Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles !
Voltaire – Candide – (Pangloss)
Si l’on cherchait un hymne aux temps heureux que nous vivons, aussi beau que judicieux et représentatif des réalités du moment, aucun choix ne conviendrait mieux que la splendide aria extraite de la cantate profane de Jean-Sébastien Bach, BWV 208 « Was mir behagt, ist nur die muntre Jagd » (Mon seul plaisir est la joie de la chasse).
Merci à tous les sages qui gouvernent le monde !
Ellen McAteer (soprano)
Schafe können sicher weiden Wo ein guter Hirte wacht.
Wo Regenten wohl regieren Kann man Ruh’ und Friede spüren Und was Länder glücklich macht.
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Les moutons peuvent paître en toute sécurité là où un bon berger veille sur eux.
Là où les souverains gouvernent avec sagesse, on peut goûter paix et tranquillité, et c’est ce qui rend un pays heureux.
Défaut reconnu est à moitié pardonné dit un proverbe québécois.
Puisse chaque lecteur de ce billet m’accorder l’autre moitié !
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— Non ! La nef n’ouvre pas de plain-pied sur le buffet. Et le buffet ne laisse pas voir les sommiers. Serais-tu bête comme tes pieds pour penser que je parle ici de mon pied-à-terre ? (Je fais un pied de nez).
Nef d’église et buffet d’orgue, c’est de cela qu’il s’agit puisque j’évoque le talent d’une organiste que je mets sur un piédestal : Anne-Isabelle de Parcevaux, virtuose avec ses pieds aussi. Affaire de pédalier, bien sûr…
Écoute ! Les oreilles ne s’ouvrent pas au pied-de-biche !
La voici à pied d’oeuvre, ne mets pas les pieds dans le plat !
Pareille habileté, pied au plancher, suppose bien sûr de ne pas avoir, littéralement, les deux pieds dans le même sabot, si tu me permets le trait, mais surtout de travailler d’arrache-pied, sans répit, sans lever le pied, seule manière d’éviter à ses pieds de jouer comme un pied. De telles danses des orteils ne sont pas des passe-pieds, comme on pourrait l’imaginer ; ce n’est pas au pied levé qu’on peut les interpréter ; l’organiste, au pied du mur, y perdrait pied…. et serait, naturellement, mise à pied.
Regarde, écoute ! A cloche-pied approche-toi ! Attends son jeu de pied ferme, et, tu verras, même pieds et poings liés elle fera des pieds et des mains pour plaquer sur le clavier, un accord avec… ses mains !
Ainsi donc retombé sur tes pieds, mélomane au petit pied, de pied en cap drapé dans ton beau complet pied-de-poule, tu te garderas de déclarer qu’au pied de l’orgue tu ne remettras plus les pieds…
C’est le pied ! diras-tu sûrement… au pied de la lettre, évidemment !
Anne-Isabelle de Parcevaux (orgue)
J-S. Bach – Pedal Exercitium – BWV 598
Église paroissiale Saint-Martin à Dudelange (Luxembourg)
– Orgue ‘Stahlhuth’ d’Aix-la-Chapelle de 1912 –
Tout droit sortie d’une cantate de Jean-Sébastien Bach, on s’attendrait à ce que pareille injonction soit chantée par la voix unifiée et profonde d’un choeur nombreux et enthousiaste, et pourtant… C’est à une seule voix de soprano, juvénile et fraîche, que le Cantor a confié cet appel déterminé au bonheur.
Ni sa modestie, ni son inspiration profane, n’entament la beauté de cette cantate BWV 202, l’une des plus populaires du Maître, écrite pour soprano soliste avec hautbois, cordes et continuo.
Comme le texte l’indique, elle a été écrite pour la célébration d’un mariage. Et si son style a laissé penser aux historiens qu’elle fut composée dans les années 1717-1723, lorsque Bach était à Cöthen, les recherches récentes la situeraient plutôt à une période plus ancienne, quand notre jeune compositeur était employé comme organiste à Weimar.
