contralto) Ensemble Les Violons du Roy dirigé par Jonathan Cohen Réalisation : AES+F
Pena tirannaUne peine tyrannique
Pena tiranna C’est une peine tyrannique io sento al core, que je sens en mon cœur, né spero mai et ne pressens jamais trovar pietà; en croiser la pitié ; amor m’affanna l’amour me tourmente e il mio dolore et ma douleur in tanti guai dans tant d’infortune pace non ha. ne trouve aucune paix.
*Haendel - opéra "magique" Amadigi di Gaula (1715) - Aria (lamento) de Dardano
Note recueillie sur les opéras "magiques" de Haendel :"Ces opéras sont construits à partir de la littérature, démodée au XVIIIe siècle, de l’Arioste et du Tasse. Ils parlent d’enchanteurs, de sorcières et de dragons. En un siècle qui se veut éclairé, les gens sérieux rejettent tous ces oripeaux. Seul cet aimable ahuri de Jean de La Fontaine dit encore « Je chéris l’Arioste et j’estime Le Tasse »."
Nous, nous avons nos matins blêmes Et l’âme grise de Verlaine Eux c’est la mélancolie même À Göttingen, à Göttingen
Barbara
Et au printemps de cette année, Göttingen avait une bonne raison – elle n’était pas la seule – de se perdre en mélancolie : d’un malheureux coup de queue un lointain pangolin faisait tomber à l’eau son 100ème Festival Haendel (Internationalen Händel-Festspiele Göttingen)
A l’eau ! Qu’à cela ne tienne ! Laurence Cummings et l’Orchestre du Festival, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, en profiteraient pour agrémenter à leur manière, circonstance aquatique et situation sanitaire obligent, l’Air de la première suite Water Music de Haendel…
C’est beau, c’est surprenant, un peu potache…
… et ça mouille, évidemment !
Bonnes vacances à tous !
Pendant l’été les braises resteront ardentes et l’ombre n’en sera que plus douce…
Comment, sans une dose certaine d’exagération, une pincée d’outrance, et un zeste d’angélisme, mes vœux pour ce début d’année résisteraient-ils à l’inéluctable érosion que ne manqueront pas d’infliger à leur réalisation les onze mois qui les suivent ? Aucun excès, en tout cas, ne saurait retrancher la moindre fraction à la sincérité qui les inspire.
Alors :
Ψ – Puissions-nous entonner chaque jour de notre nouvelle année, avec le même enthousiasme et le même gracieux sourire que ceux qu’affiche ici la très british Carolyn Sampson interprétant Sémélé, ce chant réjoui :
« Oh extase du bonheur…! »
— Et avec la même voix peut-être, qui sait ?… « Exagération », disions-nous ?
Et si, ce faisant, nous menaçaient de trop près les vanités du Narcisse, qu’un trait d’humour, aussitôt, vienne en chasser l’écho, fussions-nous, comme Sémélé elle-même, fille d’Harmonie, mère de Dionysos, et amante de Jupiter. (Quel C.V. !)
Aimons-nous donc nous-mêmes, nous n’en aimerons que mieux ceux qui nous entourent ! Mais gardons-nous de laisser le tain de notre miroir occulter l’issue de notre prison !
Oh, ecstasy of happiness! Celestial graces I discover in each feature!
Air
Myself I shall adore, If I persist in gazing. No object sure before Was ever half so pleasing. Myself. . . da capo
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Récitatif
Oh extase du bonheur, grâces célestes que je découvre dans chacun de mes traits !
Aria
Je m’adorerai moi-même si je continue à me regarder. Nul objet il est sûr à ce jour n’a atteint ne serait-ce que la moitié de cette beauté. Je m’adorerai… da Capo
§
Ψ – Puisse cette nouvelle année, Mesdames, accroître encore, selon vos souhaits légitimes, vos droits dans nos sociétés vieillissantes !
Puisse le Ciel — il n’y aura plus que lui pour cela — nous protéger, Messieurs les pauvres hommes, des éventuels abus auxquels elles pourraient, par vengeance, par sadisme ou tout simplement par plaisir, être tentées de nous exposer… !
