Mais vieillir… ! – 25 – Lettres d’amour

Pour un jeune homme de dix huit ans, dans les années 20 – 1820 –, et de la meilleure extraction, « tout amour est épistolaire », n’est-ce pas, chère Barbara ? Même si, comme chacun sait, s’agissant en particulier de Victor Hugo, que peu de femmes laissèrent indifférent, l’amour préfère tout de même le soyeux des draps aux aspérités du papier…

Avançant en âge, Victor Hugo retrouve, alors qu’il les pensait détruites comme il l’avait souhaité, les lettres d’amour qu’il adressait adolescent à celle qui très vite devint son épouse, Adèle Foucher. Les vers émus ne tardent pas à glisser de sa plume, inspirés par le constat poétique du temps qui passe :

Oh primavera ! gioventù dell’ anno !
Oh gioventù, primavera della vita !

Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse,
C’est donc vous ! Je m’enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l’heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J’avais donc dix-huit ans ! j’étais donc plein de songes !
L’espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m’avait lui !
J’étais un dieu pour toi qu’en mon cœur seul je nomme !
J’étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l’homme
Rougit presque aujourd’hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Être pur, être fier, être sublime et croire
À toute pureté !

À présent, j’ai senti, j’ai vu, je sais. – Qu’importe
Si moins d’illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m’abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années !
Pour m’avoir fui si vite, et vous être éloignées
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m’apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s’attache,
Revient dans nos chemins,
On s’y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
À l’horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Victor Hugo 1802-1885

Extrait de « Les feuilles d’automne » 1831

Onze ans !

Onze ans !

Billet également publié sur « Perles d’Orphée »

Encore une année allègrement partagée avec vous tous qui continuez de me faire l’honneur et le plaisir de venir de tous les coins du monde feuilleter, parfois apprécier et même commenter, les pages de ce journal intime ouvert à tous qu’est mon blog historique  « Perles d’Orphée », prolongé et ‘relevé’, en vérité, depuis quelques années par « De Braises et d’Ombre ».

Merci pour vos nombreuses visites ainsi que pour la bienveillance et la mansuétude qui les accompagnent toujours !
… Et une pensée profonde pour tous ceux que la vie a décidé de priver de ce partage.

Ce ne sont pas les arts, comme tels, qui nous délivrent de la mélancolie : ils ne peuvent que s’y prêter, ils l’exacerbent. C’est à la poésie qu’il revient de nous guider hors de ce continent « où la folie rôde ». Bien qu’il faille penser aussi, mais cela n’a pas d’importance, que le voyage sera sans fin.

Yves Bonnefoy

Pour saluer cet anniversaire et nous exhorter à continuer cet interminable voyage, les poètes se sont précipités, nombreux, nombreux, tous habillés de leur plus beau costume d’Orphée… Tous, brandissant leur lyre, affirmaient avec Philippe Jaccottet que la « poésie n’est qu’une voix donnée à la mort ».

Borges, distinguant à peine la porte, la poussa d’un coup de canne…

Je ne serai plus heureux. Est-ce important ?
Il y a tant d’autres choses dans le monde ;
Un instant quelconque est plus profond
Et divers que la mer. La vie est brève
Et même si les heures sont très longues, une
Obscure merveille nous guette,
La mort, cette autre mer, cette autre flèche
Qui nous libère du soleil et de la lune
Et de l’amour. Le bonheur que tu m’offris
Et que tu repris doit s’effacer ;
Ce qui était tout doit devenir rien.
Il ne me reste que le goût d’être triste,
Cette vaine habitude qui me conduit
Au Sud, à certaine porte, à certaine rue.

Jorge-Luis Borges (1899-1986)

.

Extrait de « Poèmes d’amour »
(NRF / Gallimard 2014)

Elle viendra – 11 – ‘Elle aura tes yeux’

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

La mort viendra et elle aura tes yeux

questa morte che ci accompagna
dal mattino alla sera, insonne,
sorda, come un vecchio rimorso
o un vizio assurdo.

cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde.

I tuoi occhi
saranno una vana parola,
un grido taciuto, un silenzio.

Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.

Cosi li vedi ogni mattina
quando su te sola ti pieghi
nello specchio. O cara speranza,
quel giorno sapremo anche noi
che sei la vita e sei il nulla.

Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

Per tutti la morte ha uno sguardo

La mort a pour tous un regard.

