
Je suis un minuscule parasite suceur de sang, à peine visible entre les poils de votre gros chat ou dans les joints d’un parquet. Malgré ma solide réputation de sauteur – je peux sauter jusqu’à 150 fois ma taille – on utilise souvent mon image pour souligner la petitesse ou l’insignifiance, voire pour se moquer. Rien chez moi, au demeurant, qui pût me laisser espérer faire carrière en poésie, au théâtre ou même inspirer une chanson. Difficile, n’est-ce pas, de rivaliser avec le fier papillon ?
Et pourtant, moi, la puce :
J’ai inspiré un poète de la Renaissance, Jean Antoine de Baïf. Il a écrit une ode, coquine certes, dans laquelle un séducteur prétend que je me suis réfugiée dans son oreille et que rien n’apaise les effets désagréables de ma morsure… sauf, peut-être, la caresse de sa belle amie.
Mais, ce n’est pas tout, deux compositeurs du temps, et pas des moindres, le franco-flamand Roland de Lassus (Orlando di Lasso) et le français Claude Le Jeune, m’ont gratifiée, l’un et l’autre, d’une mise en musique de ce poème.
« Une puce j’ay dedans l’oreille »
Claude Le Jeune (1528-1600)
Une puce j’ai dedans l’oreille, hélas
Qui de nuit et de jour me frétille et me mord
Et me fait devenir fou.
Nul remède n’y puis donner, je cours de là,
Retire-la moi je t’en prie.
O toute belle, secoure-moi.
Quand mes yeux je pense livrer au sommeil
Elle vient me piquer, me démange et me poind,
et me garde de dormir.
Nul remède…
D’une vielle charmeresse aidé je suis
Qui guérit tout le monde, et de tout guérissant
ne m’a su me guérir moi.
Nul remède…
Bien je sais que seule peut guérir ce mal
Je te prie de me voir de bon œil
et vouloir m’amollir ta cruauté.
Nul remède…
Roland de Lassus (1532-1594)
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Au XVIIIème siècle aussi la musique m’a offert une heure de gloire : Joseph Bodin de Boismortier a composé une petite pièce de clavecin pour me faire allègrement sauter sur le clavier. Comme ça :
Joseph Bodin de Boismortier 1689-1755
Pièce en rondeau – « La Puce »
Gustav Leonhardt (clavecin)
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Et – il faudra bien me croire -, le grand Goethe, oui ! Johann Wolfgang von Goethe lui-même, m’a convoquée, moi, la puce, au beau milieu de son Faust pour que j’illustre, non sans humour et sarcasme, à travers le propos de Méphistophélès, le ridicule de la vanité humaine et des extravagances du pouvoir.
Ce « Flohlied », cette « Chanson de la puce », dans laquelle on me pare avec bouffonnerie des habits de courtisan et de ministre, aura inspiré Beethoven, Berlioz, Wagner, Moussorgski, Busoni et peut-être d’autres compositeurs encore. Seul Gounod aura préféré confier à un veau l’absurdité de la situation. Les mauvaises langues diront que le rôle est peu flatteur, certes, mais une puce pour servir le diable, quel honneur !
Outre Beethoven (Flohlied op. 75 no 3), Wagner (Es war einmal ein König) la fait sautiller par des lignes en zigzags qui se retrouvent chez un Moussorgski privilégiant l’élément grotesque, tandis que Busoni mise sur un effet circulaire et une accélération du rythme. A l’orchestre, Berlioz joue de brusques ‘double forte‘ (effet de piqûre là encore), d’accents appuyés, de cordes mordantes, de pizzicatos…
François Laurent (dans un article de Diapason – janvier 2023)
Ludwig van Beethoven 1770-1827
« Flohlied » Op.75 N°3
Matias Bocchio (baryton)
Susanna Klovsky (piano)
Es war einmal ein König,
Der hatt' einen großen Floh,
Den liebt' er gar nicht wenig,
Als wie seinen eig'nen Sohn.
Da rief er seinen Schneider,
Der Schneider kam heran;
"Da, miß dem Junker Kleider
Und miß ihm Hosen an!"
In Sammet und in Seide
War er nun angetan,
Hatte Bänder auf dem Kleide,
Hatt' auch ein Kreuz daran,
Und war sogleich Minister,
Und hatt einen großen Stern.
Da wurden seine Geschwister
Bei Hof auch große Herrn.
Und Herrn und Frau'n am Hofe,
Die waren sehr geplagt,
Die Königin und die Zofe
Gestochen und genagt,
Und durften sie nicht knicken,
Und weg sie jucken nicht.
Wir knicken und ersticken
Doch gleich, wenn einer sticht.
......
Il était une fois un roi
qui avait une grande puce,
il l'aimait autant
que son fils.
Un jour il fit
venir un tailleur:
"Taille des vêtements à ce gentilhomme,
prends ses mesures pour un pantalon!"
La puce était vêtue
de velours et de soie
et portait des rubans
et une croix.
Elle fut aussitôt
nommée ministre
et ses frères et sœurs
devinrent grands seigneurs.
Et les hommes et les dames de la cour
étaient importunés ;
la reine et sa servante
se faisaient piquer et ronger.
Et nous n'avions le droit
ni de l'écraser ni de nous gratter,
alors qu'en général on écrase
l'insecte dès qu'il nous pique.
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Hector Berlioz 1803-1869
«Chanson de la puce » (« La Damnation de Faust »)
Gabriel Bacquier (baryton)
Orchestre National de l’ORTF
Jacques Houtmann (direction)
Une puce gentille
Chez un prince logeait.
Comme sa propre fille,
Le brave homme l'aimait,
Et, l'histoire assure,
À son tailleur un jour
Lui fit prendre mesure
Pour un habit de cour.
L'insecte, plein de joie
Dès qu'il se vit paré
D'or, de velours, de soie,
Et de croix décoré.
Fit venir de province
Ses frères et ses sœurs
Qui, par ordre du prince,
Devinrent grands seigneurs.
Mais ce qui fut bien pire,
C'est que les gens de cour,
Sans en oser rien dire,
Se grattaient tout le jour.
Cruelle politique !
Ah! plaignons leur destin,
Et, dès qu'une nous pique,
Ecrasons-la soudain !
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Et toujours sur le même texte de Goethe :
Richard Wagner 1839-1881
«Chanson de la puce » (in « Sept pièces pour le Faust de Goethe »)
Peter Schöne (baryton)
Tobias Koch (piano)
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Modeste Moussorgski 1839-1881
«Chanson de la puce » (puce en russe = « Blokha »)
Evgueni Nesterenko (basse)
Vladimir Krainev (piano)
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Ferruccio Busoni 1866-1924
«Chanson de la puce »
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton)
Jörg Demus (piano)








