Toqué de toccata /11 – II – … Et tous ensemble !

Tous ensemble ! L’orchestre symphonique :
Toccata de la légèreté, toccata du désespoir…

Aucun doute ! La toccata a trouvé auprès des orchestres du XXème siècle, une place de premier rang. Les compositeurs l’ont pleinement adoptée et on ne compte plus ceux d’entre eux qui lui ont consacré sinon une œuvre entière, symphonique ou concertante, au moins un mouvement important d’une pièce orchestrale de ce type.

Ainsi, pour en citer quelques uns à travers le siècle, le compositeur belge Joseph Jongen, en 1926, engage-t-il tout l’orchestre dans un majestueux « Moto perpetuo », toccata finale de sa Symphonie concertante pour orgue et orchestre, opus 81 ; ainsi le compositeur tchécoslovaque, puis américain, Bohustlav Martinù écrit-il en 1946 « Toccata e due Canzoni » pour orchestre ; ainsi William Walton, ainsi Marcel Mihalovici, Silvestre Rivueltas, compositeur mexicain, et le polonais Michal Kondracki avec sa « Toccata pour orchestre » de 1939, et Ralph Vaughan Williams, et… et…

Le plaisir est immense, évidemment, même si ces toccatas pour orchestre ne sont pas dans leur ensemble des œuvres « de première nécessité », de les découvrir, pour certaines ou de les re-découvrir, pour d’autres, à l’occasion de ce billet. Car il faut bien l’avouer, le front rouge de honte, nous n’ouvrons pas plus souvent nos salles de concert à la plupart de leurs compositeurs que nous ne jouons leurs œuvres sur les platines de nos chaînes Hi-Fi.

Deux d’entre eux, dont la réputation n’est en revanche plus à faire, venus d’horizons et d’univers tellement différents, que rien ne rapproche hors la contemporanéité de leurs existences et l’amour que chacun portait à sa propre patrie, grands habitués tous deux des programmations publiques ou privées, ont formidablement utilisé la force expressive de la toccata dans certaines de leurs pièces orchestrales. – Les choisir comme exemples pour illustrer ce propos s’imposait comme une évidence.

Heitor Villa-Lobos 1887-1959

L’un, Heitor Villa-Lobos, adopte la toccata à des fins plutôt joyeuses et divertissantes, désireux d’illustrer le folklore de son Brésil natal, tantôt en reprenant un vieil air de danse du sud (Catira Batida) dans les Bachianas brasileiras no 8 (1944), tantôt en mettant en scène un pivert, interprété de manière très rythmée au xylophone dans les Bachianas brasileiras no 3 (1938), ou déjà, dans les Bachianas brasileiras n° 2 (1930) en consacrant avec une bienveillante dérision le dernier mouvement de l’œuvre – « O Trenzinho do Caipira » – au cheminement laborieux d’ « Un tortillard de pays », depuis la lente mise en route des engrenages grinçants jusqu’au dernier effort douloureux des freins à son arrivée en gare. 

Ne boudons pas notre plaisir, pressons-nous de grimper dans le tortillard ! Attention au départ ! Et si le chemin est le même, le retour n’est jamais identique à l’aller…

À l’aller : l’Orchestre Symphonique Brésilien sous la baguette de son chef aux rutilantes chaussures violettes, Roberto Minczuk. :

Au retour, mode confiné oblige, chaque musicien rejoint par ses propres moyens l’Orchestre Symphonique d’État de São Paulo :

§

Dimitri Chostakovitch 1906-1975

L’autre compositeur à avoir utilisé la dimension suggestive polymorphe de la forme toccata, n’est autre que l’incontournable, le génial, Dimitri Chostakovitch. 
Mais dans sa musique, point de gaité, point d’humour ni d’ironie qui ne cachent la tragédie et le désespoir. Chacune de ses 15 symphonies est une véritable page d’histoire de la Russie soviétique, la seule Russie qu’il ait connue et aimée, et qui n’imprime pas, hélas, la mémoire du monde de ses souvenirs les plus joyeux.

Dans les années 1940, la Russie, secouée entre nazisme et stalinisme, lui inspire les « Symphonies de guerre ». Dans l’élan du succès officiel de la Septième (« Léningrad »), écrite sous les bombes et saluant avec exaltation la résistance au fascisme et à l’envahisseur nazi, Chostakovitch compose la Huitième, en Ut mineur, un temps dénommée « Stalingrad ». Sa symphonie préférée, et de beaucoup, comme il le dira lui-même, mais incontestablement l’un de ses plus grands chefs d’œuvre, et peut-être l’une des plus remarquables pièces musicales du XXème siècle.