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi.

La mort viendra et elle aura tes yeux

Sarà come smettere un vizio,
come vedere nello specchio
riemergere un viso morto,
come ascoltare un labbro chiuso.

Ce sera comme cesser un vice,
comme voir ressurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.

Scenderemo nel gorgo muti.

Nous descendrons dans le gouffre muets.

22 marzo 1950

Cesare Pavese 1908-1950

 

 

 

 

 

Le 30 avril 2009, René de Ceccatty commente dans un article du "Monde des Livres" la biographie de Cesare Pavese que vient de publier Lorenzo Mondo : "Cesare Pavese, une vie".


Son billet commence ainsi :

- Puisqu’il est difficile de faire abstraction de son suicide lorsqu’on se penche sur la vie et l’œuvre de Cesare Pavese, autant commencer par cette tragédie. Entre le samedi 26 août et le dimanche 27 août 1950, dans une chambre quelconque de l’Albergo Roma de Turin, près de la gare, l’écrivain, âgé de 42 ans (il les aurait eus deux semaines plus tard), avale vingt comprimés de somnifère et meurt. La surprise n’est certes pas totale, car son désespoir était perceptible depuis plusieurs semaines. Il vient pourtant de remporter le prix Strega pour Le Bel Eté, il a rencontré une femme censée remplacer Constance Dowling, l’actrice américaine qui lui a inspiré ses plus beaux poèmes. « On ne se tue pas par amour d’une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, misère, absence de défenses, néant. » Il était voué à devenir un phare de l’après-guerre après avoir failli être un martyr politique.

Eurydice, et pourtant…

La mort est belle. Elle seule donne à l’amour son vrai climat.

Jean Anouilh – « Eurydice » (1942)

La douleur infinie de celui qui reste. Comme un pâle reflet de l’infini voyage qui attend celui qui part.

Pierre Bottero

Pour Eurydice, évidemment, qui n’a pas le premier rôle, et pourtant…

Pour la charmante Amanda Forsythe qui donne tant de beauté à la voix de celle qui, connaissant désormais le monde d’Hadès, exprime ses doutes et ses craintes à celui qui ne peut lui accorder le moindre regard, et qui, pourtant, vers elle se retournera…

Pour Christoph Willibald Gluck qui, en 1762 composa un de ses plus fameux chefs-d’œuvre, « Orfeo ed Euridice ». Merveilleux opéra qui connut pourtant bien des modifications, dont cette version très réussie et jusque-là inédite, de 1774, à Naples.

Pour Diego Fasolis, l’ensemble I Barocchisti et les Chœurs de la Radio-Télévision Suisse (absents dans cet extrait). Tous, avec une énergie parfaitement maîtrisée, pétrissent les ombres sonores, tantôt inquiétantes, tantôt consolatrices, dans lesquelles se dénoue ce drame éternel de l’amour meurtri… qui pourtant ne cesse de nous fasciner et de nous séduire.

Amanda Forsythe chante « Senza un addio »
extrait de l’opéra de Gluck
« Orfeo ed Euridice » (version 1774 – Naples)

Senza un addio?
Tu sospiri !… ti confondi !…
Non mi guardi !… non rispondi !…
Ah! Tu piangi, oh Dio, perché?

Per pietà del mio dolore
dimmi almen, mio dolce amore,
di che temi! In che mancai?
Perché tremi accanto a me?

Ah! Crudel, tu più non m’ami.
Tu sol brami il pianto mio, Crudel!
Vieni, o morte. A che più tardi?
Per me un bene in queste pene,
Non più il vivere non è.

Sans un adieu ?
Tu soupires !… Tu te troubles !…
Tu ne me regardes pas !… Tu ne réponds pas !…
Ah ! Tu pleures, grand Dieu, pourquoi ?

Prends pitié de ma douleur
et dis-moi au moins, mon doux amour,
de quoi tu as peur ! Quelle est mon erreur ?
Pourquoi trembles-tu à mes côtés ?

Ah ! Cruel, tu ne m’aimes plus.
Tu veux seulement me voir sangloter, cruel !
Viens, ô mort. Pourquoi tardes-tu ?
En proie à tant de peine,
pour moi, la vie n’est plus un bienfait.

