Les eaux de mon été -5/ Le Cygne de Tuonela

Rien au monde, ni l’art ni la musique, ne me touche autant que les cygnes et les grues sauvages.

Jean Sibélius (Propos rapporté par Richard Millet – « Sibelius – Les cygnes et le silence » Gallimard)

Akseli Gallen-Kallela – Keitele,1905 (National Gallery – Londres)

Quelle plus rafraîchissante fuite pouvais-je offrir cet été à ma rêverie, pour tenter d’échapper à l’horripilant tapage de la ville surchauffée, que cette divagation méditative sur les terres glaciales du Grand Nord, perdues entre l’impénétrable taïga et les eaux sépulcrales des « mille lacs » de Finlande ?

Mais traverser le pays des eaux et des îles c’est, inévitablement, aller à la rencontre des héros de cette œuvre profonde, poétique, au fort pouvoir émotionnel, qu’est l’épopée légendaire du Kalevala, mythologie populaire consubstantielle à l’identité nationale finlandaise.

Le Kalevala est à mes oreilles pure musique, thèmes et variations. Les histoires qu’on y trouve ont bien moins d’importance que les climats et les atmosphères transmis.

Sibelius (Lettre à sa femme Aino le 26 décembre 1890)

Akseli Gallen-Kallela – Près de la rivière Tuonela

Aussi ne s’étonne-t-on pas, à l’approche du fleuve qui conduit à Tuonela, le royaume des morts, de découvrir, flottant au gré du courant, la dépouille de ce Don Juan guerrier, Lemminkäinen, noyé par un berger aveugle alors qu’il s’apprêtait, pour accomplir sa mission, à tuer d’un trait d’arbalète le cygne noir, gardien de ces eaux.

 

 

Tuonela, le pays de la mort, l’enfer de la mythologie finnoise, est entouré par une grande rivière avec des eaux noires et un courant rapide sur lequel le Cygne de Tuonela flotte majestueusement, chantant.

Sibélius (ou son éditeur) – Préface de la 1ère édition du « Cygne de Tuonela »

Jean Sibélius (1865-1957)

Pour évoquer « Le Cygne de Tuonela », Sibelius, chantre musical de cet univers mythologique finnois, a choisi de faire surgir au milieu du sombre et funeste cortège des violoncelles, allégorie sonore de l’atmosphère sépulcrale des lieux, un cor anglais symbolisant par sa sonorité nasale, presque animale, et le souffle mélancolique de sa mélopée, la noble solitude du gardien du sinistre royaume.

 

Un sensible cinéaste a très opportunément fusionné  la magie de cette musique avec l’inégalable poésie des réalités de la nature, « vivante parure de Dieu » comme Goethe aimait à la qualifier…

Un enchantement !

Et même si, sur les superbes images qui précèdent, son anachronique blancheur contrarie quelque peu sa représentation mythologique, le cygne, voguant fièrement sur les eaux glacées, indifférent à l’emprise du temps et des modes, n’en incarne pas moins pour autant sa lointaine légende.

Jean Sibélius et le peintre Akseli Gallen-Kallela étaient liés par une profonde amitié qui les conduisit à partager un engagement actif dans le mouvement national finlandais attaché à sauvegarder l'indépendance de leur pays vis-à-vis de ses proches voisins la Suède, à l'ouest, et la Russie à l'est.  

"Le Cygne de Tuonela" fut joué aux obsèques du compositeur en 1957.

« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 2/2

Dvoràk – Symphonie N°9 – (extrait du 2ème mouvement Largo)

Philharmonique de Berlin – 10 juin 2012 – Direction Mariss Jansons

Cor anglais : Dominik Wollenweber

Ah, la voilà donc retrouvée notre mélodie !

Née sous la plume ô combien savante d’un musicien européen des plus classiques, déjà auréolé de la formidable renommée de ses abondantes compositions, symphoniques ou concertantes, de musique sacrée, d’opéras ou de musique de chambre. Incontestablement destinée à la salle de concert, elle s’empresse de quitter les ors et la pourpre des théâtres prestigieux pour se faufiler à travers les rues de New York où les Negro spirituals ne tardent pas à l’adopter avant qu’elle continue de parcourir le monde, véhiculée par les genres musicaux les plus divers.