Le chef d’orchestre américain, directeur musical du Boston Baroque, Martin Pearlman, résume si justement l’atmosphère heureuse de cette cantate qu’il serait dommage, avant de se laisser aller au plaisir de la musique, de ne pas lui donner un instant la parole :
La cantate s’ouvre au milieu d’« ombres sombres, de givre et de vents », tandis que des arpèges ascendants des cordes créent une atmosphère brumeuse et que le hautbois et la soprano solos tissent un contrepoint tortueux et harmoniquement changeant. Alors que l’atmosphère s’éclaircit et que le monde renaît, la cantate se tourne vers des pensées de printemps et d’amour, et la musique devient plus simple et plus dansante. L’œuvre se termine par une véritable danse, une joyeuse gavotte, dans laquelle la soprano ne chante que dans la section médiane, où elle orne l’air de la danse : « Dans le contentement, puissiez-vous voir mille jours lumineux de bonheur. »
Cantate BWV 202 Weichet nur, betrübte Schatten Dissipez-vous, ombres lugubres
Netherlands Bach Society Sayuri Yamagata, violon & direction Julia Doyle, soprano
1. Aria
Weichet nur, betrübte Schatten, Dissipez-vous, ombres lugubres, Frost und Winde, geht zur Ruh! Gel et vent, reposez-vous ! Florens Lust Le plaisir de Flora Will der Brust Accordera à nos cœurs Nichts als frohes Glück verstatten, Rien d’autre qu’un joyeux bonheur, Denn sie träget Blumen zu. Car elle arrive en portant des fleurs.
2. Récitatif
Die Welt wird wieder neu, Le monde redevient nouveau encore, Auf Bergen und in Gründen Sur les collines et dans les vallées Will sich die Anmut doppelt schön verbinden, Le charme se joindra avec une beauté double, Der Tag ist von der Kälte frei. Le jour est libéré de toute fraîcheur.
3. Aria
Phoebus eilt mit schnellen Pferden Phébus se hâte avec ses chevaux rapides Durch die neugeborne Welt. À travers le monde nouveau-né. Ja, weil sie ihm wohlgefällt, Oui, puisque ceci le charme tant, Will er selbst ein Buhler werden. Il veut lui-même devenir un amant.
4. Récitatif
Drum sucht auch Amor sein Vergnügen, Donc Amour cherche aussi son plaisir, Wenn Purpur in den Wiesen lacht, Quand la pourpre rit dans les prairies, Wenn Florens Pracht sich herrlich macht, Quand la splendeur de Flora devient glorieuse, Und wenn in seinem Reich, Et quand dans son royaume Den schönen Blumen gleich, Comme les fleurs magnifiques Auch Herzen feurig siegen. Les cœurs sont aussi victorieux dans leur ardeur.
5. Aria
Wenn die Frühlingslüfte streichen Quand la brise du printemps passe Und durch bunte Felder wehn, Et souffle à travers les prairies colorées, Pflegt auch Amor auszuschleichen, Amour souvent a aussi l’habitude de s’esquiver, Um nach seinem Schmuck zu sehn, Pour voir ce qui est sa gloire Welcher, glaubt man, dieser ist, Et cela, on le sait, c’est Dass ein Herz das andre küsst. Qu’un cœur en embrasse un autre.
6. Récitatif
Und dieses ist das Glücke, Et c’est le bonheur, Dass durch ein hohes Gunstgeschicke Quand grâce à un sort très favorable Zwei Seelen einen Schmuck erlanget, Deux âmes obtiennent un tel trésor, An dem viel Heil und Segen pranget. Qui resplendit de prospérité et de bénédiction.
7. Aria
Sich üben im Lieben,
S’exercer à l’amour, In Scherzen sich herzen
Plaisanter tendrement, Ist besser als Florens vergängliche Lust.