Quelques cas sérieux ont déjà été recensés… et certains disent — mauvaises langues, évidemment — que nous y avons pris goût :
§
Ψ – Enfin, et surtout, puissions-nous tous, chacun à sa manière et avec ses moyens, propulser nos énergies personnelles dans la seule direction qui vaille : celle qui conduit à la PAIX ! Tenterons-nous la magique utopie d’utiliser tous la même boussole ?
Mais, convenons-en, les mots ne savent pas tout dire. Surtout si c’est au cœur que l’on s’adresse. Seule la musique connaît le langage subtil de l’intime, de l’immatériel, de l’éternel. Laissons-la donc, avec une suave élégance, offrir à nos âmes, pour les convaincre s’il en était besoin, un avant-goût du bonheur simple dont la paix est porteuse.
Bill Evans (piano) – « Peace piece » (enregistrée en concert en 1958)
§ § §
Merci à tous de venir fidèlement sur « Perles d’Orphée » et « De Braises et d’Ombre », depuis tant d’années maintenant, partager avec moi un regard, une larme ou un sourire. Quel bel honneur vous me faites, quel formidable plaisir vous m’offrez, en ajoutant chaque jour un maillon nouveau à cette chaîne de l’émotion dont je ne pouvais imaginer en la créant qu’elle grandirait ainsi.
L’homme croit que le Temps se repose Alors qu’il déploie secrètement ses ailes. Mais si ses coups sont cachés, Ses outrages sont ensuite évidents.
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Aria de la Désillusion – Trionfo del Tempo e del Disinganno (Haendel)
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Bellezza (Beauté) prend conscience qu’elle a trop laissé Plaisir conduire sa vie. Elle peste sur son fauteuil, furieuse, contre elle-même sans doute. Alors que Temps (impassible, sûr de lui et un rien dédaigneux derrière son cigare et ses lunettes à la mode) réunit dans cette salle de cinéma les fantômes, bien jeunes, de celles qui hier encore, étaient elles-même alors « Beauté », toutes inconditionnelles accros aux conseils de Plaisir, avant que la mort ne les emporte. Disinganno (Désillusion, mais autant dire Vérité) rappelle, sourire narquois au coin des lèvres, l’évidence dévastatrice : même depuis l’ombre où l’on veut parfois le tenir caché, le temps assène ses coups, inévitablement. Le velouté du contralto de Sara Mingardo est si caressant que la tragédie qu’il annonce n’en apparaît que plus effrayante encore.
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Cinq ans ! Cinq années déjà depuis la naïve publication de mon premier billet sur « Perles d’Orphée ». Cinq ans de partage avec vous — toujours plus nombreux, généreux et fidèles — des émotions, le plus souvent poétiques ou musicales, que j’ai pris, depuis, l’habitude de confier à ce journal intime ouvert à tous…
N’eût été le rappel rigoureux des horloges électroniques de l’hébergeur de ce blog et de son double puiné, « De braises etd’ombre « , j’aurais, moi aussi, continué de croire que le temps se reposait derrière leurs pages.
Mais illusion ! Il ne connaît pas de répit, le bougre. Il triomphe toujours. Et force est de reprendre ici pour mon propre compte la sagesse sarcastique de Disinganno raillant l’inconséquence de Bellezza désemparée.
Faut-il considérer mon oubli du temps comme l’effet du plaisir que j’ai ressenti, pendant toutes ces années, à composer chacun de ces modestes billets ? Assurément oui !
Benedetto Pamphili (1653-1730)
G.F. Haendel (1685-1759)
Le Cardinal Pamphili ne se trompait donc pas en affirmant par le livret très moralisateur qui devait donner naissance en 1707 au premier oratorio (étonnamment sans chœur) d’un jeune musicien prodige de 22 ans, Georg Friedrich Haendel — IlTrionfo del Tempo et del Disinganno —, que Plaisir, ce frère rebelle, était maître en l’art de faire oublier Temps, l’intraitable tyran.
Mais maître pourtant bien spécieux, au pouvoir illusoire…!
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En un mot donc, c’est le cinquième anniversaire de ce « glorieux » moment de novembre 2012 qui a vu ma prétention l’emporter sur ma réserve. — Il est vrai que s’agissant de quinquennat, en politique du moins, l’attitude n’est pas des plus rares… Mais qui alors aurait parié sur une telle longévité qu’aucune institution, pour le coup, ne garantissait ?
