Elle viendra – 16 – Falstaff is dead !

William Walton 1902-1983

 

 

La mort de Falstaff (Passacaille)

Musique composée en 1944 pour le film Henry V réalisé par l’immense interprète de Shakespeare, Sir Laurence Olivier.

 

Le thème de la passacaille commence alors que la caméra quitte la rue sombre et pénètre par la fenêtre dans une chambre d’auberge faiblement éclairée par la flamme d’une bougie. Dans le lit un vieil homme se meurt, Falstaff, ce héros comique inoubliable, mangeur et buveur à l’excès, roublard, vantard, poltron et lâche, à la mauvaise foi maladive, et pourtant si attachant. Dans un dernier sursaut le caricatural chevalier entend, le coeur brisé, la voix de son ancien et cher compagnon de frasques, le Prince Hal devenu Roi, s’apprêtant à conquérir la France, lui asséner mille reproches.

Mais au cinéma quand les personnages parlent, fussent-ils mourants ou absents, la musique s’efface. Et la belle passacaille que Walton avait composée pour accompagner la scène serait restée à jamais attachée à la pellicule, si le compositeur n’avait pas autorisé que deux pièces musicales dont celle-ci fussent extraites de la bande originale pour constituer la suite orchestrale Henry V.  – Walton qui considérait que toute musique de film trouvant son utilité hors des images n’aurait pas satisfait à sa vocation.
Tout le monde peut se tromper !

La Mort de Falstaff (passacaille)

London Philharmonic Orchestra
Direction : Léonard Slatkine

Mais vieillir… ! – 27 – 7 ages comedy

« All the world’s a stage »

Pour le monologue écrit en 1599 par Shakespeare pour Jacques, personnage mélancolique, dans la comédie ‘As you like it’ (Comme il vous plaira),

Pour la terrible permanence de cette observation à travers le temps, qui témoigne que l’homme, inventerait-il les plus sophistiqués stratagèmes, n’échappe pas au cycle éternel des lois de la nature,  

Pour la magistrale interprétation de Andrew Buchanan, qui en dit autant par un regard, une inflexion de sa voix, une mimique ou un petit geste, que chaque mot pesé au trébuchet du grand dramaturge.

Andrew Buchanan dit
« All the world’s a stage »
William Shakespeare 
‘As you like it’
Acte II – Scène VII

Le monde entier est un théâtre : hommes et femmes y sont de simples acteurs, ils ont leurs entrées puis leurs sorties. Un homme au cours de sa vie endosse plusieurs rôles et sa comédie se joue sur sept âges.
Premier âge : le nouveau-né, pleurnichant et vomissant dans les bras de sa nourrice.
Deuxième âge : l’écolier geignard, avec son cartable et son visage propre du matin, rampant à contrecœur comme un escargot jusqu’à l’école.
Troisième âge : l’amoureux, soupirant telle une chaudière et composant une ritournelle pitoyable en hommage aux sourcils de son amante.
Quatrième âge : le soldat, farci de jurons bizarres, poilu comme une bête, fier, brutal et soupe au lait, cherchant la réputation aussi soudaine qu’évanescente jusque dans la gueule des canons.
Cinquième âge : le juge, avec une belle bedaine ronde, fourrée de bons chapons, œil grave et barbe en pointe, achalandé de sages maximes et de clichés du jour : ainsi il joue son rôle.
Sixième âge : il passe à la culotte décharnée et aux pantoufles du vieux fou, lunettes au nez, bourse au côté, les hauts-de-chausses de sa jeunesse bien conservés, mais bien trop larges pour des jambes atrophiées, sa grosse voix d’homme, retournant au timbre châtré de l’enfance, a le son de la flûte.
Septième âge : la dernière scène, qui met fin à ce récit étrange et tumultueux, est la seconde enfance et le simple oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.