Le Largo, avec son solo de cor anglais obsédant est l’épanchement de la propre nostalgie de Dvorák à l’égard de son pays, avec quelque chose de la solitude des horizons lointains des prairies, du nébuleux souvenir des jours révolus de l’homme rouge et un sentiment de la tragédie de l’homme noir comme il la chante dans ses « spirituals« .

William Arms Fisher (1861-1948)

C’est en ces termes que William Arms Fisher, un élève de Dvorák, définissait notre fameux Largo. Très influencé par la croyance de Dvorák (subversive à l’époque) selon laquelle la musique afro-américaine constituerait les nouveaux fondements de la future musique du nouveau monde, il a beaucoup contribué à la diffusion du folklore afro-américain, en version originale ou arrangé par ses soins.

Ainsi donc, en arrangeant et adaptant le thème du deuxième mouvement sur des paroles qu’il a lui-même écrites, il a offert à cette mélodie sa tenue de ville avec laquelle, sous le titre de « Goin’ home », elle est allé sillonner les cœurs de tous les continents.

Le jazz aussi a fait de ces quelques notes mélancoliques un de ses standards. Et quand on écoute improviser sur ce thème, le très regretté bassiste Charlie Haden et son complice le pianiste Hank Jones, il ne faut pas s’étonner que son « chez soi » perdu s’embrume un peu au fil des souvenirs.

On a beaucoup dit et écrit à l’époque — et surtout les journalistes américains particulièrement chauvins — que Dvoràk avait puisé les nombreux thèmes de sa symphonie dans la musique folklorique américaine. Mais comme le compositeur tchèque l’affirmait lui-même, s’il a, certes, accordé le plus grand intérêt au folklore amérindien ou afro-américain, il n’en a jamais utilisé les mélodies. Il a composé ses propres thèmes originaux, d’essence profondément européenne, auxquels il a insufflé ce supplément d’âme qu’il a perçu dans les musiques de son pays d’accueil.

Lower Manhattan 1910 – Photo par Alfred Stieglitz

Alors, non, Messieurs les censeurs — s’il en reste encore — pas d’imposture, simplement du génie ! Et s’il vous faut le cachet de sérieux exégètes de l’histoire de la musique américaine, référez-vous, je vous prie, entre autres analyses, à celles de Léonard Bernstein (The Infinite Variety of Music) ou aux commentaires de Roger Lee Hall (Directeur du Center for American Music Preservation).

Voilà donc le riche itinéraire du Largo du deuxième mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde : une mélodie élégiaque imprégnée des senteurs des forêts de Bohème, mâtinée de la sueur âcre des esclaves cueilleurs de coton, saupoudrée de bribes des légendes indiennes du Wisconsin ou du Minnesota qui peuplent la poésie de Henry Wadsworth Longfellow, écrite à New York sur un papier à musique sans doute acheté dans une boutique de la  First avenue à Manhattan, et enfin langoureusement chuchotée au public choisi d’une illustre salle de concert d’où elle ne tarde pas à s’échapper pour devenir une sorte d’hymne à la liberté (mi-profane, mi-sacré) qui semble si naturellement s’élever des tréfonds de l’âme noire-américaine ?

… Mélodie caméléon qui finirait bien par nous faire croire qu’elle vient de là où on la chante…

« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 1/2

Paul Robeson (basse) – Carnegie Hall de New York, le 9 mai 1958 :

Goin’ home, goin’ home, I’m jes’ goin’ home ;
Quiet-like, some still day, I’m jes’ goin’ home.
It’s not far, jes’ close by,
Through an open door ;
Work all done, care laid by,
Goin’ to fear no more.
Mother’s there ‘spectin’ me,
Father’s waitin’ too ;
Lots o’ folk gather’d there,
All the friends I knew,
All the friends I knew.
Home, I’m goin’ home !

