Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
« Dis-moi quel est ton infini, je saurai le sens de ton univers, est-ce l’infini de la mer ou du ciel, est-ce l’infini de la terre profonde ou celui du bûcher ? » Dans le règne de l’imagination, l’infini est la région où l’imagination s’affirme comme imagination pure, où elle est libre et seule, vaincue et victorieuse, orgueilleuse et tremblante. Alors les images s’élancent et se perdent, elles s’élèvent et elles s’écrasent dans leur hauteur même. Alors s’impose le réalisme de l’irréalité.
…
On comprend les figures par leur transfiguration.
Gaston Bachelard – L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement
– À cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort.
– Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.
– Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un système de citations.
Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour revivre.
Marguerite Yourcenar – Anna, soror… (1981)
Borges a-t-il vraiment écrit ce poème inspiré par ses ultimes moments de vie ? Peut-être ! Ou peut-être pas !
Qu’importe ! Rien n’interdit d’imaginer notre vieux maître, si curieux, si sympathique, le dictant à un des étudiants qui remplissaient régulièrement auprès de lui – et avec délectation – la fonction de « lecteur ».
Tout invite à l’adopter celui qui, au même âge ou presque que l’auteur, trouve modestement à travers ses évocations un miroir où plonger son propre regard introspectif.
Instants
Si je pouvais de nouveau vivre ma vie, dans la prochaine je tâcherais de commettre plus d’erreurs. Je ne chercherais pas à être aussi méticuleux, je me relacherais plus. Je serais plus bête que je ne l’ai été, en fait je prendrais très peu de choses au sérieux. Je mènerais une vie moins hygiénique. Je courrais plus de risques, je voyagerais plus, je contemplerais plus de crépuscules, j’escaladerais plus de montagnes, je nagerais dans plus de rivières. J’irais dans plus de lieux où je ne suis jamais allé, je mangerais plus de crèmes glacées et moins de fèves, j’aurais plus de problèmes réels et moins d’imaginaires.
J’ai été, moi, l’une de ces personnes qui vivent sagement et pleinement chaque minute de leur vie ; bien sûr, j’ai eu des moments de joie. Mais si je pouvais revenir en arrière, j’essaierais de n’avoir que de bons moments.
Au cas où vous ne le sauriez pas, c’est de cela qu’est faite la vie, seulement de moments ; ne laisse pas le présent t’échapper.
J’étais, moi, de ceux qui jamais ne se déplacent sans un thermomètre, un bol d’eau chaude, un parapluie et un parachute ; si je pouvais revivre ma vie, je voyagerais plus léger.
Si je pouvais revivre ma vie je commencerais d’aller pieds nus au début du printemps et pieds nus je continuerais jusqu’au bout de l’automne. Je ferais plus de tours de manège, je contemplerais plus d’aurores, et je jouerais avec plus d’enfants, si j’avais encore une fois la vie devant moi.
Mais voyez-vous, j’ai 85 ans… et je sais que je me meurs.
L’Égypte, et avec elle le monde entier, se félicite, à l’occasion de sa récente inauguration en grandes pompes, de l’ouverture du G.M.E. (Grand Musée Égyptien) au Caire, au pied des Pyramides de Gizeh, considérable trésor mémoriel de cette antique civilisation. Pendant que – « règne de la quantité » oblige – la presse internationale salue surtout les chiffres : le colossal investissement financier, les milliers de mètres carrés, les nombreuses péripéties de vingt années de travaux, le gouvernement égyptien se frotte les mains en évaluant – « signe des temps » – la manne économique que promet la surfréquentation touristique attendue – motivation tristement essentielle, semble-t-il, de l’immense projet.
Ramsès II jeune (XIIIème av JC) – Percy Bysshe Shelley 1792-1822
Mais un petit esprit chagrin, misanthrope et pessimiste, comme on ne peut manquer de l’être après avoir bien longtemps regardé les hommes, s’est souvenu d’un sonnet de Percy Bysshe Shelley, « Ozymandias », que le poète romantique anglais écrivit en 1817, au moment où le British Museum annonçait avoir acquis un important fragment de la statue de Ramsès II jeune, datée du XIIIème siècle avant notre ère.
