Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Billet publié sur ‘Perles d’Orphée’ le 1/05/2013 sous le titre « La pénitence est douce »
Les femmes ont plus de honte de confesser une chose d’amour que de la faire.
Marguerite de Navarre
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Giuseppe Molteni –« La confessione »
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La pénitence est douce
Rosette, agenouillée au confessionnal, Murmure : – Mon bon père, à vous, je m’en accuse : J’ai trompé mon mari – Ma fille, c’est très mal, Dit le prêtre… Et… combien de fois ? Rose, confuse,
Se trouble, balbutie, hésite… enfin répond : Neuf fois ! – Hum ! Depuis quand ? fait le prêtre. Alors Rose : Depuis hier soir ! Et, sous le nuage blond, De ses cheveux d’or fin, Rose devient plus rose.
Neuf fois depuis hier ! reprend le bon curé … Je ne puis, d’un péché de pareille importance, Vous absoudre aujourd’hui, sans avoir référé A l’évêché qui fixera la pénitence !
Revenez dans huit jours ! L’évêché décréta Qu’ayant fauté neuf fois, Rose aurait, pour sa peine, A dire cinq Ave. Rose s’en acquitta Et fut absoute… Mais au bout d’une semaine,
Au sacré tribunal, avec un air marri, La voici qui revient s’accuser d’inconstance, Disant : – Sept fois, encor, j’ai trompé mon mari : Mon père, indiquez-moi quelle est ma pénitence.
Et lui, sur le tarif de l’absolution Dernière, s’efforçant de se baser, calcule : – Pour neuf fois, cinq Ave … D’une proportion, Je dois donc, pour sept fois, établir la formule :
Cinq est à neuf comme X à sept… D’où je conclus Qu’il faut… Ah ! C’est vraiment trop compliqué, ma chère … Faites votre mari cocu deux fois de plus. Et dites cinq Ave comme la fois dernière !
Léon Vilbert – Journal d’un épicurien
◊ Introduction musicale : Mendelssohn – Sonate pour orgue (extrait)
◊ Final musical : Vivaldi – In furore iustissimae irae – Alleluia
.« Un jour où je doutais de moi », dit Dieu, « je suis allé chez mon ami Shakespeare, puis je me suis rendu au domicile de Rembrandt, qui se peignait couvert de rides. Avant de retrouver mon royaume incertain, j’ai salué l’enfant Mozart, à qui j’ai apporté un clavecin tout neuf. Ces trois visites m’ont suffi pour m’accepter un peu. »
« – et de quel instrument jouez-vous monsieur
qui vous taisez et qui ne dites rien ? »
L’orgue de Barbarie
« Moi le joue du piano disait l’un, moi le joue du violon disait l’autre, moi de la harpe moi du banjo moi du violoncelle moi du biniou … moi de la flûte et moi de la crécelle. » Et les uns les autres parlaient parlaient parlaient de ce qu’ils jouaient. On n’entendait pas la musique tout le monde parlait parlait parlait personne ne jouait mais dans un coin un homme se taisait : « et de quel instrument jouez-vous monsieur qui vous taisez et qui ne dites rien ? » lui demandèrent les musiciens. « Moi je joue de l’orgue de Barbarie et je joue du couteau aussi » dit l’homme qui jusqu’ici n’avait absolument rien dit et puis il s’avança le couteau à la main et il tua tous les musiciens et il joua de l’orgue de Barbarie et sa musique était si vraie si vivante et si jolie que la petite fille du maître de la maison sortit de dessous le piano où elle était couchée endormie par ennui et elle dit : « Moi je jouais au cerceau à la balle au chasseur je jouais à la marelle je jouais avec un seau je jouais avec une pelle je jouais au papa et à la maman je jouais à chat perché je jouais avec mes poupées je jouais avec une ombrelle je jouais avec mon petit frère avec ma petite sœur je jouais au gendarme et au voleur mais c’est fini fini fini je veux jouer à l’assassin je veux jouer de l’orgue de Barbarie. » Et l’homme prit la petite fille par la main et ils s’en allèrent dans les villes dans les maisons dans les jardins et puis ils tuèrent le plus de monde possible après quoi ils se marièrent et ils eurent beaucoup d’enfants. Mais l’aîné apprit le piano le second le violon le troisième la harpe le quatrième la crécelle le cinquième le violoncelle et puis ils se mirent à parler parler parler parler parler on n’entendit plus la musique et tout fut à recommencer !
– Maman, steuplait, on peut regarder un dessin animé ? Steuplait ! Steuplait !
– Non les enfants, pas maintenant ! Faites d’abord vos exercices de contrebasse et, si vous avez bien travaillé, nous verrons… ! D’ailleurs votre professeur Božo Paradžik vous attend dans le jardin…
Les garnements se mettent donc au travail, l’esprit tout entier occupé par la future récompense… et, si la qualité de l’effort s’entend, le message aussi :
Alors, chose promise, chose due :
– Allez, tous devant l’écran, La Panthère rose vous attend… en musique, bien sûr !
Ré-écriture d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 27/03/2013
sous le titre « Un fidèle et demi »
La richesse d’enseignement des contes soufis n’est plus à démontrer. A travers la sagesse qu’ils véhiculent avec humour chacun peut trouver une voie, un chemin, une simple piste, pour commencer ou continuer sa quête spirituelle, polir son amour du divin, se connaître un peu mieux lui-même… ou tout simplement sourire – ce qui n’est pas le moindre bénéfice.
Le conte qui suit ne se limite pas à rappeler aux puissants combien, même pour eux, lucidité et humilité sont vertus essentielles, il met à l’heure par anticipation quelque pendule phallocentrée.
∼ ∗ ∼
Un puissant sultan turc avait entendu dire qu’un sheikh d’un territoire voisin comptait par milliers ses fidèles prêts à mourir pour lui, sans condition. Intrigué par un tel pouvoir et désireux naturellement de s’en inspirer, il décide de l’inviter dans un de ses palais. Diplomatie d’autant plus utile qu’il pourra ainsi évaluer les forces d’un ennemi éventuel.
Sultan Selim III(Régnant entre 1789-1807)
Dès leur première rencontre, au cours d’un somptueux déjeuner, le sultan exprime à son hôte son immense admiration :
– Je suis impressionné par le dévouement de tant de milliers de tes sujets. On m’a rapporté que tous sont disposés à se sacrifier pour toi. Je te félicite, grand Seigneur, pour cet immense charisme !
– Détrompe-toi, répond le sheikh dans un grand sourire amusé, les fidèles prêts à mourir pour moi ne sont pas bien nombreux. Je n’en compte en vérité qu’un et demi.
– Un et demi ? reprend le sultan intrigué par la réponse. Comment est-ce possible, à voir les troupes si nombreuses qui t’accompagnent… ? Et puis un demi ? Comment cela… ?
– Je t’en ferai la démonstration demain si tu veux bien te prêter au petit jeu que je te proposerai.
– Bien volontiers ! dit le sultan. J’ai hâte de comprendre.
Le lendemain matin, la nombreuse armée qui escorte le voyage du sheikh est réunie dans la grande plaine à la sortie de la ville. Nul ne manque au rassemblement, l’information ayant été diffusée que le sheikh en personne viendrait saluer officiers et soldats.
Eugène Delacroix – Sultan du Maroc et sa garde noire (1862)
Au préalable, le sheikh avait demandé qu’on installât en surélévation, au centre du point de rassemblement, pour que chacun depuis sa position pût la voir aisément, une tente, à l’intérieur de laquelle on aurait placé discrètement deux moutons, de préférence silencieux.
A l’heure de la cérémonie, les deux princes trônent devant la tente face à l’imposante foule, et les hourras fusent de toutes parts à l’endroit du sheikh en habit d’or. Le sultan fait alors remarquer à son hôte que sa réputation n’est pas surfaite et que l’enthousiasme de cette foule est bien un témoignage évident de la fidélité de ses sujets.
– Tu vois, lui dit-il avec un zeste d’ironie, pour celui qui prétend n’avoir qu’un « fidèle et demi »… !
– Tu vas bientôt être éclairé en faisant ce que je te demande, répond le sheikh.
Veux-tu déclarer solennellement à cette foule que, selon la loi de ton pays, tu dois me mettre à mort en raison d’un grave crime que je viens de commettre, et que seul le sacrifice d’un de mes sujets épargnera ma vie.
Le sultan debout face à la foule proclame la sentence de sa voix la plus sombre. Une longue rumeur monte alors des rangs et s’arrête net lorsqu’un homme au pied de la tribune princière courageusement se propose.
On le conduit à la tente et, aussitôt le rideau refermé, conformément à la mise en scène établie, on égorge un mouton dont le sang s’écoule en abondance sous les bords du bivouac, au grand effarement de la foule.
John Adam Houston – Sheikh
Le sheikh demande alors au sultan de faire une nouvelle déclaration annonçant que ce sacrifice est insuffisant, et qu’il faut qu’un nouveau fidèle offre sa vie.
Cette fois-ci, la foule se fige dans un long silence glacé qu’une voix de femme finit par briser ; celle qui vient de se désigner rejoint à son tour la tente entre deux gardes.
Même scénario, la captive à peine entrée, un autre mouton est égorgé. A la vue des nouveaux flots de sang qui dégoulinent sous la tente la foule médusée ne tarde pas à se disperser, rendant en un instant la plaine au désert.
– Voilà ! dit le sheikh, comme tu le constates, je n’ai qu’un fidèle et demi.
– Je comprends maintenant, s’écrie le sultan. Evidemment, un fidèle : l’homme, et un demi : la femme !
– Pas du tout ! rétorque le sheikh qui ne se départit pas de son large sourire, c’est tout l’inverse : l’homme, quand il est entré dans la tente ne savait pas qu’on allait aussitôt le saigner ; la femme, elle, avait vu le sang du premier sacrifié, et n’ignorait donc pas le sort qui l’attendait ; pourtant elle n’a pas hésité à librement et courageusement se proposer.
La femme, un… et l’homme, un demi !
Havia a urn canto da sala um album de fotografias intolerâveis, alto de muitos métros e velho de infinitos minutos, em que todos se debruçavam na alegria de zombar dos mortos de sobrecasaca.
Um verme principiou a roer as sobrecasacas indiferentes e roeu as paginas, as dedicatôrias e mesmo a poeira dos retratos. Sô näo roeu o imortal soluço de vida que rebentava que rebentava daquelas paginas.
Poème extrait de Sentiment du monde (Sentimento do mundo) – 1940
Carlos-Drummond de Andrade (Brésil 1902-1987)
Source : Contre-jour – Cahiers littéraires – Neuf poèmes inédits en français – Traduits du portugais par Maria doCarmo Campos et Michel Peterson
Les morts en redingote
Il y avait dans un coin de la pièce un album de photographies intolérables, haut de plusieurs mètres et vieux de minutes infinies, où tous se penchaient dans la joie de se moquer des morts en redingote.
Un ver a commencé à ronger les redingotes indifférentes et à ronger les pages, les dédicaces et même la poussière des portraits. La seule chose qu’il n’a pas rongée c’est l’immortel sanglot de vie qui sourdait qui sourdait de ces pages-là.
Beethoven a vicié la musique : il y a introduit les sautes d’humeur, il y a laissé entrer la colère.
Emile Cioran – Sur la musique
Ludwig van Beethoven 1770-1827
Conseil capital pour tout être humain qui, pour une raison quelconque, se trouverait emporté par un accès de colère aussi soudain qu’irrépressible.
La procédure, pour être efficace, doit être suivie à la lettre.
Mettre sa plus belle robe ou son plus élégant costume
S’assoir devant un piano, à queue de préférence… et accordé, si possible
Prendre une profonde respiration, pas trop longue pour ne pas perdre l’énergie
Enfin, sans partition, jouer, sur un tempo all’ungharese (à la hongroise pour les français), et sans aucune fausse note – le détail est important – le Leichte Kaprize (léger caprice pour les français également) ou « Rondo a capriccio » en sol majeur, que Beethoven a composé en 1795
Pour la petite histoire, cette pièce fut nommée par Schindler (non, pas celui de la « Liste », mais Anton Félix, le premier biographe de Beethoven) Wuth über den verlornen Groschen ausgetobt in einer Kaprize
(Colère à cause du sou perdu déchargée dans un Caprice, pour les français…).
On aimera peut-être, avant d’appliquer le remède, se souvenir de ce propos d’un musicologue français :
Cette pièce très singulière, pleine de force, de violence virile, peut être considérée comme l’exemple d’un certain humour beethovénien…
😊 🤗 🤓
Il n’est pas interdit de s’inspirer de ce ‘tuto’ qu’a enregistré Olga Scheps
Nota Bene Si l’un d’entre nous a trouvé ce conseil utile et surtout, s’il a pu en vérifier l’efficacité par lui-même, qu’il s’inscrive rapidement au prestigieux Concours international de piano Chopin à Varsovie !
Les historiettes de comptoir qui n’ont généralement pas d’autre prétention que de faire rire ou sourire, portent en elles parfois toutes les composantes d’un conte philosophique. C’est sans doute pour cela qu’elles ne s’échappent pas facilement de notre mémoire.
Celle-ci trouve son origine à une époque où – progrès oblige – les toilettes des cafés parisiens troquaient leurs « dames pipi » contre des serrures à monnayeur. La voici :
Un homme d’âge mûr qui avait particulièrement bien réussi dans la vie avait coutume de se produire régulièrement dans des conférences publiques ou des émissions de télévision pour raconter l’histoire de ses succès ou, autrement dit, comment il avait acquis une aussi grande fortune partant de rien.
Glorieuse vespasienne de Paris
Il raconte, à ces occasions, que le jeune homme bien peu argenté qu’il était jadis se trouva un jour – affaire banale au demeurant – pris, au beau milieu d’une avenue parisienne, d’une envie pressante de soulager sa vessie. Mais, sans vespasienne aux alentours comment répondre à l’urgence ? Il trouverait bien, pensa-t-il, le moyen de s’arranger avec la « dame pipi » de la brasserie d’en face. Il entra donc dans ce célèbre café parisien et d’un bond se retrouva au sous-sol de l’établissement. Là, il découvrit avec surprise une petite salle à demi éclairée, dont les murs étaient tapissés d’une série de portes sombres qui toutes exigeaient pour s’ouvrir qu’on introduisît dans leurs serrures aménagées à cet effet une pièce de 10 centimes (de Franc). Il ne possédait évidemment pas le moindre sou.
Un aimable client, sur le point de quitter les lieux, le dépanna d’une aussi modeste pièce, sans mesurer l’importance que pouvait revêtir pareil don en pareil instant.
Alors que notre jeune homme s’apprêtait à l’insérer dans la serrure de la porte qu’il avait choisie, celle-ci s’ouvrit pour laisser sortir son prédécesseur qui poliment la lui tint ouverte. Il mit donc la pièce dans sa poche avant de savourer, ô miracle, l’instant ultime de sa libération.
Au pied de l’escalier qui devait le ramener à la surface, un bandit manchot qu’il n’avait pas remarqué en arrivant – et pour cause – lui tendait, si l’on peut dire, les bras. Il décida de tenter sa chance. Et c’est dans la fente de la machine à sous qu’il glissa la pièce de 10 centimes, toute sa fortune du moment.
Tentative heureuse : le Jackpot.
Cette somme rondelette lui permit de prétendre à un prêt pour acheter un petit commerce qui très vite devint prospère, qu’il développa au cours des années jusqu’à en faire une entreprise de premier plan, nationale puis internationale. Fortune, hautes responsabilités, médiatisation… etc… etc…
Chacune de ses interventions sur les plateaux de télévision ou en face du public se terminait systématiquement par l’expression de son vœu – sincère, n’en doutons pas – de pouvoir retrouver « ce type à qui je dois d’être devenu ce que je suis, et que je voudrais bien pouvoir récompenser ».
Un jour – de très nombreuses années s’étaient écoulées depuis l’épisode de la pièce de 10 centimes –, alors qu’il concluait comme toujours son intervention par sa phrase finale habituelle, un homme d’un âge certain se leva au milieu de l’assistance et dans un large sourire lui dit :
– Je m’en souviens parfaitement, Monsieur, c’est moi qui vous ai donné la pièce de 10 centimes pour les toilettes ce jour-là !