Dieu, l’amour, les poètes… le poète

Supprimez tous ces gens qui passent leur vie à chercher le mot le plus proche du ciel ou de l’enfer, et vous vivrez dans les ténèbres.

C. Bobin – « Les poètes sont des monstres »

Les poètes sont des monstres (extrait)

L’amour partage un privilège avec Dieu, c’est de ne pas exister – ce qui ne les empêche pas d’agir. Si une fleur ignorée de tous vibre aux coups donnés par l’air bleu, c’est l’univers entier qui résonne. Il n’y a pas de « nouvelles façons d’aimer ». Tragique, fantaisiste, insaisissable et gratuit, l’amour est éternellement neuf.

Le granit de la vie allume encore aujourd’hui des étincelles dans les yeux des jeunes gens qui reprennent la vieille chanson si neuve de tout espérer parce qu’un visage a balayé de ses rayons leur visage. Si nous sommes « modernes » c’est pour rien d’autre que notre rage à détruire l’amour, cette alliance lumineuse de naïveté et de grâce qui empêche la roue de l’Argent Roi de tourner.

Les machines portent notre mort, elles en sont grosses et quand elles atteindront la perfection, hypnotiques et silencieuses, elles accoucheront de notre effacement. Nous n’aurons jamais existé. Qui se souviendra des hommes ? Il faut du cœur pour qu’il y ait une mémoire. Les machines n’ont que des yeux de glace, semblables à l’œil du militaire bureaucrate qui regardait l’intérieur de la chambre à gaz, quand l’enfer y bouillonnait.

Je me souviens des yeux d’Akhmatova – deux aigles doux, loin au-dessus de tout. Son nez en escalier brisé. Ses châles noirs comme des peaux qui se décollaient d’elle. Sa vie d’impératrice échouée sur un divan aux pieds cassés, dans dix mètres carrés d’air froid alloués par l’État. Une bouilloire pour le thé, et quand le thé manque l’eau chaude inventera sa fête austère dans des verres au ventre fêlé.

Les poètes sont des monstres. Ils n’aiment pas vos machines. Ils ne les aimeront jamais. Une bouilloire – antique grosse pomme de fer talée – est toute la technologie qu’ils supportent. Ils aiment trop la vie pour prétendre « l’augmenter ».

Christian Bobin  1951-2022

 

« Les poètes sont des monstres »
      Lettres vives – 2022
Collection entre 4 yeux

Mais vieillir… ! – 23 – Le plus beau temps du monde

Tu regardes s’enfuir le plus beau temps du monde.

Le plus beau temps du monde

L’été respire au bout de ce récif de toits,
L’été de ton amour plein de mélancolie,
L’été qu’on voit mourir un peu dans chaque jour
Qui roule jusqu’ici ses falaises de suie.
Églogue fatiguée, l’on entend la chanson
Très pure d’un oiseau au milieu du silence.
Regarde s’enfuir le plus beau temps de la vie,
Le plus beau temps du cœur, la mortelle saison
De la jeunesse aux noirs poisons. Voici la route,
Ce saut de feu dans le délire des cigales
Et de bons parapets pour reposer tes bras.
Dans le ciel campagnard meurt le maigre charroi,
S’envolent les décors barbares des passions :
Petits balcons de fer écumant d’églantines,
Escalades des murs titubants, dérision
Des dorures, outremer houleux des orages.
Tu ne reconnais plus ces folles mousselines
Dans tout ce bleu que fait resplendir sans raison
Chaque matin, parmi plusieurs enfantillages,
L’été de ton amour, la saison du bonheur.

Tu regardes s’enfuir le plus beau temps du monde

Albert Ayguesparse 1900-1996

 

Recueil : Le vin noir de Cahors
(Pierre Seghers – Paris 1957)

Mais vieillir… ! – 22 – Ton souvenir

À la mémoire de Micheline

Merci de ces heures d’hier qui resteront plantées dans mon souvenir pour y refleurir souvent.

Rainer Maria Rilke – Lettres à une amie vénitienne

Le premier amour est toujours le dernier.

Dicton

Christine Mattei-Barraud dit le poème d’Albert Samain
« Ton souvenir »
Musique : Mendelssohn Lied Op. 34 N°3

Ton souvenir

Ton Souvenir est comme un livre bien-aimé,
Qu’on lit sans cesse et qui jamais n’est refermé,
Un livre où l’on vit mieux sa vie et qui vous hante
D’un rêve nostalgique, où l’âme se tourmente.