Elle viendra – 12 – Demain…

« Tomorrow and tomorrow and tomorrow… »

Devenue reine d’Écosse après avoir tant exhorté son époux à commettre l’odieux régicide qui les a conduits tous deux sur le trône, Lady Macbeth, hantée par le remords et la culpabilité vient de se donner la mort.
Très affecté par cette nouvelle, le roi Macbeth délivre ces quelques réflexions intimes sur le sens de la vie dans un célèbre soliloque.
Roi et criminel, on n’en est pas moins homme :

MACBETH :

She should have died hereafter ;
There would have been a time for such a word.—
Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time ;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle !
Life’s but a walking shadow ; a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.

Acte V, Scène 5.

MACBETH

Elle aurait dû attendre pour mourir ;
Le moment serait toujours venu de prononcer ces mots.
Demain, et puis demain, et puis demain,
Glisse à petits pas de jour en jour,
Jusqu’à la dernière syllabe du registre du temps ;
Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous
Le chemin de la mort poussiéreuse.
Éteins-toi, éteins-toi, courte flamme !

La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui s’agite et se pavane son heure durant sur la scène
Et puis qu’on n’entend plus ; c’est une fable
Dite par un idiot, pleine de fracas et de fureur,
Et qui ne signifie rien.

Plutôt l’amour qu’un royaume – Sonnet XXIX

Ton cher amour remémoré me rend si riche
Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien.

Shakespeare (1564-1616) – Sonnet 29 – traduction Robert Ellrodt

William-Shakespeare  1564-1616

Sonnet XXIX

Lorsqu’en disgrâce auprès du monde et du destin,
Je suis seul à pleurer sur ce qui m’importune,
Et crie en vain mon trouble au ciel sourd et hautain,
Et me scrute moi-même, et maudit ma fortune,
Je me voudrais celui qui connaît cette chance
D’être entouré d’amis et qui semble parfait,
Je jalouse son art et sa haute importance,
Quand de mes moindres dons je reste insatisfait.
Mais lorsqu’en ces dégoûts dont mon cœur se désole,
Soudain je pense à toi, mon naturel soucieux
Ainsi que l’alouette au point du jour s’envole
Hors l’ombre et chante un hymne à la porte des cieux ;
…..Car de ton tendre amour l’idée me rend si fort
…..Que des rois que j’enviais je méprise le sort.
Traduction : J. F. Berroyer

.

Texte original dit par Paterson Joseph 

When, in disgrace with fortune and men’s eyes,
I all alone beweep my outcast state,
And trouble deaf heaven with my bootless cries,
And look upon myself and curse my fate,
Wishing me like to one more rich in hope,
Featured like him, like him with friends possessed,
Desiring this man’s art and that man’s scope,
With what I most enjoy contented least;
Yet in these thoughts myself almost despising,
Haply I think on thee, and then my state,
(Like to the lark at break of day arising
From sullen earth) sings hymns at heaven’s gate;
       For thy sweet love remembered such wealth brings
       That then I scorn to change my state with kings.
 
¤
.

Traduire la poésie est une besogne ardue […].
Traduire Shakespeare, en général, est d’une difficulté supplémentaire.
Mais traduire les sonnets de Shakespeare ! Voilà qui touche à l’absurde.

Pierre-Jean Jouve
Shakespeare’s sonnets, version française – Mercure de France, 1969

¤

Honni de la Fortune, autant des hommes,
Je pleure, seul, mon destin de paria,
Le Ciel est sourd, en vain je l’importune
Je comprends qui je suis, je maudis mon sort

Et envie ceux qui ont quelque espérance
J’en voudrais les amis ou l’entregent,
J’en rêve le talent. Je ne dédaigne
Que ce qui est déjà de mon pouvoir.

Et pourtant ! L’alouette au point du jour
Dénie la terre sombre ; et même dans l’état
Où je suis, ce mépris, presque, que j’ai de moi,
Mon chant de toi monte aux portes du Ciel.

…..Si riche, à me savoir aimé de toi,
…..Que j’en mépriserais le sort même des rois.

Traduction : Yves Bonnefoy

Marta et les sorcières

William Edward Frost (1810-1877) – Les trois sorcières de Macbeth

Écailles de dragon et dents de loup,
Momie de sorcière, estomac et gosier
Du vorace requin des mers salées,
Racine de ciguë arrachée dans la nuit,
Foie de juif blasphémateur,
Fiel de bouc, branches d’if
Coupées pendant une éclipse de lune,
Nez de Turc et lèvres de Tartare,
Doigt de l’enfant d’une fille de joie
Mis au monde dans un fossé et étranglé en naissant…

Shakespeare – Macbeth – Acte IV-Scène 1 – Troisième sorcière

Mais, faudra-t-il encore, jeune pianiste, ajouter dans ton chaudron bouillant crapaud macéré trente-et-un jours, fils de serpent des marais, œil de lézard, pied de grenouille, duvet de chauve-souris et langue de chien – j’en passe, et des meilleurs -, si tu veux que ton philtre, bouillon d’enfer, infuse jusque dans tes doigts la virtuosité indispensable à l’expression des débordements lyriques échevelés et de la luxuriance sonore dont l’autre sourd de la musique, Bedrich Smetana, fervent admirateur du grand Franz Liszt, para jadis sa fantaisie concertante :

« Macbeth et les sorcières ».

smetana
Bedrich Smetana 1824-1884

Redoublons, redoublons de travail et de soins :
Feu, brûle ; et chaudron, bouillonne.

Shakespeare – Macbeth – Acte IV-Scène 1 – Trois sorcières

Redoublant de travail, à l’instar des sorcières que Shakespeare mit, au début de l’acte IV, sur le chemin de Macbeth, tu n’oublieras pas, ô scrupuleuse pianiste, ni le trouble intérieur du héros dramatique, ni la perversité de ses actions, ni la fragilité de son pouvoir. Et toujours devras-tu percevoir, vaporeux inquiétant filigrane, l’impalpable mystère des mondes surnaturels.
Car c’est bien la représentation musicale de cette scène de l’illustre pièce du plus admiré des dramaturges que, fidèle au choix inspiré du compositeur, tu devras offrir à notre écoute imaginative.

Affute ta technique sur les dents d’un requin, égruge tes doigts sur l’ivoire du clavier, et que soufflent les puissances occultes à travers tes cadences ! Fais trembler le théâtre, et fais rugir Macbeth !

Marta Czech

jeune pianiste polonaise, 
lauréate en 2019 du Concours des Jeunesses Musicales de Belgrade 

« Macbeth et les sorcières »
– op. posthume (composée en 1859)

Remarque à l’attention des pianistes : sorcellerie de compositeur, Smetana n’a pas joint la recette complète du chaudron magique à sa partition.

ƒƒƒ​

Bedrich Smetana, compositeur Bohémien, né en 1824, est surtout connu aujourd'hui par la plus célèbre de ses oeuvres : La Moldau, poème symphonique écrit à la gloire de la rivière qui traverse Prague.

Son admiration pour Franz Liszt et sa rencontre avec l'immense pianiste apparaissent comme un évènement central dans  son évolution musicale, particulièrement depuis l'intensification de leur relation au cours de la période 1856-1861.

À partir de 1857, Smetana répond aux poèmes symphoniques de Liszt par ses propres compositions telles que Richard IIIWallenstein's Camp ou Haakon Jarl.  Ce travail aura un effet significatif sur son écriture pour le piano, ainsi que le démontrent, entre 1858 et 1861, ces Etudes de concert et le poème Macbeth et les sorcières. S'éloignant des critères habituels du piano tchèque, Smetana, sous l'influence de Liszt, innove, donne plus d'importance à la variété des textures musicales et aux éléments de virtuosité. Une manière d'annoncer la décennie musicale suivante...

Suis-je normal, Docteur ?

« Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable » (Tchouang-Tseu). Maxime profonde autant qu’inopérante. L’apogée de l’indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité ?

Cioran – « La tentation d’exister »

Je ne peux pas plus me passer de la musique de Jean-Sébastien Bach que je ne peux cesser de fréquenter le théâtre de Shakespeare.

— Suis-je normal, Docteur ?

J’ai l’impression, en écrivant cela, que je recopie une phrase de Cioran – peut-être, d’ailleurs, m’est-elle dictée par le souvenir inconscient d’un de ses aphorismes qui sont depuis longtemps aussi indispensables à l’hygiène de mon esprit que le savon à celle de mon corps.

— Suis-je normal, Docteur ?

Il n’empêche que là est ma vérité : le plus souvent, lorsque je reviens d’un numineux voyage dans la lumière céleste, à califourchon sur la trompette d’un ange, auquel m’a invité le Cantor, c’est un personnage de Shakespeare qui m’accueille, l’espace d’un instant, sur le quai du retour. Comme le traître Iago, l’intrigante Lady Macbeth ou Richard III parfois, la tunique couverte du sang de ses victimes, qui m’attendent au débarcadère pour me rappeler que les dieux bienfaisants ont fui la Terre depuis longtemps, si tant est qu’ils l’habitassent un jour.

— Suis-je normal, Docteur ?

Qui, mieux que Jean-Sébastien Bach, aurait-il aidé Dieu à remplir de braises ardentes le cœur des hommes ? Qui, autant que Shakespeare lui-même, aurait-il su déployer toute la pertinence et la perspicacité d’un observateur aguerri pour révéler avec si grande justesse, depuis l’ombre où elle se tapit, les arcanes de l’âme humaine ?

Et comme un écho personnel à ces certitudes j’ai choisi d’intituler ce journal intime ouvert à tout vent : « De Braises et d’Ombre ».

— Suis-je normal, Docteur ?Avant que vous ne prononciez votre diagnostic, très cher Docteur, et peut-être pour le peaufiner encore, prenez donc un billet pour l’éternité ! Le voyage est court… et sa pompe si joyeuse !

Cantate BWV 70 « Wachet ! Betet ! Betet ! Wachet ! » (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) – Mouvement 1 en Ut majeur (Chœur)

Veillez ! priez ! priez ! veillez !
Tenez-vous prêt
À tout moment
Jusqu’à ce que le souverain des souverains
Mette une fin à ce monde !

Quand vous en reviendrez, pensez à entrouvrir la porte de ce vieux palais vénitien : Shylock, redoutable usurier pas très recommandable certes, répond au « Marchand de Venise », le Seigneur Antonio, qui, nonobstant le profond dédain qu’il porte à ce banquier parce qu’il est juif, vient de lui demander un nouveau prêt… Édifiant !

Shakespeare : Le Marchand de Venise – Acte I-Scène 3

SHYLOCK

Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m’avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances.

Je n’y ai jamais répondu qu’en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre peuple. Vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c’est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » Voilà ce que vous me dites, vous qui avez craché votre rhume sur ma barbe ; qui m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. C’est de l’argent que vous demandez ! Que devrais-je vous répondre ? Dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter beaucoup d’argent » ?

Enfin, cher Docteur, je dois à l’honnêteté de vous prévenir que même si vous me trouvez particulièrement dérangé, je ne suivrai aucune de vos prescriptions qui viseraient à me guérir.

Mais n’est-ce pas là une inutile précaution, car je gage que vous me déclarerez incurable ? Tant mieux !

— Je ne suis vraiment pas normal, Docteur !

Et, à s’en référer à Cioran lui-même, comment pourrait-on, à la fois, être normal et vivant ? (« La tentation d’exister »)

Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.

Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache.