Richard Attenborough dit « Ozymandias » *
Ozymandias (Percy Bysshe Shelley)
J’ai rencontré un voyageur de retour d’une terre antique Qui m’a dit : – « Deux jambes de pierre immenses et dépourvues de buste Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable, À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,
La lèvre plissée et le rictus de froide autorité Disent que son sculpteur sut lire les passions Qui survivent encore dans ces objets sans vie À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.
Et sur le piédestal apparaissent ces mots : «Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois. Voyez mon œuvre, ô puissants, et désespérez!»
Auprès, rien ne demeure. Autour des ruines De cette colossale épave, infinis et nus, Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »
*transcription grecque d’une partie de la titulature royale du célèbre pharaon Ramsès II (dont le nom complet était Ousir-Maât-Rê Setepenrê Ramessou Miamun).
. . .
Alors, une fois encore, avec son inébranlable pertinence, a retenti la parole de l’Ecclésiaste :
Vanitas vanitatum et omnia vanitas.
Un regard s’est retourné non sans nostalgie vers la grande perplexité d’un lycéen du temps lointain à qui un certain professeur de philosophie avait alors demandé de commenter cette remarque de Paul Valéry :
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et puis, enfin, sage constat soudain sorti d’une réplique de théâtre, un fugitif soupçon de consolation :
The pen is mightier than the sword.*
Richelieu – pièce de théâtre d’Edward Bulwer-Lytton – 1839 (Acte II – Scène 2)
Reprise d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 5/07/2015 : « Lumière blessée /5 – Clairvoyance et prévoyance… »
On ne peut pas dire, malgré tout l’intérêt que Voltaire portait à ce fabuliste normand, et la sympathie que ses ouvrages inspiraient à Grimm, que Jean Jacques François Marin BOISARD (1744-1833) ait marqué sa postérité d’un souvenir impérissable. – Aucun portrait de cet auteur n’est, semble-t-il, parvenu jusqu’à nous. La Fontaine, à l’évidence, n’avait pas laissé beaucoup d’espace aux prétentions de ses successeurs. Pourtant, quand le hasard met sur notre route quelques unes des mille et quelques fables de ce pauvre conteur oublié, force est de reconnaître la pertinence de son observation, d’apprécier la réelle qualité de sa relation. Il est vrai que les vents des modes érodent aisément les velléités de justice de l’Histoire. Sic transit gloria mundi !
Comme l’illustrent ses deux fables « bien vues », celui qu’atteint la cécité, doit apprendre également à développer ses perceptions jusqu’à la clairvoyance, et à se prémunir, indispensable prévoyance, des inévitables importuns. Faut-il encore que la nature ait doté ce malheureux d’une sage logique sans laquelle clairvoyance et prévoyance ne demeureraient qu’habiletés de cirque.
L’aveugle clair-voyant
La dame qui nous vient de fausser compagnie A les dents belles, dit l’aveugle Saunderson*. Vous pourriez bien avoir raison ; Mais qui vous a si bien informé, je vous prie, Dit le maître de la maison ? Personne, reprit-il, j’en donne ma parole ; Et je n’y vois pas, mais j’entends : La dame rit toujours, et ne paraît pas folle ; Et de là je conclus qu’elle a de belles dents.
* Nicholas Saunderson (1682-1739) : Mathématicien anglais et aveugle. Enseignant comme professeur émérite à Cambridge, ayant occupé la chaire de son prédécesseur Whiston, lui-même successeur de Newton.
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L’aveugle qui portait une lanterne
Un aveugle la nuit portait une lanterne. Du monde apparemment le bonhomme se berne, Dit tout bas en passant un sage en manteau noir ; De quoi cela sert-il à qui ne peut y voir ? Oh cela sert, dit le bonhomme, À me garantir de l’ennui D’être choqué par des gens comme Il en est beaucoup aujourd’hui. Ce n’est pas chose singulière, Ni tout à fait neuve en tout cas, Que l’on répande la lumière, Quoique l’on n’en profite pas.
Matthias Janson – « A travers les siècles » à Cesīs (Lettonie)
De tout, il resta trois choses : la certitude que tout était en train de commencer, la certitude qu’il fallait continuer, la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé. Faire de l’interruption un nouveau chemin, faire de la chute un pas de danse, faire de la peur un escalier, du rêve, un pont, de la recherche… une rencontre.
Fernando Sabino 1923-2004
Brésil
Certeza
De tudo ficaram três coisas… A certeza de que estamos começando… A certeza de que é preciso continuar… A certeza de que podemos ser interrompidos antes de terminar… Façamos da interrupção um caminho novo… Da queda, um passo de dança… Do medo, uma escada… Do sonho, uma ponte… Da procura, um encontro!
Celui qui vit de souvenirs Traîne une mort interminable Il s’écoute dans les échos Qui n’ont que le son de sa voix Il se cherche sur des images Qui furent tracées sur le sable Et les miroirs où il se voit Sont laiteux comme un œil de mort À quoi bon hier et demain Demain le paradis des prêtres Demain venu de deux mille ans Pour étrangler l’amour du jour
L’âge d’or est dans la minute Dans ta vie le soleil qui chante Jamais le sang ne coulera Aussi vivace dans ton corps Il y a le bruit du moment L’inimitable odeur fugace Du temps qui passe La chaleur qui se refroidit Le présent à aimer autant qu’à défendre L’unique aujourd’hui La fureur de vivre une vie confondue Avec le pain de chaque instant
Rompant avec les conventions artistiques de l’époque, les quatre-vingts estampes des ‘Caprices‘ (Los Caprichos) que Goya publie en 1799, veulent autant poser une critique acerbe des vices, superstitions et autres travers de la société espagnole du temps, que vilipender les abus de la « monarchie éclairée » qui gouverne alors L’Espagne.
Le peintre accompagne parfois certaines de ces gravures acerbes d’un commentaire ou d’une réflexion. Ainsi, le cauchemardesque Caprice 43, objet de ce billet, qui montre un homme (Goya lui-même ?) endormi sur son bureau, environné de toutes sortes de créatures terrifiantes, porte-t-il cette légende de la main de l’artiste :
« El sueño de la razón produce monstruos »
Belle opportunité offerte au spectateur d’aiguiser sa réflexion philosophique : la raison doit demeurer en éveil afin de nous garder des méfaits de nos instincts et de nos pulsions, mais trop de raison ne conduit-il pas à museler l’imagination et l’intuition si propice à l’acte de création ?
* * *
Mario Castelnuovo-Tedesco 1891-1968
A la fin de sa vie, le très prolifique compositeur italien, Mario Castelnuovo-Tedesco, écrit pour la guitare, ’24 Caprices’ librement inspirés de gravures de Goya choisies parmi les 80 planches du Maître espagnol. Pas vraiment une description musicale de chaque estampe sélectionnée, mais une recréation plus ou moins fantasmée de l’idée suggérée par l’image.
Un des points culminants de l’écriture pour guitare du compositeur.
Le jeune et talentueux virtuose Ty Zhang joue le ‘Caprice N°18‘ (inspiré du « Capricchio » N°43de Goya)
Ouvrir un livre de poésie, c’est vouloir s’éclairer avec une bougie en pleine déflagration de la bombe à hydrogène. Parier pour la bougie en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c’est peut être dans ce genre de pari que réside notre avenir.
Chacun de mes masques scintillants se ferme sur la réalité comme la paupière d’un fauve nacré. Vous n’y voyez que du bleu. J’empale votre vertige au fond des marais glauques de la foule crépusculaire dont je m’approprie les balancements hagards. Les gestes déclinent sans doute ainsi que le col des cygnes sur la houille de leur œil stupide. Vous voudriez ne pas vous en souvenir.
Mais en écartant, même très délicatement, les écailles du rêve, ne se heurte-t-on pas toujours à un banc de crocodiles alanguis sur les berges du temps.
James Christensen 1942-2017 (USA) – Sa chambre préférée
Ne tombe pas amoureux d’une femme qui lit, d’une femme qui ressent trop, d’une femme qui écrit… Ne tombe pas amoureux d’une femme cultivée, magicienne, délirante, folle. Ne tombe pas amoureux d’une femme qui pense, qui sait ce qu’elle sait et qui, en plus, sait voler ; une femme sûre d’elle-même.
Ne tombe pas amoureux d’une femme qui rit ou qui pleure en faisant l’amour, qui sait convertir sa chair en esprit ; et encore moins de celle qui aime la poésie (celles-là sont les plus dangereuses), ou qui passe une demi-heure à fixer un tableau, ou qui ne sait pas comment vivre sans musique.
Ne tombe pas amoureux d’une femme qui s’intéresse à la politique, qui est rebelle et qui a le vertige devant l’immense horreur des injustices. Une femme qui aime le foot et le baseball et qui n’aime absolument pas regarder la télévision. Ni d’une femme belle peu importe les traits de son visage ou les caractéristiques de son corps.
Ne tombe pas amoureux d’une femme ardente, ludique, lucide et irrévérencieuse.
Ne t’imagine pas tomber amoureux de ce genre de femme.
Car, si d’aventure tu tombais amoureux d’une femme pareille, qu’elle reste ou pas avec toi, qu’elle t’aime ou pas, d’elle, d’une telle femme, JAMAIS on ne revient.
Martha Rivera-Garrido (poétesse dominicaine)
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Je ne connais pas son adresse, mais tu la rencontreras sans doute entre Upper West Side – Manhattan à New York City et les entrepôts des anciennes aciéries à Brooklyn. Pour dire plus simplement : entre le très chic Metropolitan Opera et le très populaire Gowanus Ballroom, désormais fermé.
Son nom ? ‘Stella di Napoli‘… ou Joyce DiDonato.
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No te enamores de una mujer que lee, de una mujer que siente demasiado, de una mujer que escribe… No te enamores de una mujer culta, maga, delirante, loca. No te enamores de una mujer que piensa, que sabe lo que sabe y además sabe volar; una mujer segura de sí misma. No te enamores de una mujer que se ríe o llora haciendo el amor, que sabe convertir en espíritu su carne; y mucho menos de una que ame la poesía (esas son las más peligrosas), o que se quede media hora contemplando una pintura y no sepa vivir sin la música. No te enamores de una mujer a la que le interese la política y que sea rebelde y vertigue un inmenso horror por las injusticias.Una a la que le gusten los juegos de fútbol y de pelota y no le guste para nada ver televisión. Ni de una mujer que es bella sin importar las características de su cara y de su cuerpo. No te enamores de una mujer intensa, lúdica y lúcida e irreverente. No quieras enamorarte de una mujer así.
Porque cuando te enamoras de una mujer como esa, se quede ella contigo o no, te ame ella o no, de ella, de una mujer así, JAMAS se regresa.
Je ne vois pas de poète qui ait porté aussi loin le besoin fou d’amour, la souffrance, la barbarie, l’injustice, mais en même temps l’éblouissement devant la beauté de la vie. En premier lieu, je voudrais parler de la conscience du temps chez Milosz, le temps comme de l’éternité volée.
Laurent Terzieff (1935-2010)
Quand elle viendra — fera-t-il gris ou vert dans ses yeux, Vert ou gris dans le fleuve ? L’heure sera nouvelle dans cet avenir si vieux, Nouvelle, mais si peu neuve… Vieilles heures où l’on a tout dit, tout vu, tout rêvé ! Je vous plains si vous le savez…
Il y aura de l’aujourd’hui et des bruits de la ville Tout comme aujourd’hui et toujours — dures épreuves ! — Et des odeurs, — selon la saison — de septembre ou d’avril Et du ciel faux et des nuages dans le fleuve ;
Et des mots — selon le moment — gais ou sanglotants Sous des cieux qui se réjouissent ou qui pleuvent, Car nous aurons vécu et simulé, ah ! tant et tant, Quand elle viendra avec ses yeux de pluie sur le fleuve.
Il y aura (voix de l’ennui, rire de l’impuissance) Le vieux, le stérile, le sec moment présent, Pulsation d’une éternité sœur du silence ; Le moment présent, tout comme à présent.
Hier, il y a dix ans, aujourd’hui, dans un mois, Horribles mots, pensées mortes, mais qu’importe. Bois, dors, meurs, — il faut bien qu’on se sauve de soi De telle ou d’autre sorte…
Recomposition d’un billet proposé sur « Perles d’Orphée » le 14/02/2013
sous le titre : « Orphée et la barbarie »
Felix Nussbaum – Les squelettes jouent pour la danse – 1944
La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il paraît bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes.
Theodor Adorno – « Méditations sur la Métaphysique » En réponse, dix ans après, à sa propre affirmation de 1949 : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. »
§
Domenico di Michelino – Dante et son poème (1465)
Considerate la vostra semenza ; fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e conoscenza.*
* Considérez votre dignité d’homme : Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes, mais pour acquérir vertu et connaissance.
Dante – « Divine Comédie », cité par Primo Lévi – « Si c’est un homme » – Chapitre 11
§
Zoran Music (Slovénie) 1909-2005
Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? […] Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.
Vladimir Jankélévitch – Pardonner ? – 1971
§
La soprano Anne-Sofie Von Otter a publié en 2007 un CD « Terezin Theresienstadt », – nom du « camp-ghetto » ouvert par les nazis en 1941 –, pour contribuer à la commémoration des très nombreux musiciens juifs assassinés dans les camps. Ce camp-ci avait été créé par la propagande hitlérienne pour, supercherie couplée à l’horreur, servir le régime dans sa tentative de démonstration de sa « bonne foi ».
Les souffrances, la peur, la faim et le froid, qui étaient le quotidien de ces intellectuels juifs regroupés dans cette antichambre des fours crématoires d’Auschwitz, n’arrêtèrent pas la création artistique qui restait le plus puissant soutien de tous ces malheureux. Parmi eux, une écrivaine et compositrice tchèque, Ilse Weber. Pour apaiser les craintes de son jeune fils Tommy avec lequel elle était conduite à la mort, elle chanta jusqu’à l’ultime instant cette douce mélodie, « Wiegala ».
Dodo l’enfant do,
Le vent joue de la lyre.
Il joue doucement entre les verts roseaux,
Le rossignol chante sa chanson.
Dodo…
Dodo, l’enfant do,
La lune est une lanterne
Au plafond noir du ciel,
Elle contemple le monde
Dodo…
Dodo, l’enfant do,
Comme le monde est silencieux !
Pas un bruit ne trouble la paix,
Toi aussi mon bébé, dors.
Dodo, l’enfant do,
Que le monde est silencieux !
§
Il y a encore des chants à chanter au delà des hommes.
Le mystère des choses, où donc est-il ? Où donc est-il, qu’il n’apparaisse point pour nous montrer à tout le moins qu’il est mystère ? Qu’en sait le fleuve et qu’en sait l’arbre ? Et moi, qui ne suis pas plus qu’eux, qu’en sais-je ? Toutes les fois que je regarde les choses et que je pense à ce que les hommes pensent d’elles, je ris comme un ruisseau qui bruit avec fraîcheur sur une pierre.
Car l’unique signification occulte des choses, c’est qu’elles n’aient aucune signification occulte. Il est plus étrange que toutes les étrangetés et que les songes de tous les poètes et que les pensées de tous les philosophes, que les choses soient réellement ce qu’elles paraissent être et qu’il n’y ait rien à y comprendre.
Oui, voici ce que mes sens ont appris tous seuls : – les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence. Les choses sont l’unique sens occulte des choses
Fernando Pessoa 1888-1935
In
« Le gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro »
Traduit du portugais par Armand Guibert
Editions Gallimard, 1960
O mistério das cousas, onde está ele? Onde está ele que não aparece Pelo menos a mostrar-nos que é mistério? Que sabe o rio disso e que sabe a árvore? E eu, que não sou mais do que eles, que sei disso? Sempre que olho para as cousas e penso no que os homens pensam delas, Rio como um regato que soa fresco numa pedra.
Porque o único sentido oculto das cousas É elas não terem sentido oculto nenhum, É mais estranho do que todas as estranhezas E do que os sonhos de todos os poetas E os pensamentos de todos os filósofos, Que as cousas sejam realmente o que parecem ser E não haja nada que compreender.
Sim, eis o que os meus sentidos aprenderam sozinhos: — As cousas não têm significação: têm existência. As cousas são o único sentido oculto das cousas.
En cette terre, en cette terre,
En cette prairie toute pure,
A part tendresse, à part amour,
Pas d’autre grain planté pour nous.