Je voudrais, convoitant l’impossible en mes vœux,
Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux,
Ciseler avec l’art patient des orfèvres
Une phrase infléchie au contour de tes lèvres..

Emprisonner ce trouble et ces ondes d’émoi
Qu’en tombant de ton âme, un mot propage en moi.
Dire, oh surtout ! Tes yeux doux et tièdes parfois
Comme une après-midi d’automne dans les bois.

De l’heure la plus chère enchâsser la relique,
Et, sur le piano, tel soir mélancolique,
Ressusciter l’écho presque religieux
D’un ancien baiser attardé sur tes yeux.

Albert Samain 1858-1900

Musiques à l’ombre – 8 – Quel cadeau !

Baignoires de roses rouges, poèmes enflammés, bijoux insolents d’éclat, spectaculaires eldorados, sérénades énamourées sur les eaux de lointaine lagune, et mille autres extravagances… Nos idées foisonnent, Messieurs, lorsqu’il s’agit de gâter la femme que nous chérissons !


Mais lequel d’entre nous a-t-il jamais réveillé sa bienaimée, le jour de son anniversaire, pour la remercier du jeune fils qu’elle lui a récemment donné, en dirigeant, depuis les escaliers qui conduisent à sa chambre, une quinzaine de musiciens – la maison ne pouvant en recevoir plus – jouant pour elle une œuvre unique qu’il aurait à peine composée, pleine d’une pastorale tendresse, où des chants d’oiseaux feraient écho à de langoureux soupirs… et qui, cent-cinquante ans plus tard, constituerait une des valeurs les plus sures et cependant une des pièces les plus émouvantes du répertoire des grandes formations symphoniques ?

N’est pas Richard Wagner qui veut !

Siegfried-Idyll

Tribschener Idylle mit Trust-Vogelsang und Orange-Sonnenaufgang, als Symphonischer Geburtstagsgruß. Senneur dargebracht Cosima von Ihrem Richard – 1870

Idylle de Tribschen avec le chant d’oiseau de Fidi* et le lever du soleil orange. Cadeau d’anniversaire symphonique à Cosima de la part de son Richard – 1870

*Fidi = diminutif de Siegfried

Orchestre de Chambre de Norvège
Direction : Antje Weithaas (violon)

Cosima & Richard Wagner

Sans la signature de Cosima Wagner, cette page d’un journal qui n’avait aucune intention d’être un jour publié, laisserait volontiers accroire qu’elle est extraite d’un conte de fées dont l’auteur, distrait par trop d’émotion, aurait omis le traditionnel « il était une fois ».

Dimanche 25 décembre 1870
Sur cette journée, mes enfants, je ne peux rien vous dire, rien sur mes sentiments, rien sur mon humeur, rien, rien, rien. Je vais juste vous raconter succinctement et clairement ce qui s’est passé. Quand je me suis réveillée j’ai entendu du bruit, le son grandissait, je savais que je ne rêvais pas, il y avait vraiment de la musique, et quelle musique ! Dès qu’elle se fut arrêtée, Richard vint me voir avec les cinq enfants et me remit la partition de son « Symphonischer Geburtstagsgruß » (cadeau d’anniversaire symphonique). J’étais en larmes, mais toute la maison aussi ; Richard avait installé son orchestre dans l’escalier et consacrait ainsi pour toujours notre Tribschen ! « Idylle de Tribschen avec chant d’oiseau de Fidi et lever de soleil orange » — ainsi s’appelle l’œuvre. […]  Après le petit déjeuner, l’orchestre se rassembla de nouveau, et une fois de plus l’ Idylle retentit dans le hall inférieur, nous touchant tous profondément […]  Les musiciens jouèrent aussi le cortège nuptial de Lohengrin,  le Septuor de Beethoven, et, pour finir, encore une fois l’œuvre que je n’entendrai jamais assez ! — Alors, je comprenais enfin tout le travail de Richard en secret…
« Maintenant, laisse-moi mourir ! », lançai-je à Richard.