Conçu durant l’été 1943, ce monument qui dure plus d’une heure apparaît aujourd’hui comme une totalité où le projet formel et l’expression s’allient parfaitement, un étrange et altier geyser orchestral qui pleure le sang versé, les ruines, et plonge pourtant dans la construction abstraite. Ce n’est pas la violence de la dénonciation ni le rejet de la guerre qui frappent le plus dans la Huitième, c’est la croissance presque animale d’une volonté, l’épuration des passions, l’infini du chant, ces extraordinaires lignes d’horizon qui, au sommet de progressions terrifiantes, rappellent la beauté de la vie et les exigences de l’avenir.

Patrick Szersnovicz – « Le Monde de la Musique » juin 2000

J’ai voulu recréer le climat intérieur de l’être humain assourdi par le gigantesque marteau de la guerre. J’ai cherché à relater ses angoisses, ses souffrances, son courage et sa joie. Tous ces états psychiques ont acquis une netteté particulière, éclairés par le brasier de la guerre.

Dimitri Chostakovitch

On y entend résonner le sanglot de douleur et le chant d’espoir de tout un peuple et de l’humanité toute entière.

Sviatoslav Richter – pianiste   

C’est, à l’évidence toute la symphonie qu’il faudrait écouter après de tels propos, mais… Alors, pour l’heure, et pour rester dans la cohérence de notre objectif, contentons-nous d’écouter, d’entendre, d’essayer de saisir la dénonciation terrifiante, sans âge en vérité, qu’elle hurle aux oreilles atrophiées du monde, cette « toccata de la mort », 3ème Mouvement – Allegro non troppo – de la Huitième Symphonie.

Que la tension monte à son paroxysme désormais entre le lancinant grattement des cordes, les hurlements des bois, la plainte déchirante des trompettes et les rafales effrayantes des tambours. Et si la sonnerie burlesque d’un clairon déclenchant le rire clownesque d’une caisse claire nous laisse un instant imaginer la musique d’un cirque voisin, maîtrisons notre joie : le thème initial, obsessionnel, ne tarde pas à réinvestir le premier plan pour aussitôt effacer le trait d’ironie esquissé, avant d’être enseveli lui-même sous les bombardements assourdissants et tragiques des timbales déchaînées.  

Dimitri Chostakovitch 
Symphonie N° 8 – 3ème mouvementAllegro non troppo
 

Contemplation éplorée des ruines et des désastres humains plutôt que chant de victoires et défilés entraînants : Staline n’apprécie pas. Les ennuis continuent pour Dimitri Chostakovitch qui, déjà en 1936, avait eu cette courageuse phrase de combat :

Et s’ils me coupent les deux mains, je tiendrai ma plume entre les dents et je continuerai à écrire de la musique !

Toqué de toccata /11 – I – À un… À deux… À trois…

Fallait-il, au prétexte que cette série de billets sur la toccata se soit initialement proposé de limiter son périmètre aux seules pièces pour le clavier, qu’elle passe totalement sous silence la formidable et heureuse émancipation qu’a connu le genre à partir du XXème siècle, quand les compositeurs, toujours plus nombreux, choisirent de ne plus cantonner la toccata à son seul véhicule de prédilection, le clavier ?
Évidemment pas !

Marc ChagallLe violoncelliste – 1939

Car, sans cesser pour autant ses courses brillantes entre les touches des claviers d’orgue ou de piano, c’est avec bonheur que la toccata, toujours vecteur de virtuosité, s’est mise désormais à solliciter celle des musiciens d’autres instruments, à cordes, à vent, à percussion.

Dès lors, et comme un corollaire naturel de cet affranchissement, ce n’est plus seulement du soliste qu’il faut attendre la performance, mais aussi, souvent, d’un groupe de musiciens, réunis en formation de chambre – duo, trio, quatuor, etc… –, ou même en orchestre symphonique…
Ce que la toccata, en devenant plurielle, en se partageant, perd alors, peut-être, en éclat virtuose, en brio, en fascination, ne le regagne-t-elle pas en profondeur d’expression ? Un supplément d’âme qu’une lumière trop éblouissante portée sur un seul interprète, fût-il le plus doué, peut parfois maintenir dans l’ombre… 

À un !

Rafael Aguirre joue sur sa guitare la Toccata de Joaquín Rodrigo, compositeur espagnol (1901-1999), à qui l’on doit le célébrissime « Concerto d’Aranjuez » :

¤

Yan Levionnois interprète le finale « Toccata » de la Sonate pour violoncelle seul composée en 1955 par l’américain George Crumb.

À deux !

Eric Wuest (violon) et Valeria Morgovskaya (piano) interprètent le premier mouvement « Toccata » du « Concerto pour violon » d’Igor Stravinsky, dans l’arrangement du compositeur lui-même :

À trois !