Cioran (1911-1995)

 

« Syllogismes de l’amertume » – 1952

Ophélie /7 – « Un chant mystérieux tombe des astres d’or »

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

[…]

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

Arthur Rimbaud (Ophélie)

Barbara Hannigan – Ophélie

Oui, 7 !

Cela suppose pertinemment que six billets déjà ont été consacrés à la belle et tragique Ophélie. Six rendez-vous, sur les pages de « Perles d’Orphée » dans les derniers mois de l’année 2014, avec la femme et le mythe qui lui est attaché (1), avec le personnage de théâtre façonné par Shakespeare (2), avec, ut pictura poesis, les regards d’un peintre et les mots d’un poète (3), avec, suspendus aux sommets ultimes d’un contre-ut de soprano, le désespoir et la folie en majesté (4), avec, inattendues, nos modernes « idoles » du fil de l’onde au fil des ondes (5), et rendez-vous enfin avec le flot « couleur de noyade », qui, grossi par les larmes musicales de Berlioz, emporte Ophélie mille fois représentée vers sa postérité (6).

Mais évoquer un mythe sans essayer d’inscrire la fresque de ses représentations, aussi modeste soit-elle, dans un cadre symbolique, était à l’évidence une bévue, ou pour le moins une maladresse. Manquait donc cet indispensable septième rendez-vous. – Qui contesterait au chiffre 7 l’évidence de sa portée hautement emblématique ? Admirablement associées dans un court mais riche voyage théâtral, la poésie et la musique de notre XXIème siècle adolescent pouvaient-elles m’offrir plus heureuse opportunité de combler cette lacune ?

Paul Griffiths, écrivain et critique musical gallois, publie en 2008, après treize années de gestation, un roman oulipien, « Let me tell you » (Laissez-moi vous dire), qui offre à Ophélie, exhortée par la plume de l’auteur, une insoupçonnable opportunité de  « venir nous parler, nous dire tout ce qu’elle sait », de se confier, sur son amour pour Polonius, son père, sur sa proximité avec son frère, Laërte, sur sa perplexité face au prince Hamlet, ainsi que sur son profond désir d’évasion.

Et, par gageure stylistique, Griffiths n’a accordé pour langage à Ophélie que les seuls 483 mots que Shakespeare, quatre siècles plus tôt, avait choisis pour lui écrire son rôle dans « Hamlet ».

Par delà l’exercice technique, cette limitation volontaire des ressources du vocabulaire et les inévitables répétitions qu’elle implique, confèrent aux confidences passionnées d’Ophélie une émouvante musicalité.

.

Hans Abrahamsen (Né en 1952)

Comment le très discret compositeur danois Hans Abrahamsen, particulièrement attaché dès sa première période à une écriture musicale simple et transparente, et progressivement venu à une forme compositionnelle plus poétique faisant une large place aux influences du romantisme allemand, pouvait-il ne pas succomber à la séduction de cette Ophélie ? Sachant, qui plus est, que la merveilleuse Barbara Hannigan se glisserait dans ses longs voiles pour murmurer sa romance sur les scènes les plus prestigieuses…

.
Ainsi les textes de Paul Griffiths habillés des envoûtants accords minimalistes du compositeur danois allaient-ils devenir un cycle de sept – ce n’est pas un hasard – sublimes mélodies au titre éponyme « Let me tell you » .

.Le 20 décembre 2013 l’enchantement public se produisit pour la première fois : Hans Abrahamsen avait confié les ciselures de sa partition au Philharmonique de Berlin qui, conduit par Andris Nelson, accompagnait avec la discrète majesté des grands seigneurs les confidences d’une fascinante Ophélie (Barbara Hannigan) jusqu’au fatal rivage.

Inoubliable septième rendez-vous qu’il aurait été impardonnable de manquer !

Écoute, écoute passant inconsolable !

Depuis cette brumeuse berge,

subtil et adamantin,

c’est l’envoûtant chant d’un départ,

d’une fée la grâce ultime.