Cosima Wagner – Journal

‘A bouche perdue’

A bouche perdue

Je voudrais te parler à bouche perdue
Comme on parle sans fin dans les rêves
Te parler des derniers jours à vivre
Dans la vérité tremblante de l’amour
Te parler de toi, de moi, toujours de toi
De ceux qui vont demeurer après nous
Qui ne connaîtront pas l’odeur de notre monde
Le labyrinthe de nos idées mêlées
Qui ne comprendront rien à nos songes
A nos frayeurs d’enfants égarés dans les guerres
Je voudrais te parler, ma bouche contre ta bouche
Non de ce qui survit ni de ce qui va mourir
Avec la nuit qui déjà commence en nous
De nos vieilles blessures ni de nos défaites
Mais des étés qui fleuriront nos derniers jours
J’ai tant de choses à te dire encore
Que ce ne serait pas assez long ce qui reste de mon âge
Pour raconter de notre amour les sortilèges
Je voudrais retrouver les mots de l’espoir ivre
Pour te parler de toi, de tes yeux, de tes lèvres
Et je ne trouve plus que les mots amers de la déroute
Je voudrais te parler, te parler, te parler

Albert Ayguesparse 1900-1996

 

Les armes de la guérison – Éditions André De Rache / 1973

‘Quatre-vingt douzième lettre…’

Tout amour est épistolaire

Barbara Auzou

Plus qu’une citation, c’est le titre d’une publication en deux volumes d’un recueil de lettres-poèmes écrites/écrits, depuis son jardin normand, par cette poétesse qui a choisi de partager son art de dire l’amour et le bonheur de vivre entre blog et livre.

Qui dira si elle écrit pour respirer ou si elle respire pour écrire ?
Son souffle, en tout cas, pousse nos vents vers d’heureux horizons.

Quatre-vingt douzième lettre pour toi

encore endormie dans son gris l’aube ne m’a pas prise par la main ce matin

dans l’intervalle entre deux pluies où les oiseaux tendent leurs grands becs circonstanciés

je t’écris

le jardin n’avait pas encore eu le temps de faire son miel que le soleil déjà refermait ses mâchoires solennelles sur des averses de colères inexplicables

et me voici dans mon palais au-dessus des eaux

un grand viager dans les yeux

grattant l’idée d’un monde plus confortable et moins superficiel

tu te doutes que la solitude d’un jour de congé m’est bonne à écrire

dans mon élément entre l’idée du temps et le temps qu’il fait mon esprit est à une langue formidablement nue

j’aimerais être de ces élus à qui la parole des eaux vives s’adresse comme une voix première et perdue

il est vrai qu’après des décennies à la maltraiter il ne nous reste pour dire la nature qu’un ersatz de glossaire

un reliquat desséché de mots dont Colette s’effraierait

mes élèves qui sont pourtant de petits ruraux n’ont plus à leur actif qu’un nom d’arbre

deux noms de fleurs et celui de quelques fruits

je ne te parle même pas des oiseaux

sans doute faut-il mériter tout ce beau à nos pieds et tout ce qui exige ici-bas un concours d’harmonie

abaisser notre prétention à dominer la nature et élever notre désir d’en faire physiquement partie pour que la réconciliation ait lieu

en attendant je te garde au chaud de mes jardins de proximité et d’infini

et au creux de mes bras

on attendra le temps qu’il faut mon âme pour que l’insurrection champêtre du bleu vienne nous reprendre au creux des reins

Barbara Auzou

Plutôt l’amour qu’un royaume – Sonnet XXIX

Ton cher amour remémoré me rend si riche
Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien.

Shakespeare (1564-1616) – Sonnet 29 – traduction Robert Ellrodt

William-Shakespeare  1564-1616

Sonnet XXIX

Lorsqu’en disgrâce auprès du monde et du destin,
Je suis seul à pleurer sur ce qui m’importune,
Et crie en vain mon trouble au ciel sourd et hautain,
Et me scrute moi-même, et maudit ma fortune,
Je me voudrais celui qui connaît cette chance
D’être entouré d’amis et qui semble parfait,
Je jalouse son art et sa haute importance,
Quand de mes moindres dons je reste insatisfait.
Mais lorsqu’en ces dégoûts dont mon cœur se désole,
Soudain je pense à toi, mon naturel soucieux
Ainsi que l’alouette au point du jour s’envole
Hors l’ombre et chante un hymne à la porte des cieux ;
…..Car de ton tendre amour l’idée me rend si fort
…..Que des rois que j’enviais je méprise le sort.
Traduction : J. F. Berroyer

.

