Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière… C’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté.
Ré-écriture d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 27/03/2013
sous le titre « Un fidèle et demi »
La richesse d’enseignement des contes soufis n’est plus à démontrer. A travers la sagesse qu’ils véhiculent avec humour chacun peut trouver une voie, un chemin, une simple piste, pour commencer ou continuer sa quête spirituelle, polir son amour du divin, se connaître un peu mieux lui-même… ou tout simplement sourire – ce qui n’est pas le moindre bénéfice.
Le conte qui suit ne se limite pas à rappeler aux puissants combien, même pour eux, lucidité et humilité sont vertus essentielles, il met à l’heure par anticipation quelque pendule phallocentrée.
∼ ∗ ∼
Un puissant sultan turc avait entendu dire qu’un sheikh d’un territoire voisin comptait par milliers ses fidèles prêts à mourir pour lui, sans condition. Intrigué par un tel pouvoir et désireux naturellement de s’en inspirer, il décide de l’inviter dans un de ses palais. Diplomatie d’autant plus utile qu’il pourra ainsi évaluer les forces d’un ennemi éventuel.
Sultan Selim III(Régnant entre 1789-1807)
Dès leur première rencontre, au cours d’un somptueux déjeuner, le sultan exprime à son hôte son immense admiration :
– Je suis impressionné par le dévouement de tant de milliers de tes sujets. On m’a rapporté que tous sont disposés à se sacrifier pour toi. Je te félicite, grand Seigneur, pour cet immense charisme !
– Détrompe-toi, répond le sheikh dans un grand sourire amusé, les fidèles prêts à mourir pour moi ne sont pas bien nombreux. Je n’en compte en vérité qu’un et demi.
– Un et demi ? reprend le sultan intrigué par la réponse. Comment est-ce possible, à voir les troupes si nombreuses qui t’accompagnent… ? Et puis un demi ? Comment cela… ?
– Je t’en ferai la démonstration demain si tu veux bien te prêter au petit jeu que je te proposerai.
– Bien volontiers ! dit le sultan. J’ai hâte de comprendre.
Le lendemain matin, la nombreuse armée qui escorte le voyage du sheikh est réunie dans la grande plaine à la sortie de la ville. Nul ne manque au rassemblement, l’information ayant été diffusée que le sheikh en personne viendrait saluer officiers et soldats.
Eugène Delacroix – Sultan du Maroc et sa garde noire (1862)
Au préalable, le sheikh avait demandé qu’on installât en surélévation, au centre du point de rassemblement, pour que chacun depuis sa position pût la voir aisément, une tente, à l’intérieur de laquelle on aurait placé discrètement deux moutons, de préférence silencieux.
A l’heure de la cérémonie, les deux princes trônent devant la tente face à l’imposante foule, et les hourras fusent de toutes parts à l’endroit du sheikh en habit d’or. Le sultan fait alors remarquer à son hôte que sa réputation n’est pas surfaite et que l’enthousiasme de cette foule est bien un témoignage évident de la fidélité de ses sujets.
– Tu vois, lui dit-il avec un zeste d’ironie, pour celui qui prétend n’avoir qu’un « fidèle et demi »… !
– Tu vas bientôt être éclairé en faisant ce que je te demande, répond le sheikh.
Veux-tu déclarer solennellement à cette foule que, selon la loi de ton pays, tu dois me mettre à mort en raison d’un grave crime que je viens de commettre, et que seul le sacrifice d’un de mes sujets épargnera ma vie.
Le sultan debout face à la foule proclame la sentence de sa voix la plus sombre. Une longue rumeur monte alors des rangs et s’arrête net lorsqu’un homme au pied de la tribune princière courageusement se propose.
On le conduit à la tente et, aussitôt le rideau refermé, conformément à la mise en scène établie, on égorge un mouton dont le sang s’écoule en abondance sous les bords du bivouac, au grand effarement de la foule.
