L’herbe écoute (16) – La puce

Singe médecin épuçant un chat

Je suis un minuscule parasite suceur de sang, à peine visible entre les poils de votre gros chat ou dans les joints d’un parquet. Malgré ma solide réputation de sauteur – je peux sauter jusqu’à 150 fois ma taille – on utilise souvent mon image pour souligner la petitesse ou l’insignifiance, voire pour se moquer. Rien chez moi, au demeurant, qui pût me laisser espérer faire carrière en poésie, au théâtre ou même inspirer une chanson. Difficile, n’est-ce pas, de rivaliser avec le fier papillon ?

Et pourtant, moi, la puce :

J’ai inspiré un poète de la Renaissance, Jean Antoine de Baïf. Il a écrit une ode, coquine certes, dans laquelle un séducteur prétend que je me suis réfugiée dans son oreille et que rien n’apaise les effets désagréables de ma morsure… sauf, peut-être, la caresse de sa belle amie.

Mais, ce n’est pas tout, deux compositeurs du temps, et pas des moindres, le franco-flamand Roland de Lassus (Orlando di Lasso) et le français Claude Le Jeune, m’ont gratifiée, l’un et l’autre, d’une mise en musique de ce poème.

Au XVIIIème siècle aussi la musique m’a offert une heure de gloire : Joseph Bodin de Boismortier a composé une petite pièce de clavecin pour me faire allègrement sauter sur le clavier. Comme ça :

Et – il faudra bien me croire -, le grand Goethe, oui ! Johann Wolfgang von Goethe lui-même, m’a convoquée, moi, la puce, au beau milieu de son Faust pour que j’illustre, non sans humour et sarcasme, à travers le propos de Méphistophélès, le ridicule de la vanité humaine et des extravagances du pouvoir.

Ce « Flohlied », cette « Chanson de la puce », dans laquelle on me pare avec bouffonnerie des habits de courtisan et de ministre, aura inspiré Beethoven, Berlioz, Wagner, Moussorgski, Busoni et peut-être d’autres compositeurs encore. Seul Gounod aura préféré confier à un veau l’absurdité de la situation. Les mauvaises langues diront que le rôle est peu flatteur, certes, mais une puce pour servir le diable, quel honneur !

Outre Beethoven (Flohlied op. 75 no 3), Wagner (Es war einmal ein König) la fait sautiller par des lignes en zigzags qui se retrouvent chez un Moussorgski privilégiant l’élément grotesque, tandis que Busoni mise sur un effet circulaire et une accélération du rythme. A l’orchestre, Berlioz joue de brusques ‘double forte‘ (effet de piqûre là encore), d’accents appuyés, de cordes mordantes, de pizzicatos…

Et toujours sur le même texte de Goethe :

L’apprenti sorcier

21 juin 2024 – Fête de la Musique

F.Barth – Apprenti sorcier (Der Zauberlehrling – Goethe) 1882

« L’apprenti sorcier » 

Paul Dukas 1865-1935

En 1897, un jeune musicien français d’à peine plus de trente ans, Paul Dukas, écrit en forme de ‘scherzo’ un poème symphonique inspiré de la ballade Der Zauberlehrling de Johann Wolfgang von Goethe qui lui même avait sans doute puisé l’idée de ce conte dans l’oeuvre d’un auteur grec du IIème siècle de notre ère, Lucien de Samosate.
Paul Dukas ignorait alors qu’il tenait là son chef d’oeuvre.

Quelle meilleure illustration pour la Fête de la Musique, en France aujourd’hui – devrais-je dire ‘dans la France d’aujourd’hui’ ? – où les apprentis sorciers, à l’évidence, font florès, que ce poème symphonique burlesque ?
D’autant plus judicieuse, si l’on m’autorise l’immodestie de ce sourire d’autosatisfaction, quand on se souviendra que lors de la première de l’oeuvre, à Paris, le 19 février 1899, la France vivait un certain bouleversement politique…
Ainsi Anne-Charlotte Rémond sous-titrait-elle sa chronique du 19 mars 2021 sur France Musique, consacrée à cette pièce musicale : « Le rire en pleine politique ». 

Après avoir entendu son récit historique nous n’apprécierons que mieux la bien belle version de ce scherzo donnée par l’Orchestre National de France dirigé par une très expressive Cheffe finlando-ukrainienne, Dalia Stasevska, 

Enfin, les plaisirs volant en escadrille pour la Fête de la Musique, nous profiterons sans mesure du régal que nous offre la pianiste suisse Béatrice Berrut qui vient juste de publier l’enregistrement de sa propre transcription de « L’apprenti sorcier ».

Merci à tous ceux qui ne cessent de nous faire aimer la Musique !