Nothin lost, all’s gain,
No more fret nor pain,
No more stumblin’ on the way,
No more longin’ for the day,
Goin’ to roam no more !
Mornin’ star lights the way,
Res’less dream all done ;
Shadows gone, break o’ day,
Real life jes’ begun.
There’s no break, there’s no end,
Jes’ a livin’ on ;
Wide awake, with a smile
Goin’ on and on.

Goin’ home, goin’ home, I’m jes’ goin’ home,
goin’ home, goin’ home, goin’ home !

Paroles de William Arms Fisher

Goin’ home = rentrer chez soi

Même à la lueur des feux de Bengale, le bagne est toujours le bagne, et la musique qu’entend de loin un homme certain de ne jamais revoir son pays ne suscite en lui qu’une noire tristesse.

Anton Tchékhov – l’île de Sakhaline (Gallimard – Folio Classique)

Étrange écho de Negro spirituals dans ces mots de l’écrivain russe Anton Tchekhov ! Et pourtant, ce ne sont pas les chants nostalgiques afro-américains qui les ont inspirés, mais les sinistres silences adipeux des bagnards maudits de l’île de Sakhaline, au large de la Sibérie. Là où « les gens erraient comme des ombres et se taisaient comme des ombres ».

Antonín Leopold Dvořák (1841-1904)

Alors qu’en ce début des années 1890 Tchékhov est tout à la rédaction de « L’île de Sakhaline », le compositeur tchèque célèbre, Antonin Dvorák, s’apprête à embarquer pour New York, décidé à occuper le poste de directeur du Conservatoire National de musique, conformément à l’invitation appuyée que lui ont adressée les américains, fervents admirateurs de son œuvre.

— L’histoire ne nous a pas appris que les deux artistes eurent quelqu’occasion de se rencontrer…

1893. Antonin Dvorák est installé à Manhattan depuis un an. Particulièrement motivé par l’ambitieux projet que lui proposent ses hôtes américains : fonder une musique nationale pour ce jeune pays, les États Unis, il a composé une symphonie, sa neuvième, à laquelle il donne d’abord le juste titre de « Symphonie depuis le Nouveau Monde » avant qu’elle ne finisse par s’appeler « Symphonie du Nouveau Monde ». Le 15 décembre, elle est au programme du New York Philharmonic Orchestra au Carnegie Hall, pour sa toute première exécution.

Qui aurait pu imaginer que l’œuvre connaisse un succès populaire aussi grand à travers le monde, jusqu’à nos jours encore, au point de servir de source d’inspiration et d’illustration musicales à mille et une productions allant du générique d’émission télévisée à la sonorisation de jeux vidéos en passant par les transcriptions les plus diverses dans les univers musicaux les plus variés, sans compter les innombrables reprises des thèmes mélodiques d’un mouvement ou d’un autre dans les musiques de films ou les compositions populaires contemporaines ?

Et, à l’origine de cette pléiade de succès, faisant office de catalyseur, « Goin’ home »

Tout commence donc ainsi :

S’il vous plaît, Maestro !

— Et j’entends déjà, dès les premières mesures…  « Bon sang ! Mais c’est bien sûr !… La Symphonie du Nouveau Monde ! »

Dvoràk – Symphonie N°9  (début du 1er mouvement)

Philharmonique de Berlin dirigé par Claudio Abbado

Théâtre Massimo de Palerme – 1er Mai 2002

Difficile, il est vrai, de trouver quelque parenté musicale entre le dynamisme de cette cavalcade effrénée de l’orchestre à travers les grands espaces et la douceur élégiaque d’un chant du retour entonné par la voix envoûtante de Paul Robeson !

Mais le décor est planté : La neuvième de Dvorák !

Glissons-nous dans le deuxième mouvement et sans bouder notre plaisir, laissons-nous emporter par la douce vague mélancolique du premier thème, Largo, sur laquelle surfe, en Ré bémol majeur, avec délice et grâce, le cor anglais !…

Suite …

« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 2/2