Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Je me laissais glisser vers l’hiver tout me semblait facile je n’étais qu’un mendiant dessous les porches verts jamais tu n’aurais dû t’asseoir si près de moi Je sais bien tu as froid je le savais déjà à regarder tes yeux à deviner ta vie que tu le veuilles ou non que je le veuille ou non tu danses dans mes nuits mes jours deviennent nuits pour rêver plus longtemps et je nage éveillé dans ton visage-pluie Je ne dirai plus rien et pas même ton nom mais ne va pas trop loin surtout ne dis pas non et reste donc pour moi comme un printemps fragile Sur ta poitrine douce des saisons impossibles jamais sur ton épaule ne s’useront mes lèvres jamais je ne prendrai ton regard dans mes mains Une feuille de neige cicatrise ton ventre je déchire les jours pour t’en faire un manteau
L’homme croit que le Temps se repose Alors qu’il déploie secrètement ses ailes. Mais si ses coups sont cachés, Ses outrages sont ensuite évidents.
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Aria de la Désillusion – Trionfo del Tempo e del Disinganno (Haendel)
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Bellezza (Beauté) prend conscience qu’elle a trop laissé Plaisir conduire sa vie. Elle peste sur son fauteuil, furieuse, contre elle-même sans doute. Alors que Temps (impassible, sûr de lui et un rien dédaigneux derrière son cigare et ses lunettes à la mode) réunit dans cette salle de cinéma les fantômes, bien jeunes, de celles qui hier encore, étaient elles-même alors « Beauté », toutes inconditionnelles accros aux conseils de Plaisir, avant que la mort ne les emporte. Disinganno (Désillusion, mais autant dire Vérité) rappelle, sourire narquois au coin des lèvres, l’évidence dévastatrice : même depuis l’ombre où l’on veut parfois le tenir caché, le temps assène ses coups, inévitablement. Le velouté du contralto de Sara Mingardo est si caressant que la tragédie qu’il annonce n’en apparaît que plus effrayante encore.
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Cinq ans ! Cinq années déjà depuis la naïve publication de mon premier billet sur « Perles d’Orphée ». Cinq ans de partage avec vous — toujours plus nombreux, généreux et fidèles — des émotions, le plus souvent poétiques ou musicales, que j’ai pris, depuis, l’habitude de confier à ce journal intime ouvert à tous…
N’eût été le rappel rigoureux des horloges électroniques de l’hébergeur de ce blog et de son double puiné, « De braises etd’ombre « , j’aurais, moi aussi, continué de croire que le temps se reposait derrière leurs pages.
Mais illusion ! Il ne connaît pas de répit, le bougre. Il triomphe toujours. Et force est de reprendre ici pour mon propre compte la sagesse sarcastique de Disinganno raillant l’inconséquence de Bellezza désemparée.
Faut-il considérer mon oubli du temps comme l’effet du plaisir que j’ai ressenti, pendant toutes ces années, à composer chacun de ces modestes billets ? Assurément oui !
Benedetto Pamphili (1653-1730)
G.F. Haendel (1685-1759)
Le Cardinal Pamphili ne se trompait donc pas en affirmant par le livret très moralisateur qui devait donner naissance en 1707 au premier oratorio (étonnamment sans chœur) d’un jeune musicien prodige de 22 ans, Georg Friedrich Haendel — IlTrionfo del Tempo et del Disinganno —, que Plaisir, ce frère rebelle, était maître en l’art de faire oublier Temps, l’intraitable tyran.
Mais maître pourtant bien spécieux, au pouvoir illusoire…!
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En un mot donc, c’est le cinquième anniversaire de ce « glorieux » moment de novembre 2012 qui a vu ma prétention l’emporter sur ma réserve. — Il est vrai que s’agissant de quinquennat, en politique du moins, l’attitude n’est pas des plus rares… Mais qui alors aurait parié sur une telle longévité qu’aucune institution, pour le coup, ne garantissait ?
Belle occasion en tout cas pour nous réunir autour d’un verre, autour d’une table. Et quelle table ! Allégories en scène et à la cène, mes extraordinaires invités du jour sont déjà installés : Beauté, Plaisir, Temps et Désillusion (que je préfère tellement appeler Vérité).
Étonnant quatuor ! N’est-ce pas ?
A peine réunis les voilà, enfants turbulents, qui se chamaillent à loisir. Un vrai repas de famille ! Beauté fait sa capricieuse, Plaisir l’invite à la suave délectation de l’instant, Temps brandit la menace de la mort tandis que, avertie et discrète, Désillusion tempère ardeurs et outrances sans perdre de sa convaincante lucidité.
Bellezza : C’est la magnifique Sabine Devieihle. Elle veut du temps pour réfléchir, et n’en veut pas. Se laisser séduire par les illusoires caprices du présent ou s’astreindre à la sagesse de penser au lendemain, la question l’irrite, la contrarie. Mais tant mieux ! Quelles sont belles les colères d’une soprano d’une telle qualité ! Surtout quand c’est le Maestro Haendel qui les dicte. La Beauté ainsi incarnée est si terriblement, mais si merveilleusement, humaine.
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Piacere : Ah, Plaisir ! D’une voix inégalable, le contre-ténor argentin Franco Fagioli, ne cesse de prodiguer à Bellezza ses conseils hédonistes et l’encourage avec insistance à céder aux caprices de l’instant. Tant de musicalité et de virtuosité pour séduire… On succomberait à moins.
Tempo : Fallait-il moins qu’un ténor doté d’une voix longue de plus de trois octaves pour incarner Temps ? Avec rondeur et puissance le ténor américain Michael Spyres, s’acharne à rappeler à Beauté l’implacable finitude de l’existence et l’exhorte à plus de raison. La tentation du bien en majesté.
Disinganno : Désillusion, enfin, qui sait le danger de céder aux leurres autant qu’elle connaît la fulgurance du temps, met en garde Beauté contre le risque des lendemains désenchantés. La soumission au plaisir ne saurait faire oublier combien sont illusoires et éphémères l’apparence, la jeunesse, les plaisirs stériles, la vie. Quand elle prend la voix de Sara Mingardo, la Vérité triomphe une seconde fois.
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Cinq ans !
Voilà un anniversaire qui mérite bien un aussi rare enchantement :
Le Quatuor vocal de « Il Trionfo del Tempo et del Disinganno » de Haendel.
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— Tous les repas de famille devraient être réglés par Haendel !
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L'oratorio a été métamorphosé en opéra par Krzysztof Warlikowski en 2016 (les vidéos insérées dans ce billet en sont extraites)Dans la fosse d'orchestre : Le Concert d'Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm
Information en guise d’épilogue :
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A la fin de l’oratorio original, la Bellezza du Cardinal Pamphili, ralliant les arguments de Tempo et de Disinganno, décide de confier son destin à Dieu et prend le voile.
Dans la version éminemment moderne de Warlikowski, Beauté finit par céder au désespoir de la jeunesse actuelle. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération elle se laisse étourdir par les ivresses multiformes et les plaisirs à haut risque jusqu’au moment où, assaillie par la mort de son jeune ami à la suite d’une soirée chargée en produits divers, elle ne trouvera aucune autre issue à son mal être que le suicide.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy