Elle viendra – 11 – ‘Elle aura tes yeux’

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

La mort viendra et elle aura tes yeux

questa morte che ci accompagna
dal mattino alla sera, insonne,
sorda, come un vecchio rimorso
o un vizio assurdo.

cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde.

I tuoi occhi
saranno una vana parola,
un grido taciuto, un silenzio.

Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.

Cosi li vedi ogni mattina
quando su te sola ti pieghi
nello specchio. O cara speranza,
quel giorno sapremo anche noi
che sei la vita e sei il nulla.

Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

Per tutti la morte ha uno sguardo

La mort a pour tous un regard.

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi.

La mort viendra et elle aura tes yeux

Sarà come smettere un vizio,
come vedere nello specchio
riemergere un viso morto,
come ascoltare un labbro chiuso.

Ce sera comme cesser un vice,
comme voir ressurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.

Scenderemo nel gorgo muti.

Nous descendrons dans le gouffre muets.

22 marzo 1950

Cesare Pavese 1908-1950

 

 

 

 

 

Le 30 avril 2009, René de Ceccatty commente dans un article du "Monde des Livres" la biographie de Cesare Pavese que vient de publier Lorenzo Mondo : "Cesare Pavese, une vie".


Son billet commence ainsi :

- Puisqu’il est difficile de faire abstraction de son suicide lorsqu’on se penche sur la vie et l’œuvre de Cesare Pavese, autant commencer par cette tragédie. Entre le samedi 26 août et le dimanche 27 août 1950, dans une chambre quelconque de l’Albergo Roma de Turin, près de la gare, l’écrivain, âgé de 42 ans (il les aurait eus deux semaines plus tard), avale vingt comprimés de somnifère et meurt. La surprise n’est certes pas totale, car son désespoir était perceptible depuis plusieurs semaines. Il vient pourtant de remporter le prix Strega pour Le Bel Eté, il a rencontré une femme censée remplacer Constance Dowling, l’actrice américaine qui lui a inspiré ses plus beaux poèmes. « On ne se tue pas par amour d’une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, misère, absence de défenses, néant. » Il était voué à devenir un phare de l’après-guerre après avoir failli être un martyr politique.

Mais vieillir… ! – 12 – ‘A la dérive’

Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.

En vain, en vain je lutte
pour m’emparer des jours
qui bruyamment m’emportent.

Vincenzo Cardarelli : ‘A la dérive’

A la dérive
.

La vie, je l’ai châtiée en la vivant.
Au plus loin où mon cœur m’a conduit,
hardiment je suis allé.
Maintenant ma journée n’est plus
qu’une alternance stérile
de désastreuses habitudes
et je voudrais sortir du cercle noir.
Quand je me retrouve à l’aube,
un caprice me prend, un désir
de ne pas dormir.
Et je rêve de départs absurdes,
d’impossibles délivrances.
Hélas, tous mes remords 
enfouis et cuisants
n’ont pas d’autre exutoire
que le sommeil, s’il vient.
En vain, en vain je lutte
pour m’emparer des jours
qui bruyamment m’emportent.
Je me noie dans le temps.

Version originale dite par Vittorio Gassman

et illustrée par des peintures de Edvard Munch

Alla deriva

La vita io l’ho castigata vivendola.
Fin dove il cuore mi resse
arditamente mi spinsi.
Ora la mia giornata non è più
che uno sterile avvicendarsi
di rovinose abitudini
e vorrei evadere dal nero cerchio.
Quando all’alba mi riduco,
un estro mi piglia, una smania
di non dormire.
E sogno partenze assurde,
liberazioni impossibili.
Oimè. Tutto il mio chiuso
e cocente rimorso
altro sfogo non ha
fuor che il sonno, se viene.
Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.
Io annego nel tempo.

O la fin du voyage…!

« La casa sul mare »

La maison sur la mer

Le voyage prend fin ici :
dans les soucis mesquins qui divisent
l’âme qui ne sait plus émettre un cri.
À présent les minutes sont égales et fixes
comme les tours de roue de la pompe.
Un tour : une montée d’eau qui résonne.
Un autre, nouvelle eau, parfois un grincement.

Le voyage prend fin sur cette plage
que harcèlent les flots patients.
Rien ne dévoile, sinon des fumées paresseuses,
le rivage que tissent de conques
les vents bénins : et rarement se montre
dans la bonace muette
entre les îles d’air migratrices
la Capria, ou la Corse échineuse.

Tu demandes si tout s’évanouit ainsi
dans cette brume de souvenirs ;
si dans l’heure qui somnole ou si dans le soupir
du récif s’accomplit tout destin.
Je voudrais te dire non, et qu’approche
l’heure où tu passeras au-delà du temps ;
peut-être seul qui le veut s’infinise,
et cela tu le pourras, qui sait ? moi non.
Pour la plupart, je pense, il n’y a pas de salut,
mais certains bouleversent tout dessein,
franchissent la passe, se retrouvent tels qu’ils ont voulu.

Avant de renoncer je voudrais t’indiquer
cette voie d’évasion
fugace comme dans les champs houleux
de la mer l’écume ou la ride.
Je te donne aussi mon avare espérance.
Pour des jours neufs, trop las, je ne sais plus la nourrir ;
je l’offre en gage à ton sort : qu’il te sauve.

Le chemin prend fin sur ces rives
que ronge la marée d’un mouvement alterné.
Ton cœur proche qui ne m’entend pas
lève l’ancre déjà peut-être pour l’éternité.

Eugenio Montale (1896-1981)
Eugenio Montale (1896-1981)

Eugenio Montale  (Prix Nobel de Littérature 1975)       (Extrait de « Os de Seiche » – Poésie Gallimard)

Montale - Ossi di Seppia
Recueil de poèmes composés entre 1916 et 1927 – Première publication en 1925