Belle occasion en tout cas pour nous réunir autour d’un verre, autour d’une table. Et quelle table ! Allégories en scène et à la cène, mes extraordinaires invités du jour sont déjà installés : Beauté, Plaisir, Temps et Désillusion (que je préfère tellement appeler Vérité).
Étonnant quatuor ! N’est-ce pas ?
A peine réunis les voilà, enfants turbulents, qui se chamaillent à loisir. Un vrai repas de famille ! Beauté fait sa capricieuse, Plaisir l’invite à la suave délectation de l’instant, Temps brandit la menace de la mort tandis que, avertie et discrète, Désillusion tempère ardeurs et outrances sans perdre de sa convaincante lucidité.
Bellezza : C’est la magnifique Sabine Devieihle. Elle veut du temps pour réfléchir, et n’en veut pas. Se laisser séduire par les illusoires caprices du présent ou s’astreindre à la sagesse de penser au lendemain, la question l’irrite, la contrarie. Mais tant mieux ! Quelles sont belles les colères d’une soprano d’une telle qualité ! Surtout quand c’est le Maestro Haendel qui les dicte. La Beauté ainsi incarnée est si terriblement, mais si merveilleusement, humaine.
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Piacere : Ah, Plaisir ! D’une voix inégalable, le contre-ténor argentin Franco Fagioli, ne cesse de prodiguer à Bellezza ses conseils hédonistes et l’encourage avec insistance à céder aux caprices de l’instant. Tant de musicalité et de virtuosité pour séduire… On succomberait à moins.
Tempo : Fallait-il moins qu’un ténor doté d’une voix longue de plus de trois octaves pour incarner Temps ? Avec rondeur et puissance le ténor américain Michael Spyres, s’acharne à rappeler à Beauté l’implacable finitude de l’existence et l’exhorte à plus de raison. La tentation du bien en majesté.
Disinganno : Désillusion, enfin, qui sait le danger de céder aux leurres autant qu’elle connaît la fulgurance du temps, met en garde Beauté contre le risque des lendemains désenchantés. La soumission au plaisir ne saurait faire oublier combien sont illusoires et éphémères l’apparence, la jeunesse, les plaisirs stériles, la vie. Quand elle prend la voix de Sara Mingardo, la Vérité triomphe une seconde fois.
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Cinq ans !
Voilà un anniversaire qui mérite bien un aussi rare enchantement :
Le Quatuor vocal de « Il Trionfo del Tempo et del Disinganno » de Haendel.
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— Tous les repas de famille devraient être réglés par Haendel !
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L'oratorio a été métamorphosé en opéra par Krzysztof Warlikowski en 2016 (les vidéos insérées dans ce billet en sont extraites)Dans la fosse d'orchestre : Le Concert d'Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm
Information en guise d’épilogue :
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A la fin de l’oratorio original, la Bellezza du Cardinal Pamphili, ralliant les arguments de Tempo et de Disinganno, décide de confier son destin à Dieu et prend le voile.
Dans la version éminemment moderne de Warlikowski, Beauté finit par céder au désespoir de la jeunesse actuelle. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération elle se laisse étourdir par les ivresses multiformes et les plaisirs à haut risque jusqu’au moment où, assaillie par la mort de son jeune ami à la suite d’une soirée chargée en produits divers, elle ne trouvera aucune autre issue à son mal être que le suicide.
Ma mère, vous vous penchiez sur nous, sur ce départ d’anges et pour que le voyage soit paisible, pour que rien n’agitât nos rêves, vous effaciez du drap ce pli, cette ombre, cette houle…
Antoine de Saint-Exupéry – « Lettres à sa mère » – Éditions Gallimard
Amour de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s’agissait de son fils. Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l’aimé, le pauvre aimé si peu divin.
Albert Cohen – « Le livre de ma mère » – Éditions Gallimard
Aucun être au monde, exceptée celle qui des fils de sa chair a tissé notre chair, ne pourrait abriter en son sein telle incommensurable et imprescriptible vocation à nous aimer. Alors, qui, lorsque sur nous s’abat l’ombre de l’infortune ou le glaive du malheur, serait davantage que notre mère elle-même submergé par cette indomptable montée des larmes ?