Texte original dit par Paterson Joseph 

When, in disgrace with fortune and men’s eyes,
I all alone beweep my outcast state,
And trouble deaf heaven with my bootless cries,
And look upon myself and curse my fate,
Wishing me like to one more rich in hope,
Featured like him, like him with friends possessed,
Desiring this man’s art and that man’s scope,
With what I most enjoy contented least;
Yet in these thoughts myself almost despising,
Haply I think on thee, and then my state,
(Like to the lark at break of day arising
From sullen earth) sings hymns at heaven’s gate;
       For thy sweet love remembered such wealth brings
       That then I scorn to change my state with kings.
 
¤
.

Traduire la poésie est une besogne ardue […].
Traduire Shakespeare, en général, est d’une difficulté supplémentaire.
Mais traduire les sonnets de Shakespeare ! Voilà qui touche à l’absurde.

Pierre-Jean Jouve
Shakespeare’s sonnets, version française – Mercure de France, 1969

¤

Honni de la Fortune, autant des hommes,
Je pleure, seul, mon destin de paria,
Le Ciel est sourd, en vain je l’importune
Je comprends qui je suis, je maudis mon sort

Et envie ceux qui ont quelque espérance
J’en voudrais les amis ou l’entregent,
J’en rêve le talent. Je ne dédaigne
Que ce qui est déjà de mon pouvoir.

Et pourtant ! L’alouette au point du jour
Dénie la terre sombre ; et même dans l’état
Où je suis, ce mépris, presque, que j’ai de moi,
Mon chant de toi monte aux portes du Ciel.

…..Si riche, à me savoir aimé de toi,
…..Que j’en mépriserais le sort même des rois.

Traduction : Yves Bonnefoy

‘Social call’

C’est une langue si délicate le Scat
vaut mieux défaire sa cravate
pour le Scat
c’est pas le Magnificat
c’est plus facile qu’une cantate
mais faut la langue acrobate
pour le Scat

Michel Jonasz – chanson « Le Scat »

Nul besoin de téléphone portable pour un « social call ». Croyons donc les traducteurs, c’est d’une visite dont il est question. Amicale au demeurant, amoureuse, pourquoi pas ? – On n’a pas trouver plus intime que le tête à tête pour communiquer dans ces cas-là…

Oh ! On échangera bien quelques reproches au milieu des heureux souvenirs…

Mais avec un sourire jazzy, à l’ancienne, un poil de swing, un zeste de scat et du groove plein la voix, autour d’un bon vieux standard des années 1950, les choses pourraient bien ressembler aux retrouvailles de Benny Benack et Veronica Swift devant leur micro.

Pas mal, non ? Jazz is back !

I’ll wait for you tonight !  🎶 Doo be doya bop dee dee !!! 🎶

Benny

Happened to pass your doorway
Gave you a buzz, that’s all
Lately, I’ve thought lots about you
So I thought I’d pay a social call

Veronica

Do you recall the old days?
We used to have a ball

Benny

Not that I’m lonesome without you
I just thought I’d pay a social call

Veronica

I thought I’d say
Things are just swell
But to tell the truth
I haven’t been so well
And if you should try to kiss me

I promise that I won’t stall

Benny

Maybe we’ll get back together

Benny & Veronica

Starting from this incidental
Elemental
Simple social call

Benny

Do you remember all the good times that we had my baby girl?
I’ll never forget you’ve got the greatest smile in the world
Oh, my sugarplum fairy, don’t hold a grudge
I simply had to say hello once more

And am I insane
Or do I really see a world where you and I could be together, forever
When, buttercup, don’t slam the door in my face
Unless you really wanna spill my heart all over the place

Oh, I guess we’re going to spend a lot of time hanging out like this
I’m tryna break my habit of you
But, since we weren’t back together I suppose we should start anew
Dear, what do you say?