Est meilleur que les plaisirs qui se fanent de Flora. Hier quellen die Wellen,
Ici les vagues coulent, Hier lachen und wachen
Ici rient et veillent Die siegenden Palmen auf Lippen und Brust.
Les palmes de la victoire sur les lèvres et les seins
8. Récitatif
So sei das Band der keuschen Liebe,
Puisse le lien d’un chaste amour, Verlobte Zwei,
Couple de fiancés, Vom Unbestand des Wechsels frei!
Être libre de l’inconstance du changement ! Kein jäher Fall
Qu’aucun accident soudain Noch Donnerknall
Ni de coup de tonnerre Erschrecke die verliebten Triebe!
Ne troublent vos désirs amoureux !
9. Aria (Gavotte)
Sehet in Zufriedenheit
Voyez dans le contentement Tausend helle Wohlfahrtstage,
Un millier de jours brillants et heureux, Dass bald bei der Folgezeit
Pour que bientôt dans l’avenir Eure Liebe Blumen trage!
Votre amour puisse porter un fruit !
Si j’étais tant attiré par la lumière, c’est parce qu’il y avait un fond de ténèbres.
Christian Bobin – La lumière du monde / 2001
Il y a deux manières de briller, disait Paul Claudel, rejeter la lumière ou la produire.
Le plus souvent pourtant, me semble-t-il, ceux qui la produisent ne cherchent nullement à briller. Ils n’aspirent qu’à nous éclairer. Voilà pourquoi, par delà le temps, c’est dans la lumière, celle qu’ils nous offrent si généreusement, qu’on peut leur donner rendez-vous.
Orphée innombrable
Parle. Ouvre cet espace sans violence. Élargis le cercle, la mouvance qui t’entoure de floraisons. Établis la distance entre les visages, fais danser les distances du monde, entre les maisons, les regards, les étoiles. Propage l’harmonie, arrange les rapports, distribue le silence qui proportionne la pensée au désir, le rêve à la vision. Parle au-dedans vers le dehors, au-dehors, vers l’intime. Possède l’immensité du royaume que tu te donnes. Habite l’invisible où tu circules à l’aise. Où tous enfin te voient. Dilate les limites de l’instant, la tessiture de la voix qui monte et descend l’échelle du sens, puisant son souffle aux bords de l’inouï. Lance, efface, emporte, allège, assure, adore. Vis.
Jean Mambrino 1923-2012
in La saison du monde (1986)
∞
Jean-Sébastien Bach
Sonate pour orgue No. 4, BWV 528 – II Andante [Adagio] Transcription Stéphanie Paulet (violon) & Elisabeth Geiger (orgue)
… Plus délicieux que mille baisers et plus doux que le vin des meilleurs muscats.
Balthasar Denner (1685-1749) – Jeune fille offrant le café
Le café a eu largement le temps de refroidir, me dira-t-on, depuis ce jour de septembre 2014 où « Perles d’Orphée » se proposait de le servir en billet musical à ses visiteurs
Il avait déjà pourtant quelques années de cafetière, ce café coulé depuis l’automne 1735, dans les instruments et les gorges de la plus célèbre phalange musicale de Leipzig, le Collegium Musicum, au temps où Jean-Sébastien Bach la dirigeait une fois par semaine, au Café Zimmermann.
C’est pour tous ces brillants musiciens et en hommage à ce breuvage qu’il appréciait tant que le Maître de chapelle s’était fait un instant Maître de café, composant – une fois n’est pas coutume – une cantate comique, la sémillante Cantate du Café (Kaffekantate – BWV 211).
Le temps, certes, a remplacé le personnel, sans pour autant en affecter la qualité…
Il n’aura rien altéré de la saveur enjouée du breuvage, ni de la tendre ironie de ses arômes.
Alors, encore une tasse ?