Fallait-il que Maître Haendel, composant, en ces jours de 1723, son « Giulio Cesare in Egitto », eût été particulièrement inspiré par cette intemporelle image de l’amour maternel pour que naquît de sa plume sensible un aussi magnifique et poignant duettino pour contralto et soprano, « Son nata a lagrimar » (Je suis née pour pleurer).
Dialogue lyrique entre une mère et son fils accablés par un injuste sort et réunis pour un ultime instant d’affection partagée ; pathétique duo d’amour, véritable chant de séparation où se mêlent avec pudeur et dignité, à travers les subtiles palpitations des cordes psalmodiant un plaintif continuo en mi mineur, les lamentations désespérées d’une mère éplorée et l’infinie tendresse de son enfant.
Un des plus beaux duos qui se puissent entendre sur une scène d’opéra.
— Le superlatif n’est pas usurpé…
… l’hommage à toutes nos mères n’en sera que plus grand !
Ω
Sextus, fils de Cornélie, a défié le roi d’Égypte, Ptolémée, qui, croyant ainsi plaire à César, vient d’assassiner Pompée, leur père et époux. Le jeune homme est sur le point d’être emmené par la garde royale qui l’a interpelé. Avant que ne tombe le rideau sur l’incarcération de son enfant et sur le premier acte, Cornélie est autorisée à retrouver une dernière fois ce fils infortuné.
Son nata/o a lagrimar/sospirar,
e il dolce mio conforto,
ah, sempre piangerò.
Se il fato ci tradì,
sereno e lieto dì
mai più sperar potrò.
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Je suis né/e pour pleurer/soupirer,
et toujours je regretterai
mon doux réconfort.
Si le destin nous a trahis,
plus jamais je ne pourrai espérer
un jour serein ou gai.
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Ω
Cornélie : Randi Stene (contralto)
Sextus : Tuva Semmingsen (soprano)
Royal Danish Opera – 2005
Ω
Mais, quel que soit le sort qui t’attend dans la lutte,
La palme ou le cyprès, le triomphe ou la chute,
Souviens-toi qu’en ce monde il est du moins un cœur
Qui t’aimera vaincu tout autant que vainqueur,
Et, contre tous les coups d’une fortune amère,
Que toujours, mon enfant, il te reste ta mère !
Auguste Lacaussade – « Vocation » in « Poèmes et paysages » (1897)
Pauvre Cécile, jeune patricienne du IIIème siècle, dont la légende étrange rapporte que, mariée contre son gré, elle voulut rester vierge par respect pour le dieu qu’elle adorait, convertit à sa foi la plupart de son entourage en commençant par son mari, et finit, après avoir légué sa maison au Pape, sous la hache mal aiguisée d’un bourreau qui ne put, horreur, terminer sa décollation malgré plusieurs essais incomplets.
Pas vraiment de raison dans cette histoire pour qu’on fît d’elle la patronne des musiciens et des luthiers ! Sauf qu’il s’est dit un jour que sur le chemin vers son martyre, Cécile entendit une musique venue du Ciel. Il n’en fallait pas plus…!
Mais qu’en son nom les musiciens, et pas les moindres, ont écrit de merveilleuses pages !
Depuis le XVIème siècle on ne compte plus les partitions dont Sainte-Cécile est l’inspiratrice : de Marenzio, madrigaliste de la Renaissance, jusqu’à notre contemporain, le compositeur estonien Arvo Pärt, et avant lui le très britannique Benjamin Britten (né un 22 novembre), en passant par Purcell, Haydn, Haendel, Gounod et Liszt lui-même, entre autres, les musiciens de toutes époques n’ont pas manqué d’honorer, et de quelle manière, leur sainte patronne.
Parmi ces trésors, il y a ceux que l’on découvre ou redécouvre à l’occasion de cette vraie fête de la Musique, et ceux qu’on ne se lasse pas d’écouter, qui n’ont besoin d’aucun autre prétexte que celui du plaisir dont ils nous abreuvent.
En voici quelques extraits pour fêter la Musique et les Musiciens :
Une façon de chanter bien fort et bien haut : VIVE LA MUSIQUE !!!
Henry Purcell – Portrait par Closterman – 1695
Ode for St.Cecilia’s Day – « Hail bright Cecilia »