Le Trio Khnopff interprète la « Toccata » du Trio pour piano opus 24 du compositeur polonais Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), très proche, amicalement et musicalement, de Chostakovitch :

Ou…

Tous ensemble ! L’orchestre symphonique…

À suivre…

« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 2/2

Dvoràk – Symphonie N°9 – (extrait du 2ème mouvement Largo)

Philharmonique de Berlin – 10 juin 2012 – Direction Mariss Jansons

Cor anglais : Dominik Wollenweber

Ah, la voilà donc retrouvée notre mélodie !

Née sous la plume ô combien savante d’un musicien européen des plus classiques, déjà auréolé de la formidable renommée de ses abondantes compositions, symphoniques ou concertantes, de musique sacrée, d’opéras ou de musique de chambre. Incontestablement destinée à la salle de concert, elle s’empresse de quitter les ors et la pourpre des théâtres prestigieux pour se faufiler à travers les rues de New York où les Negro spirituals ne tardent pas à l’adopter avant qu’elle continue de parcourir le monde, véhiculée par les genres musicaux les plus divers.

Le Largo, avec son solo de cor anglais obsédant est l’épanchement de la propre nostalgie de Dvorák à l’égard de son pays, avec quelque chose de la solitude des horizons lointains des prairies, du nébuleux souvenir des jours révolus de l’homme rouge et un sentiment de la tragédie de l’homme noir comme il la chante dans ses « spirituals« .

William Arms Fisher (1861-1948)

C’est en ces termes que William Arms Fisher, un élève de Dvorák, définissait notre fameux Largo. Très influencé par la croyance de Dvorák (subversive à l’époque) selon laquelle la musique afro-américaine constituerait les nouveaux fondements de la future musique du nouveau monde, il a beaucoup contribué à la diffusion du folklore afro-américain, en version originale ou arrangé par ses soins.

Ainsi donc, en arrangeant et adaptant le thème du deuxième mouvement sur des paroles qu’il a lui-même écrites, il a offert à cette mélodie sa tenue de ville avec laquelle, sous le titre de « Goin’ home », elle est allé sillonner les cœurs de tous les continents.

Le jazz aussi a fait de ces quelques notes mélancoliques un de ses standards. Et quand on écoute improviser sur ce thème, le très regretté bassiste Charlie Haden et son complice le pianiste Hank Jones, il ne faut pas s’étonner que son « chez soi » perdu s’embrume un peu au fil des souvenirs.

On a beaucoup dit et écrit à l’époque — et surtout les journalistes américains particulièrement chauvins — que Dvoràk avait puisé les nombreux thèmes de sa symphonie dans la musique folklorique américaine. Mais comme le compositeur tchèque l’affirmait lui-même, s’il a, certes, accordé le plus grand intérêt au folklore amérindien ou afro-américain, il n’en a jamais utilisé les mélodies. Il a composé ses propres thèmes originaux, d’essence profondément européenne, auxquels il a insufflé ce supplément d’âme qu’il a perçu dans les musiques de son pays d’accueil.

Lower Manhattan 1910 – Photo par Alfred Stieglitz

Alors, non, Messieurs les censeurs — s’il en reste encore — pas d’imposture, simplement du génie ! Et s’il vous faut le cachet de sérieux exégètes de l’histoire de la musique américaine, référez-vous, je vous prie, entre autres analyses, à celles de Léonard Bernstein (The Infinite Variety of Music) ou aux commentaires de Roger Lee Hall (Directeur du Center for American Music Preservation).

Voilà donc le riche itinéraire du Largo du deuxième mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde : une mélodie élégiaque imprégnée des senteurs des forêts de Bohème, mâtinée de la sueur âcre des esclaves cueilleurs de coton, saupoudrée de bribes des légendes indiennes du Wisconsin ou du Minnesota qui peuplent la poésie de Henry Wadsworth Longfellow, écrite à New York sur un papier à musique sans doute acheté dans une boutique de la  First avenue à Manhattan, et enfin langoureusement chuchotée au public choisi d’une illustre salle de concert d’où elle ne tarde pas à s’échapper pour devenir une sorte d’hymne à la liberté (mi-profane, mi-sacré) qui semble si naturellement s’élever des tréfonds de l’âme noire-américaine ?

… Mélodie caméléon qui finirait bien par nous faire croire qu’elle vient de là où on la chante…

« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 1/2

Paul Robeson (basse) – Carnegie Hall de New York, le 9 mai 1958 :

Goin’ home, goin’ home, I’m jes’ goin’ home ;
Quiet-like, some still day, I’m jes’ goin’ home.
It’s not far, jes’ close by,
Through an open door ;
Work all done, care laid by,
Goin’ to fear no more.
Mother’s there ‘spectin’ me,
Father’s waitin’ too ;
Lots o’ folk gather’d there,
All the friends I knew,
All the friends I knew.
Home, I’m goin’ home !