« L’apprenti sorcier » de Paul Dukas
Anne-Charlotte Rémond : Les dessous d’un chef d’oeuvre

« L’apprenti sorcier » de Paul Dukas
Orchestre National de France – Direction
Dalia Stasevska

« L’apprenti sorcier » de Paul Dukas
Transcription pour piano et interprétation : Béatrice Berrut

Le chant des esprits au-dessus des eaux – 1/2 – Goethe

Les chutes de Staubbach

Ce matin d’octobre 1779, le soleil s’est enfin décidé à sortir de sa bouderie des jours précédents. Il arbore son plus radieux sourire pour réchauffer le vent des sommets, qui caresse les flancs d’émeraude de l’Oberland bernois baigné d’azur et d’or.

Un jeune homme, la trentaine élégante, fraichement arrivé à Lauterbrunnen pour échapper un moment au poids des responsabilités officielles qu’il exerce à Weimar, s’apprête, comme chaque jour, à quitter pour quelques heures la maison paroissiale où il séjourne. La promenade promet d’être un bonheur. Ne l’est-elle pas toujours, quelles que soient les humeurs du temps ? C’est une inégalable et divine volupté pour Johann Wolfgang von Goethe que de se laisser envahir par l’infinie vibration de la nature qui l’entoure. « La vivante parure de Dieu » comme il aime à la surnommer, énergie éternellement créatrice qui inspire si profondément déjà sa philosophie.

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)

Fidèle à son habitude, il ne rentrera pas de sa promenade sans s’être un long moment attardé près des impressionnantes chutes de Staubbach. Là où, dans un sourd et incessant grondement, depuis 300 mètres de hauteur, l’eau se précipite dans le vide de la gorge vers l’abîme, le long de la roche brune que dédaigne d’effleurer la poudre blanche qu’elle est un instant devenue.

Le soir, un peu fatigué par sa journée de marche, mais enivré des évocations infinies du spectacle sans égal dont il s’est abreuvé, Goethe, prend sa plume, comme il le fait toujours. Il lui faut livrer sa perception intime des « esprits chantant au-dessus de l’eau ». Ils lui ont révélé le prodige des correspondances entre l’onde et l’âme humaine, entre le vent et la destinée de l’homme. Vision allégorique de la gageure de notre espèce de vouloir saisir en une seule brassée l’éternel et le contingent.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !

Ce soir il écrit ce poème :

« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)

Des Menschen Seele
Gleicht dem Wasser:
Vom Himmel kommt es,
Zum Himmel steigt es,
Und wieder nieder
Zur Erde muß es,
Ewig wechselnd.

Strömt von der hohen,
Steilen Felswand
Der reine Strahl,
Dann stäubt er lieblich
In Wolkenwellen
Zum glatten Fels,
Und leicht empfangen
Wallt er verschleiernd,
Leisrauschend
Zur Tiefe nieder.

Ragen Klippen
Dem Sturz entgegen,
Schäumt er unmutig
Stufenweise
Zum Abgrund.

Im flachen Bette
Schleicht er das Wiesental hin,
Und in dem glatten See
Weiden ihr Antlitz
Alle Gestirne.

Wind ist der Welle
Lieblicher Buhler;
Wind mischt vom Grund aus
Schäumende Wogen.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser!
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind!

A suivre . . .

Le chant des esprits au-dessus des eaux – 2/2 – Schubert

Quarante années plus tard (entre 1820 et 1821), un jeune musicien viennois au génie affirmé, Franz Schubert, après plusieurs ébauches, donne sa forme définitive au lied qu’il a composé sur les paroles du Maître du romantisme allemand qu’il admirait tant :

« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)

L’âme des hommes
Est comme l’eau :
Elle vient du ciel,
Et vers le ciel s’élève,
Pour à nouveau
Vers la terre redescendre,
Éternellement changeante.

Depuis les hautes et abruptes
Parois elle s’élance
Pure lumière
Qui gracieusement se pulvérise
En nuages humides
Sur les rochers lustrés.
Onde légèrement posée
Elle fuit, furtive
Dans un léger murmure
Vers la faille profonde.

Quand les rochers rebelles
S’opposent à sa chute,
Elle écume, grincheuse,
Et par niveaux subtils
S’enfonce dans l’abîme.

Dans son lit apaisé,
Elle paresse aux abords du vallon,
Et c’est dans l’onde unie d’un lac
Que tous les astres
Baignent leur face.

Le vent pour la vague
Est amant caressant ;
Il brasse profondément
Et le flot et l’écume.

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent.

&

Franz Schubert  – 1797-1828

Personne autant que Franz Schubert n’aura aussi généreusement flatté les poètes de son temps : plus de six cents lieder – dont 71 sur des poésies de Goethe – en quinze ans d’une courte vie, sans qu’aucun d’entre eux n’autorise encore aujourd’hui qu’on le qualifie de banal ou de superflu.

Avec « Gesang der Geister über den Wassern » D 714, Schubert atteint, une fois encore, au sublime, prenant ici – ainsi qu’il le fera souvent à cette période – le parti de traiter les voix de groupe comme la voix soliste du lied accompagnée au piano.