Oh! I can’t take it
My! Heart is breaking
I’m laying it on the line

If you can find it in your mind that there just a little
Itsy, bitsy, chance that you might miss me
Let’s give it a whirl

Veronica

Baby, we’ve played this game a thousand million times
I should throw your heart in jail for all of its crimes
You say that you love me and I think that it’s true
But why should I just sit at home awaiting for you

When we’re together, it’s always stormy weather
And I really feel like sittin’ on a beach, with you out of reach
Whenever you smirk, I get weak in the knees
But if you’re a jerk, I’ll tune out all of your pleas

Well I suppose just one drink couldn’t hurt
But just one, nothing more
I’m onto all of your tricks
But if you slip up, I’ll show you the door

I must be crazy, but I’m coming around
But if you do me wrong, I’ll run you out of this town
I guess that I could give you one more chance now
To prove you’re the man who can love me everyday

And never leave my side ever again

Benny & Veronica
(Scatting)

Veronica

If you should try to kiss me baby
I promise I won’t stall

Benny

Maybe we’ll get back together

Benny & Veronica

Starting from this incidental
Elemental
Simple social call

Maintenant assis…

On entre dans la poésie de Marie Uguay comme on marche sur une plage du Québec en novembre, la beauté du décor figée dans une saison à venir ou révolue selon l’œil qui l’observe.

Sébastien Veilleux – ‘Marie Uguay : L’immortelle‘ (30/08/2021)
in ‘Les libraires’ (revue littéraire québécoise)

Maintenant nous sommes assis

maintenant nous sommes assis à la grande terrasse
où paraît le soir et les voix parlent un langage inconnu
de plus en plus s’efface la limite entre le ciel et la terre
et surgissent du miroir de vigoureuses étoiles
calmes et filantes

plus loin un long mur blanc
et sa corolle de fenêtres noires

ton visage a la douceur de qui pense à autre chose
ton front se pose sur mon front
des portes claquent des pas surgissent dans l’écho
un sable léger court sur l’asphalte
comme une légère fontaine suffocante

en cette heure tardive et gisante
les banlieues sont des braises d’orange

tu ne finis pas tes phrases
comme s’il fallait comprendre de l’œil
la solitude du verbe
tu es assis au bord du lit
et parfois un grand éclair de chaleur
découvre les toits et ton corps

Marie Uguay 1955-1981

 

 

 

 

 

Marie Uguay est une poétesse québécoise emportée très tôt, à l'âge de 26 ans, par un cancer des os. Elle n'aura eu que le temps de publier deux recueils - 'Signe et rumeur' (1976) et 'L’outre-vie' (1979) ; le troisième, 'Autoportraits' (1982), ne sera publié qu'à titre posthume.

Pour en savoir plus sur cette attachante poétesse montréalaise, lire le bel article que lui a consacré le 30/08/2021 Sébastien Veilleux dans la revue littéraire québécoise 'Les libraires': 

                     'Marie Uguay : L’immortelle'   

 

Extase de l’instant

Cioran
Emil Cioran 1911-1995

Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus.
Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant.

Emil Cioran
Le livre des leurres – 1936 / Extase musicale – Gallimard – Quarto P.115)

« Ruhe sanft, mein holdes Leben »

Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I

Soprano : Mojca Erdmann

Repose calmement, mon tendre amour,
dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille.
Tiens, je te donne mon portrait.
Vois comme il te sourit avec bienveillance !

Doux rêves, bercez son sommeil
et que ce qu’il imagine
dans ses rêves d’amour
devienne enfin réalité.

Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons…

Emil Cioran
Le livre des leurres / Mozart ou la mélancolie des anges – Gallimard – Quarto P.177

Adagio aux portraits ou ‘Mozart et la pluie’

La beauté est l’antichambre de l’amour, la beauté est la lisière d’un amour dont je ne désespérerai jamais.

Christian Bobin – Mozart et la pluie

Les moments les plus lumineux de ma vie sont ceux où je me contente de voir le monde apparaître. Ces moments sont faits de solitude et de silence. Je suis allongé sur un lit, assis à un bureau ou marchant dans la rue. Je ne pense plus à hier et demain n’existe pas. Je n’ai plus aucun lien avec personne et personne ne m’est étranger. Cette expérience est simple. Il n’y a pas à la vouloir. Il suffit de l’accueillir, quand elle vient.
Un jour tu t’allonges, tu t’assieds ou tu marches, et tout vient sans peine à ta rencontre, il n’y a plus à choisir, tout ce qui vient porte la marque de l’amour. Peut-être même la solitude et le silence ne sont-ils pas indispensables à la venue de ces instants extrêmement purs. L’amour seul suffirait. Je ne décris là qu’une expérience pauvre que chacun peut connaître, par exemple dans ces moments où, sans penser à rien, oubliant même que l’on existe, on appuie sa joue contre une vitre froide pour regarder tomber la pluie.
(extrait)