Holly Teague (Soprano)
accompagnée par l’Ensemble Échos
Gareth James (Flûte) Claire Horáček (Viole de Gambe) Róza Bene (Clavecin)
Ei! wie schmeckt der Coffee süße, Lieblicher als tausend Küsse, Milder als Muskatenwein.. Coffee, Coffee muss ich haben, Und wenn jemand mich will laben, Ach, so schenkt mir Coffee ein!
Ah ! comme le café a bon goût ! Plus agréable que mille baisers, Plus doux qu’un vin de muscat. Un café, il me faut un café, Et si quelqu’un veut me faire plaisir, Ah ! qu’il me donne juste un café !
Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !
Cioran – Le livre des leurres (1936)
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127
Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim Zimmermann – Direction
Die Seele ruht in Jesu Haenden, Wenn Erde diesen Leib bedeckt. Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken, Ich, bin zum Sterben unerschrocken, Weil mich mein Jesus wieder weckt.
Mon âme repose dans les mains de Jésus, Bien que la terre recouvre ce corps. Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres, Je ne suis pas terrifié de mourir Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.
∑
Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.
George Steiner – « Langage et silence » – 1969
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127 Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)
Dieu serait-il autre chose que la tentative de combler mon infini besoin de Musique ?
Cioran – « Le crépuscule des pensées » VII
Quand vous écoutez Bach, vous voyez germer Dieu. Son œuvre est génératrice de divinité.
Après un oratorio, une cantate ou une « Passion », il faut qu’Il existe. Autrement toute l’œuvre du Cantor serait une illusion déchirante.
… Penser que tant de théologiens et de philosophes ont perdu des nuits et des jours à chercher des preuves de l’existence de Dieu, oubliant la seule…
Cioran – « Des larmes et des Saints »
Même si l’on sait pertinemment qu’il ne paiera pas sa dette, il est bon parfois de rappeler à celui qui doit tant, fût-il Dieu lui-même, de combien il est redevable… Peut-être alors…?
Amis croyants, parce que vous savez, chacun, que « tout chez [lui] commence par les entrailles et finit par la formule », vous me pardonnerez, j’en suis sûr, mon inaltérable proximité avec Cioran.
J’ai l’outrecuidance de ne pas croire que Dieu rembourse ses dettes. Mais, à supposer qu’il y soit soudain enclin, comment s’acquitterait-il de celle qui l’engage, depuis et pour longtemps, vis à vis de Jean-Sébastien Bach, tant elle est immense, à la hauteur de l’incommensurable pouvoir qu’il exerça sur cet humble et zélé serviteur ?
Dieu, si l’on rejoint, une fois encore, l’observation cynique du philosophe insomniaque et solitaire, ne doit-il pas au génie dévoué du lumineux musicien de l’avoir promu bien au-delà de l’indigne qualification de « type de troisième ordre » ?
Tenir chacun, jusqu’à la fin du temps, dans la sereine équanimité de la musique du Cantor, serait assurément, de sa part, manière de justice magnanime… et, pourquoi pas, preuve tangible d’existence ?
Quelle âme douterait-elle encore quand la fragile suspension d’un soupir prend valeur d’éternité ?
Cantate BWV 127 : « Herr Jesu Christ, wahr’ Mensch und Gott » (Seigneur Jésus-Christ, véritable homme et dieu) 3éme mouvement : Aria
Orchestra of the J. S. Bach Foundation Rudolf Lutz : directeur Andreas Helm : hautbois – Julia Doyle : soprano
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Die Seele ruht in Jesu Händen,
Wenn Erde diesen Leib bedeckt.
Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken,
Ich bin zum Sterben unerschrocken,
Weil mich mein Jesus wieder weckt.
L’âme repose entre les mains de Jésus
Lorsque la terre recouvre ce corps.
O glas funèbre, ne tarde pas à sonner pour moi,
Impavide je ne crains pas de mourir
Puisque mon Jésus me réveillera.