Confronté à la consistance du texte, et pour doter le chant d’une gamme plus étendue d’expression des affects, le compositeur a choisi de faire servir l’œuvre par un chœur d’hommes à 8 voix. accompagné d’une formation instrumentale constituée de 2 altos, 2 violoncelles et une contrebasse.

Caspar_David_FriedrichVoyageur au dessus de la mer de nuages (1817)

Dès le début, fidèle à la symbolique du poème, et en écho au parallèle qu’établit d’emblée Goethe entre l’eau et l’âme humaine, Schubert, par la très lente montée des premiers accords graves des cordes, souligne la réflexion thématique des premiers vers. Le tempo retenu et les basses sonorités qui introduisent les voix suggèrent déjà la spiritualité du propos. Le chœur conservera tout au long de cette strophe introductive le ton tranquille de l’évidence affirmée.

Puis le poème devient descriptif, suit les pérégrinations de l’eau dont la chute métamorphose les apparences, et la musique s’anime au rythme de ses mutations ; elle glisse avec l’onde ; la variation des contrastes et les changements d’intensité font miroir aux images. Et quand, à la fin de cette deuxième strophe, l’eau « murmure dans les profondeurs d’en bas », les violoncelles et la contrebasse accompagnent doucement, de façon mimétique, ce moment d’apaisement.

Pareille à l’âme humaine qui rage, aux prises avec ses passions, l’eau, précipitée du surplomb des falaises, colère contre la roche qu’elle martèle ; le tempo devient plus alerte, les cordes vibrent au rythme effréné de la chute. Et le repos survient qui offre à l’étoile de contempler son propre reflet ; la mélodie s’étire en douces harmonies qu’elle prolonge pour chanter l’union de la vague et du vent qui l’emportent.

Enfin, soutenu par les basses profondes des cordes, le chant retrouve son recueillement du début pour confirmer sereinement la pensée métaphorique du poète.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !

&

Chœur des solistes norvégiens & Oslo Camerata

Direction : Grete Pedersen

Concert d’ouverture
Oslo International Church Music Festival 2011

&&&

Un cœur en automne /6 : Mélange élégiaque

Réconciliation

La passion amène la souffrance… Quelle puissance calmera
le cœur oppressé qui a tout perdu ?
Où sont les heures si vite envolées ?
Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau :
ton âme est troublée, ta résolution confuse.
Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !

Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ;
elle entremêle des mélodies sans nombre,
pour pénétrer le cœur de l’homme,
pour le remplir de l’éternelle beauté :
les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration,
le mérite divin des chants comme des larmes.

Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore,
qu’il bat, et voudrait battre, pour se donner lui-même,
à son tour, avec joie, en pure reconnaissance
de cette magnifique largesse.
Alors se fit sentir – oh ! que ce fût pour jamais !
la double ivresse de la mélodie et de l’amour.

Goethe à l’âge de 78 ans – Aquarelle de Josef Karl Stieler

 

Johann Wolfgang Goethe (1749-1832)
In « Trilogie de la passion » – 1827
(Traduit de l’allemand par Jacques Porchiat)

 

 

C'est à Marienbad, en 1821, que Goethe, alors âgé de 72 ans, connaît sa dernière grande passion amoureuse. Il vient de faire la rencontre d'une jeune soprano de 17 ans, Ulrike von Levetzow, et en tombe éperdument amoureux.

Deux années plus tard, le refus des parents de la jeune fille de lui accorder sa main plonge le grand écrivain dans une profonde mélancolie qui lui inspirera de merveilleux poèmes, et en particulier l'un de ses plus beaux, l'"Élégie de Marienbad".

Pendant l'été 1823, alors qu'il se réfugie plus que jamais dans la musique, il est infiniment séduit par le jeu engagé et virtuose de la pianiste polonaise Maria Szymanowska (qui ne sera pas étrangère au style brillant de Chopin). 
Quelques jours après le récital, il lui envoie ce poème, "Réconciliation", très empreint encore de ses ressentis amoureux, pour la remercier des vives émotions que sa musique a attisées en lui.

Irina Lankova joue « Élégie » Opus 3 – N°1 de Sergueï Rachmaninov :

Sergueï Rachmaninov en 1892

Cette "Élégie" fait partie des cinq "Morceaux de fantaisie", opus 3, que Rachmaninov compose en 1892, à l'âge de 19 ans.

Dès son ouverture, cette pièce exprime, une profonde et bouleversante mélancolie qui, en se développant, gagne en intensité et en beauté.

Chaleureuse, une réconfortante mélodie vient alors éclairer d'un bref trait d'espérance son ténébreux chemin.

Mais la musique retourne à la gravité de sa méditation et s'estompe jusqu'à s'éteindre presque, avant que ne réapparaisse, encore plus triste et plus émouvant, le premier thème.

Elle se cabre enfin dans une ultime convulsion puis se résigne à abandonner les harmonies des derniers accords aux ombres chères de la nuit qui marche.