Rûmi – Cette lumière est mon désir
∞
Reprise d’un conte aux origines inconnues, publié sur ‘Perles d’Orphée’ le 5/01/2015 sous le titre « Un abricot avec Dieu »
Roland Oudot – 1897-1981 – L’écolier
Ce jeudi-là – à cette époque le jeudi était le jour sans école –, Maxime avait décidé d’aller à la rencontre de Dieu. Tout simplement. Il n’avait aucune idée du chemin qu’il prendrait, ni du temps qu’il lui faudrait pour atteindre son but, mais il pensait fort justement que ce serait grande imprudence de s’engager dans une telle aventure, qui pourrait bien demander une après-midi complète, sans prévoir de quoi tenir. A onze ans, il est vrai, on ne se passe pas facilement de son goûter.
Il vida donc son cartable des livres, cahiers et crayons qui en remplissaient copieusement les compartiments et empocha à leur place deux ou trois barres de chocolat, une poignée d’abricots secs, et quelques petites bouteilles de jus de fruit qu’il trouva à leur place habituelle, dans le réfrigérateur.
Dès qu’il reçut de sa maman l’autorisation de quitter la table du déjeuner, Maxime s’empressa d’empoigner son cartable devenu sac à provisions et se mit aussitôt en route. Son intuition lui indiquerait certainement le bon itinéraire.
Il marcha d’un pas décidé pendant une vingtaine de minutes qui lui parurent une éternité, puis s’arrêta près d’un des bancs qui jalonnent le périmètre du parc à la sortie de la ville.
Toulouse-Lautrec 1864-191 – Vieille dame assise
Une vieille dame menue y était assise ; elle observait les oiseaux rivaliser d’habileté dans leurs figures aériennes et sonores, et flattait d’un sourire discret les impertinences de leurs ébats. Le garçon s’assit près d’elle, silencieusement. Un long moment immobile s’écoula ainsi dans la douceur embaumée du parc avant que Maxime ouvrît son cartable pour prendre un abricot. Par la même occasion il en tendit un à sa voisine, accompagnant son geste d’un gentil regard qui ne masquait rien des interrogations naïves du garçon. La dame élargit son sourire en signe de remerciement et prit le fruit sec qu’elle dégusta volontiers.
Quelques minutes plus tard, sans qu’aucune parole, jamais, fût échangée, le jeune garçon lui proposa un jus de fruit qu’elle accepta avec un même plaisir et ses lèvres et son regard se firent plus cordiaux encore. Ainsi passèrent-ils tous les deux cette belle après-midi de jeudi à partager dans la paix et le silence, abricots et jus de fruit, chants d’oiseaux et parfums de printemps, jusqu’à ce que le déclin du jour et l’envie de retrouver ses parents suggérassent au jeune garçon l’idée du retour.
Korè au péplos – 530 av.JC
Maxime se leva et se mit naturellement en marche vers la maison. Mais après quelques pas, il laissa tomber son cartable vide à ses pieds, se retourna vers la vieille dame et se précipita dans ses bras en courant. Ils s’enlacèrent l’un l’autre tendrement ; Maxime étreignait sa vénérable compagne de l’après-midi de toutes les forces ingénues de son enfance pendant que celle-ci gratifiait le garçon d’un profond sourire de korè, ce « sourire de l’amour » qui illumine les beaux visages de ces statues grecques archaïques que « nous aimons d’une tendresse qui ne peut s’épuiser », selon le mot d’Élie Faure, passionné d’art, qui les a tant fréquentées.
Quand le garçon entra dans le salon, sa mère remarqua d’un coup d’œil la lumière toute nouvelle qui éclairait le visage de l’enfant. La question ne se fit pas attendre : – Qu’as-tu donc fait cette après-midi qui te rende aussi joyeux, mon chéri ? – J’ai pique-niqué avec Dieu, maman, répondit-il fièrement. Et d’ajouter dans un même enthousiasme, sans laisser le temps à sa mère de poser l’inévitable question suivante : – Et elle a le plus beau sourire du monde, tu sais !
La vieille dame, elle aussi, était rentrée chez elle, le visage rayonnant de joie et de paix. Jamais son fils ne lui avait connu pareille expression de sérénité ; la question arriva donc : – Mère, qu’as-tu fait de ton après-midi pour paraître si radieuse ce soir ? – J’ai mangé des abricots avec Dieu. Et, vois-tu, je ne l’aurais jamais imaginé si jeune.