Nothin lost, all’s gain,
No more fret nor pain,
No more stumblin’ on the way,
No more longin’ for the day,
Goin’ to roam no more !
Mornin’ star lights the way,
Res’less dream all done ;
Shadows gone, break o’ day,
Real life jes’ begun.
There’s no break, there’s no end,
Jes’ a livin’ on ;
Wide awake, with a smile
Goin’ on and on.

Goin’ home, goin’ home, I’m jes’ goin’ home,
goin’ home, goin’ home, goin’ home !

Paroles de William Arms Fisher

Goin’ home = rentrer chez soi

Même à la lueur des feux de Bengale, le bagne est toujours le bagne, et la musique qu’entend de loin un homme certain de ne jamais revoir son pays ne suscite en lui qu’une noire tristesse.

Anton Tchékhov – l’île de Sakhaline (Gallimard – Folio Classique)

Étrange écho de Negro spirituals dans ces mots de l’écrivain russe Anton Tchekhov ! Et pourtant, ce ne sont pas les chants nostalgiques afro-américains qui les ont inspirés, mais les sinistres silences adipeux des bagnards maudits de l’île de Sakhaline, au large de la Sibérie. Là où « les gens erraient comme des ombres et se taisaient comme des ombres ».

Antonín Leopold Dvořák (1841-1904)

Alors qu’en ce début des années 1890 Tchékhov est tout à la rédaction de « L’île de Sakhaline », le compositeur tchèque célèbre, Antonin Dvorák, s’apprête à embarquer pour New York, décidé à occuper le poste de directeur du Conservatoire National de musique, conformément à l’invitation appuyée que lui ont adressée les américains, fervents admirateurs de son œuvre.

— L’histoire ne nous a pas appris que les deux artistes eurent quelqu’occasion de se rencontrer…

1893. Antonin Dvorák est installé à Manhattan depuis un an. Particulièrement motivé par l’ambitieux projet que lui proposent ses hôtes américains : fonder une musique nationale pour ce jeune pays, les États Unis, il a composé une symphonie, sa neuvième, à laquelle il donne d’abord le juste titre de « Symphonie depuis le Nouveau Monde » avant qu’elle ne finisse par s’appeler « Symphonie du Nouveau Monde ». Le 15 décembre, elle est au programme du New York Philharmonic Orchestra au Carnegie Hall, pour sa toute première exécution.

Qui aurait pu imaginer que l’œuvre connaisse un succès populaire aussi grand à travers le monde, jusqu’à nos jours encore, au point de servir de source d’inspiration et d’illustration musicales à mille et une productions allant du générique d’émission télévisée à la sonorisation de jeux vidéos en passant par les transcriptions les plus diverses dans les univers musicaux les plus variés, sans compter les innombrables reprises des thèmes mélodiques d’un mouvement ou d’un autre dans les musiques de films ou les compositions populaires contemporaines ?

Et, à l’origine de cette pléiade de succès, faisant office de catalyseur, « Goin’ home »

Tout commence donc ainsi :

S’il vous plaît, Maestro !

— Et j’entends déjà, dès les premières mesures…  « Bon sang ! Mais c’est bien sûr !… La Symphonie du Nouveau Monde ! »

Dvoràk – Symphonie N°9  (début du 1er mouvement)

Philharmonique de Berlin dirigé par Claudio Abbado

Théâtre Massimo de Palerme – 1er Mai 2002

Difficile, il est vrai, de trouver quelque parenté musicale entre le dynamisme de cette cavalcade effrénée de l’orchestre à travers les grands espaces et la douceur élégiaque d’un chant du retour entonné par la voix envoûtante de Paul Robeson !

Mais le décor est planté : La neuvième de Dvorák !

Glissons-nous dans le deuxième mouvement et sans bouder notre plaisir, laissons-nous emporter par la douce vague mélancolique du premier thème, Largo, sur laquelle surfe, en Ré bémol majeur, avec délice et grâce, le cor anglais !…

Suite …

« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 2/2

Fête de la musique

Si, comme moi, pour la fête de la « musique » de ce soir, vous rêvez d’être sourd, ne fermez pas vos pavillons sans vous être accordé auparavant un dernier formidable plaisir, une sorte de cigarette du condamné : cinq prodigieuses minutes de MUSIQUE… jouées par une bande de jeunes comme on aimerait en trouver beaucoup au coin de nos rues chaque 21 juin !

Final de la 2ème Symphonie de Gustav Mahler – « Résurrection »

Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela
Gustavo Dudamel – Direction
Miah Persson – Soprano
Anna Larsson – Mezzo-soprano
National Youth Choir of Great Britain