« Un chant mystérieux tombe des astres d’or. »

7ème chant (Adagissimo) – I will go out now
.
I will go out now.
I will let go the door
and not look to see my hand as I take it away.
Snow falls.
So: I will go on in the snow.
I will have my hope with me.
I look up,
as if I could see the snow as it falls,
as if I could keep my eye on a little of it
and see it come down
all the way to the ground.
I cannot.
The snow flowers are all like each other
and I cannot keep my eyes on one.
I will give up this and go on.
I will go on.
.

Et, pour prolonger le charme et parfaire le plaisir,  « Let me tell you » dans son intégralité avec, pour emporter Ophélie Hannigan, l’Orchestre Symphonique de Göteborg sous la baguette du Maître Kent Nagano.

Luxure : Délices et délires…

Lechery, lechery ; still, wars and lechery ; nothing else holds fashion : a burning devil take them !*
Shakespeare – Troïlus et Cressila (Thersite Acte V – Scène 2)
.

Hieronymus Bosch - Jardin des Délices (détail)
Jérôme Bosch – Jardin des Délices (détail)

*Luxure, luxure ! Toujours guerre et débauche : rien autre ne reste à la mode ! Qu’un diable brûlant les emporte !

Sonnet CXXIX

Th’ expense of spirit in a waste of shame
Is lust in action ; and till action, lust
Is perjured, murd’rous, bloody, full of blame,
Savage, extreme, rude, cruel, not to trust,
Enjoyed no sooner but despisèd straight,
Past reason hunted ; and, no sooner had
Past reason hated as a swallowed bait
On purpose laid to make the taker mad ;
Mad in pursuit and in possession so,
Had, having, and in quest to have, extreme ;
A bliss in proof and proved, a very woe ;
Before, a joy proposed ; behind, a dream.
   All this the world well knows; yet none knows well
   To shun the heaven that leads men to this hell.
.
William Shakespeare (1564-1616)
 .

La luxure : naufrage, en abîme de honte
De la force vitale. Pour s’assouvir
Elle ment, elle calomnie, trahit, assassine,
Elle est immodérée, sauvagement cruelle,

Et méprisée si tôt que satisfaite,
Follement poursuivie mais follement
Haïe, le hameçon qu’on a dans la bouche,
Fait pour que l’esprit sombre, par la douleur.

Et insensée à vouloir comme à prendre,
Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche,
Désirée, un délice, éprouvée, un malheur,
Attendue, une joie, passée, l’ombre d’un songe,

Et cela, qui l’ignore ? Mais qui se garde
De ce ciel qui nous voue à cet enfer ?

Traduction : Yves Bonnefoy

Poésie à trois personnages – Sonnet XVIII

Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet : la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a, là, la beauté du métal et du minéral bien travaillés.
Charles Baudelaire (lettre à Armand Fraisse – 1860)
 .

Et, plus encore que toutes les autres formes du poème, peut-être en vertu de ses propres contraintes elles-mêmes, le sonnet semble porter en lui une part supplémentaire de musicalité et d’intimité mêlées qui lui confère une dualité particulière : celle d’exprimer un débat intérieur qui s’adresserait à l’autre.

Jacques Darras (poète lui-même et éminent traducteur des poètes tels que Malcom Lowry, Walt Whitman ou Ezra Pound) affirme même compter, dans les sonnets de Shakespeare, trois personnages : « celui à qui on s’adresse, celui qui parle et celui qui s’interroge. »

« Shall I compare thee to a summer’s day ? »

Maurice (Peter O’Toole), ancien acteur renommé, septuagénaire amoureux de sa très jeune nièce dont il essaie d’être le Pygmalion, se laisse emporter dans sa méditation par les vers du célèbre Sonnet XVIII de Shakespeare, dans cette scène du film « Venus » de Roger Mitchell. Susurrant le poème, Lire la suite Poésie à trois personnages – Sonnet XVIII