John Adam Houston – Sheikh
Le sheikh demande alors au sultan de faire une nouvelle déclaration annonçant que ce sacrifice est insuffisant, et qu’il faut qu’un nouveau fidèle offre sa vie.
Cette fois-ci, la foule se fige dans un long silence glacé qu’une voix de femme finit par briser ; celle qui vient de se désigner rejoint à son tour la tente entre deux gardes.
Même scénario, la captive à peine entrée, un autre mouton est égorgé. A la vue des nouveaux flots de sang qui dégoulinent sous la tente la foule médusée ne tarde pas à se disperser, rendant en un instant la plaine au désert.
– Voilà ! dit le sheikh, comme tu le constates, je n’ai qu’un fidèle et demi.
– Je comprends maintenant, s’écrie le sultan. Evidemment, un fidèle : l’homme, et un demi : la femme !
– Pas du tout ! rétorque le sheikh qui ne se départit pas de son large sourire, c’est tout l’inverse : l’homme, quand il est entré dans la tente ne savait pas qu’on allait aussitôt le saigner ; la femme, elle, avait vu le sang du premier sacrifié, et n’ignorait donc pas le sort qui l’attendait ; pourtant elle n’a pas hésité à librement et courageusement se proposer.
La femme, un… et l’homme, un demi !
Préexistante à la pensée et à l’acte, la poésie est un état, une source illimitée dans laquelle chacun peut puiser. – Ile Eniger
Poème extrait du recueil d’Ile Eniger : ‘Les pluriels du silence’
(Editions Chemins de plume – 2023)
Une sève
Je ne parle plus qu’avec le vent, le rinçage des pluies, la confiance des bêtes, la splendeur des étoiles, et cette terre-mère qui continue à porter, nourrir, aimer, malgré la bêtise-laideur-méchanceté de la grossière humanité. Les mots eux-mêmes sont ridicules, malingres, rabougris, inaboutis pour parler de cette bonté première qui, malgré nos errances, nos balbutiements, nos simagrées, toujours nous borde, nous accompagne. Une sève pourpre alimente l’arbre du vivre. Qu’importe la maigreur des jours, ses broussailles échevelées. Qu’importe les hordes, les hardes. La parole sauvage revendique sa place, sa voix. La résistance d’être. L’unique.
Je puis maintenant dire aux rapides années :
– Passez ! passez toujours ! je n’ai plus à vieillir !
– Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées ;
– J’ai dans l’âme une fleur que nul ne peut cueillir !
Victor Hugo – Les chants du crépuscule
Toby Keith, légende américaine de la musique country, disparu il y a quelques mois à l’âge de 62 ans, n’aura pas eu le temps de résister à la vieillesse comme le suggèrent les paroles de sagesse de sa chanson.
En 2018, à l’occasion d’une rencontre avec Clint Eastwood, jeune homme de 88 ans, Toby est particulièrement touché par une phrase du réalisateur : « je ne laisse pas entrer le vieil homme ».
Il en fait une chanson :
‘Don’t let the old man in’
Ne laisse pas le vieil homme entrer Je veux vivre encore un peu Je ne veux pas m’en remettre à lui Il frappe à ma porte Je savais depuis le début de ma vie Qu’un jour elle se terminerait Lève-toi et sors Ne laisse pas le vieil homme entrer J’ai vécu de nombreuses lunes Mon corps est usé par le temps Demande-toi ce que tu serais Si tu ne savais pas le jour de ta naissance Essaie d’aimer ta femme Et reste proche de tes amis Fête d’un verre de vin chaque coucher de soleil Et ne laisse pas entrer le vieil homme J’ai vécu de nombreuses lunes Mon corps est usé par le temps Demande-toi quel âge tu aurais Si tu ne savais pas le jour de ta naissance Quand il enfourche son cheval Et que tu sens souffler ce vent froid et amer Regarde par la fenêtre et souris Et ne laisse pas le vieil homme entrer
Aimer aussi est bon : car l’amour est difficile. S’aimer, d’être humain à être humain : voilà peut-être la tâche la plus difficile qui nous soit imposée, l’extrême, la suprême épreuve et preuve, le travail en vue duquel tout autre travail n’est que préparation.
Rainer Maria Rilke – Lettre à un jeune poète
La période des vœux annuels est toujours une occasion de porter un regard ému sur la souffrance et les peines de nos contemporains, de faire même parfois quelques dons tout pleins de notre sincère compassion.
Et chaque année la fumée des cheminées écrit en grand dans le ciel d’hiver le message d’amour et de paix que chacun adresse à chaque autre.
Mais comme toutes les fumées…
Fernand Pelez – Nid de misère – 1887
♦
I said man is always talking ’bout it’s inhumanity to man But what is he tryin’ to do to make it a better man?
Pour la grande Roberta Flack, chanteuse et pianiste de jazz, deux fois consécutives lauréate du Grammy Award, en 1973 et 1974.
Pour sa « pertinence sociale », son « intrépidité politique », et sa générosité.
Pour son premier disque « First Take » paru en juin 1969 chez Atlantic Records.
∼ Grammy Hall of Fame Award décerné en 2016 par la très respectée Recording Academy
∼ Classé en 2020 parmi les 500 plus grands albums de tous les temps par le sérieux magazine international Rolling Stones.
∼ Considéré par l’immense majorité des amateurs de Jazz du monde comme l’un des 20 enregistrements indispensables à toute discothèque de qualité.
Et, à l’occasion de ce billet en particulier :
Pour le gospel, « Tryin’ Times » (Temps difficiles), qui tend, avec une rare élégance musicale, à notre légendaire et désespérant égoïsme un terrible et pourtant si beau miroir.
Tryin’times, what the world is talkin’ about You got confusion all over the land, You got mother against daughter, you got father against son You know the whole thing is getting out of hand
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Then maybe folks wouldn’t have to suffer If there was more love for your brother But these are tryin’ times,
.
You got the riots in the ghetto, it’s all around A whole lot of things that’s wrong is going down, yes, it is I can’t understand it from my point of view ‘Cause I think you should do unto others As you’d have them do unto you.
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Then maybe folks wouldn’t have to suffer If there was more love for your brother But these are tryin’ times, yes, it is.
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I said man is always talking ’bout it’s inhumanity to man But what is he tryin’ to do to make it a better man? Oh, just read the paper, turn on your TV You see folks demonstrating about equality.
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But maybe folks wouldn’t have to suffer If there was more love for your brother But these are tryin’ times
.
Tryin’times, yeah, that’s what the world is talkin’ about You got confusion all over the land
◊
Les temps difficiles, ce dont le monde parle, Il y a de la confusion partout dans le pays : La mère contre la fille, le père contre le fils… Tout nous échappe, tu sais. Peut-être que les gens n’auraient pas à souffrir Si on avait plus d’amour pour son prochain. Mais les temps sont durs, oui, oui Il y a des émeutes dans le ghetto, c’est partout. Tout un tas de mauvaises choses se passent, oui, c’est vrai ! J’ai beaucoup de mal à l’accepter Parce que je pense qu’il faut faire aux autres Ce qu’on souhaiterait qu’ils nous fassent. Alors peut-être que les gens n’auraient pas à souffrir S’il y avait plus d’amour pour son prochain. Mais nous vivons une époque difficile, oui, c’est vrai ! J’ai dit que l’homme parle toujours de son inhumanité envers l’homme, Mais qu’essaie-t-il de faire pour devenir un homme meilleur ? Oh, il suffit de lire le journal, d’allumer la télévision Pour voir des gens manifester pour l’égalité. Mais peut-être que les gens n’auraient pas à souffrir Si on avait plus d’amour pour son prochain. Mais nous vivons une époque difficile Des temps difficiles, oui, tout le monde en parle ; Il y a de la confusion partout dans le pays.
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Un homme passe sous la fenêtre et chante
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Comme la vitre pour le givre
Et les vêpres pour les aveux
Comme la grive pour être ivre
Le printemps pour les amoureux
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Toi qui avais des bras des rêves
Le sang rapide et soleilleux
Au joli mois des primevères
Où pleurer même est merveilleux
Tu courais des chansons aux lèvres
Aimé du diable et du bon dieu
Toi qui avais des bras des rêves
Le sang rapide et soleilleux
Ma folle ma belle ma douce
Qui avais la beauté du feu
La douceur de l’eau dans ta bouche
De l’or pour rien dans tes cheveux
Qu’as-tu fait de ta bouche rouge
Des baisers pour le jour qu’il pleut
Ma folle ma belle ma douce
Qui avais la beauté du feu
Le temps qui passe passe passe
Avec sa corde fait des nœuds
Autour de ceux-là qui s’embrassent
Sans le voir tourner autour d’eux
Il marque leur front d’un sarcasme
Il éteint leurs yeux lumineux
Le temps qui passe passe passe
Avec sa corde fait des nœuds
On n’a tiré de sa jeunesse
Que ce qu’on peut et c’est bien peu
Si c’est ma faute eh bien qu’on laisse
Ma mise à celui qui dit mieux
Mais pourquoi faut-il qu’on s’y blesse
Qui donc a tué l’oiseau bleu
On n’a tiré de sa jeunesse
Que ce qu’on peut et c’est bien peu.
Tout mal faut-il qu’on en accuse
L’âge qui vient le cœur plus vieux
Et ce n’est pas l’amour qui s’use
Quand le plaisir a dit adieu
Le soleil jamais ne refuse
La prière que font les yeux
Tout mal faut-il qu’on en accuse
L’âge qui vient le cœur plus vieux
Et si ce n’est pas nous la faute
Montrez-moi les meneurs du jeu
Ce que le ciel donne qui l’ôte
Qui reprend ce qui vient des cieux
Messieurs c’est ma faute ou la vôtre
À qui c’est-il avantageux
Et si ce n’est pas nous la faute
Montrez-moi les meneurs du jeu
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
le monde l’est lui pour y vivre
Et tout le reste est de l’hébreu
Vos lois vos règles et vos bibles
Et la charrue avant les bœufs
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela ? Il y a donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile poison a déjà déséquilibrés ? Quelle tristesse, quelle inquiétude, pour le vingtième siècle qui va s’ouvrir !
Émile Zola – Lettre à la jeunesse – 14 décembre 1897
C’est avec la plus grande tristesse qu’il faut, hélas, actualiser cette remarque d’Émile Zola à l’adresse de la jeunesse de son temps.
Les plus optimistes ont le droit d’espérer que cette mise à jour sera la dernière. J’aimerais tellement faire partie de leur équipe, ainsi, d’ailleurs, que de toutes celles qui croient à la fin de la haine, quelle qu’en soit la forme, mais…
—
Roger Blin dit le poème écrit en 1942 par Benjamin Fondane, poète et philosophe roumain ayant choisi la France pour laquelle il se battit avant d’être déporté et assassiné en 1944, parce que juif :
Préface en prose
Préface en prose
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage –
il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi,
plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre – avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement !
Benjamin Fondane 1898 – 1944
« Poème en prose », L’Exode,
Super Flumina Babylonis, Paris 1942
.
..
—
Un résumé de la biographie de Benjamin Fondane sur le site du Ministère des Armées
Schubert est mort la nuit passée. Il va me manquer, chaque matin je me réveillais accompagné par son chant. Il était fabuleux : il chantait de tout son corps. Tel devait être le poète, pensais-je quelquefois, excédé par tant de discours où l’esprit seul se déployait. Mais entre les hommes et les oiseaux il y a, pour le moins, cette différence : un oiseau qui chante descend vertigineusement à ses racines ; l’homme, il est bien rare que la flamme des voyelles lui brûle les hanches. Voilà pourquoi sa mort me touche tant. Demeurent donc ces lignes en souvenir du maître ! Janvier 1985
Eugenio de Andrade Versants du regard et autres poèmes en prose (Ed. La Différence – 1990)
Traduit du portugais par Patrick Quillier.
Franz Schubert 1797-1828
In Memoriam
O Schubert morreu a noite passada. Vai fazer-me falta, todas as manhãs acordava com ele a cantar. Era fabuloso: cantava com o corpo todo. Assim devia ser o poeta, pensava eu às vezes, farto de tanto discurso onde apenas o espírito assomava. Mas entre homens e pássaros há, pelo menos, esta diferença: um pássaro quando canta desce vertiginosamente à raiz; o homem, esse é muito raro que o ardor das vogais lhe queime a cintura. Eis porque me comove tanto a sua morte. Fiquem estas linhas a recordar o mestre. Janeiro, 1985
Reprise augmentée d’un billet publié sur Perles d’Orphée le 08/03/2014
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom.
Arthur Adamov 1908-1970
En 1946, alors âgé de 38 ans, l’écrivain et auteur dramatique Arthur Adamov publie « L’Aveu ». Entre autres outrances et impudeurs, il fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence conjuguée de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une tragique solitude. Isolement d’autant plus fort que ses engagements dans le marxisme-léninisme de l’époque radicalisent son œuvre et, partant, le marginalisent encore.
En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas ? – abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Adamov, cet « empêché de vivre », reprend « L’Aveu », qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… ». Cet ouvrage lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.
Un extrait : « Ce qu’il y a… »
Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.
Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.
Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter », c‘est toujours l’autre, celui qui manque.
Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas ?
Le précédent billet publié en 2014 intégrait une vidéo dans laquelle ce court extrait était dit par Laurent Terzieff avec la sensibilité et le talent incomparables qui le caractérisaient. Hélas, cette vidéo a disparu avec le compte Youtube qui l'avait publiée, et mes recherches pour en trouver trace ont été vaines.
Si, parmi les lecteurs et lectrices de ce blog, quelqu'un ou quelqu'une avait une piste pour faire réapparaître cet enregistrement, même en version audio, puisse-t-il ou elle avoir l'amabilité de me la communiquer ! Cette voix retrouvée, mon bonheur sera aussitôt partagé. Merci !
Homme Tu as regardé la plus triste la plus morne de toutes les fleurs de la terre Et comme aux autres fleurs tu lui as donné un nom Tu l’as appelée Pensée. Pensée C’était comme on dit bien observé Bien pensé.
Et ces sales fleurs qui ne vivent ni ne se fanent jamais Tu les as appelées immortelles… C’était bien fait pour elles… Mais le lilas tu l’as appelé lilas Lilas c’était tout à fait ça Lilas… Lilas…
Aux marguerites tu as donné un nom de femme Ou bien aux femmes tu as donné un nom de fleur C’est pareil. L’essentiel c’était que ce soit joli Que ça fasse plaisir…
Enfin tu as donné les noms simples à toutes les fleurs simples Et la plus grande la plus belle Celle qui pousse toute droite sur le fumier de la misère Celle qui se dresse à côté des vieux ressorts rouillés A côté des vieux chiens mouillés A côte des vieux matelas éventrés A côté des baraques de planches où vivent les sous-alimentés Cette fleur tellement vivante Toute jaune toute brillante Celle que les savants appellent Hélianthe Toi tu l’as appelée soleil … Soleil…
Hélas ! hélas ! hélas et beaucoup de fois hélas ! Qui regarde le soleil hein ? Qui regarde le soleil ? Personne ne regarde plus le soleil Les hommes sont devenus ce qu’ils sont devenus Des hommes intelligents… Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière Ils se promènent en regardant par terre Et ils pensent au ciel.
Ils pensent… Ils pensent… ils n’arrêtent pas de penser… Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées Les immortelles et les pensées. Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets. Ils se traînent A grand-peine Dans les marécages du passé Et ils traînent… ils traînent leurs chaînes Et ils traînent les pieds au pas cadencé… Ils avancent à grand-peine Enlisés dans leurs Champs-Élysées Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire Oui ils chantent A tue-tête.
Mais tout ce qui est mort dans leur tête Pour rien au monde ils ne voudraient l’enlever Parce que Dans leur tête Pousse la fleur sacrée La sale maigre petite fleur La fleur malade La fleur aigre La fleur toujours fanée La fleur personnelle… … La pensée…
Billet initialement publié sur « Perles d’Orphée » le 16/12/2012
La Historia Universal es la de un solo hombre.
Jorge Luis Borges (« Historia de la eternidad » – 1936)
…
Un seul homme est né, un seul homme est mort sur la terre.
Affirmer le contraire est pure statistique : l’addition est impossible.
Non moins impossible que celle d’ajouter l’odeur de la pluie au rêve que tu as rêvé l’autre nuit.
Cet homme est Ulysse, Caïn, Abel, le premier homme qui ordonna les constellations […] le forgeron qui grava des runes sur l’épée de Hengist […] Luis de Leon, le libraire qui engendra Samuel Johnson, le jardinier de Voltaire […]
Un seul homme est mort à Ilion, dans le Métaure. à Hastings, à Austerlitz, à Trafalgar, à Gettysburg.
Un seul homme est mort dans les hôpitaux, dans les navires, dans la difficile solitude, dans l’alcôve de l’habitude et de l’amour.
Un seul homme a regardé la vaste aurore.
Un seul homme a senti dans sa bouche la fraîcheur de l’eau, la saveur des fruits et de la chair.
Je parle de l’unique, de l’un, de celui qui est toujours seul.
TOI
Jorge Luis BORGES (cité par Jean MAMBRINO in « Lire comme on se souvient » – Ed. Phébus)
Texte dit par LeliusIllustration musicale : Max Bruch - "Kol Nidrei"
Violoncelle : Julius BergerOrchester des Polnischen Rundfunks - Direction : Antoni Wit
Mémorial du 11/09/2001 – World Trade Center – New York
Oh, little child, see how the flower You plucked bleeds on the iron ground; Bend down, your ears may catch its voice, A passionless low sobbing sound.
Oh, Man, put up your sword and see The brother that you dig to death; There is no hatred in his eye, No curses crackle in his breath.
Henry Treece (poète anglais – 1911-1966)
Oh, petit enfant, vois comme la fleur
Que tu cueilles saigne sur la terre de fer
Penche-toi, tes oreilles peuvent capter sa voix
Un flot de sanglots bas et sans passion
Oh, homme, relève ton épée et vois Le frère que tu as fait mourir Il n’y a pas de haine dans ses yeux Aucune malédiction n’exhale de son souffle
≅
No man is an island, entire of itself; every man is a piece of the continent, a part of the main. If a clod be washed away by the sea, Europe is the less, as well as if a promontory were, as well as if a manor of thy friend’s or of thine own were: any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee.
John Donne – Meditation #17 ‘Devotions upon Emergent Occasions’ (1623)
« Nul homme n’est une île, un tout en soi ; chaque homme est part du continent, part du large ; si une parcelle de terre est emportée par les flots, pour l’Europe c’est une perte égale à celle d’un promontoire, autant que pour toi celle d’un manoir de tes amis ou même du tien. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »
Quand, lune après lune, la vague infertile aura bu la fragile falaise,
quand, ignorants et cupides, nous aurons tout brûlé jusqu’aux béquilles de notre propre liberté,
là-bas, au pied de la dune éblouie, dansant une inlassable ronde, les fourmis continueront de graver leur laborieux sillon sur l’or poudreux d’un vieux désert.