Ce à quoi notre conférencier répondit du haut de la scène où il était perché :
– Merci Monsieur, merci, mais, en vérité, celui que je cherche, c’est l’homme qui ce jour-là m’a tenu la porte ouverte !
Ne pas confondre le commerce de la poésie avec la poésie du commerce ! Celle-ci est tellement plus séduisante que celle-là…
J’ai mis comme enseigne à ma boutique : « Fabricant de mensonges ». J’ai eu très peu de clients : quelques masochistes. J’ai changé d’enseigne : « Fabricant de mythes ». On fait la queue.
Nous, nous avons nos matins blêmes Et l’âme grise de Verlaine Eux c’est la mélancolie même À Göttingen, à Göttingen
Barbara
Et au printemps de cette année, Göttingen avait une bonne raison – elle n’était pas la seule – de se perdre en mélancolie : d’un malheureux coup de queue un lointain pangolin faisait tomber à l’eau son 100ème Festival Haendel (Internationalen Händel-Festspiele Göttingen)
A l’eau ! Qu’à cela ne tienne ! Laurence Cummings et l’Orchestre du Festival, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, en profiteraient pour agrémenter à leur manière, circonstance aquatique et situation sanitaire obligent, l’Air de la première suite Water Music de Haendel…
C’est beau, c’est surprenant, un peu potache…
… et ça mouille, évidemment !
Bonnes vacances à tous !
Pendant l’été les braises resteront ardentes et l’ombre n’en sera que plus douce…
Pour moi voici quel est mon mot
Et sur le mot et sur la chose :
J’avouerai que j’aime le mot
J’avouerai que j’aime la chose
Mais c’est la chose avec le mot
Mais c’est le mot avec la chose
Autrement la chose et le mot
A mes yeux seraient peu de chose.
Abbé de LATTAIGNANT (1697-1779)
« Le mot et la chose » (extrait)
— La chose, la bagatelle, la petite affaire, le plaisir partagé… comme qui dirait l’amour, quoi ! Tu comprends ?
— Oui, mais voilà, c’est pas toujours le nirvana, le septième ciel, le pied, le « panard », le paroxysme de la joie, l’extase, la sublimation des sens, la béatitude des sommets… On a beau être entre adultes consentants, y a des cas où…
Représentez-vous une femme grande et sèche, le teint échauffé, le visage aigu, le nez pointu, voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir, frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion, mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de sa fortune, elle est obligée pour se donner le superflu de se passer du nécessaire, comme chemises et autres bagatelles. Madame travaille avec tant de soin à paraître ce qu’elle n’est pas qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet ; ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions.
Madame du Deffand à propos de Madame du Châtelet citée par Jean Haechler in « Le Règne des Femmes – 1715-1793 » – Éditions Bernard Grasset P.130-131
Et, dans sa grande amabilité, Madame du Deffand de rajouter :
Elle est née avec assez d’esprit ; le désir d’en paraître davantage lui a fait préférer l’étude des sciences les plus abstraites aux connaissances les plus agréables : elle croit par cette singularité parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes.
Émilie le Tonnelier de Breteuil,Marquise Du Châtelet-Lomont (1706-1749) – par Marianne Loir (Musée des B.A. Bordeaux)
Ses contemporains, et surtout ses contemporaines, ne l’ont pas ménagée. Leurs plumes, trempées dans le même acide que celui qui servit à la perfide Madame du Deffand pour rédiger les lignes qui précèdent, ont écharpé à l’envi cette pauvre Madame du Châtelet.
La jalousie à son égard trouvait aisément son socle : femme d’esprit, brillante en bien des domaines, issue d’une famille aisée, Émilie avait coutume de choisir les nombreux amants de sa jeunesse — avant sa rencontre avec Voltaire — parmi les personnalités les plus notables de l’époque. On ne prétendra pas, sur ce dernier point, qu’elle faisait véritablement figure d’exception. En revanche — et ses concurrentes ici se raréfiaient jusqu’à n’exister point — ses incontestables talents de physicienne et mathématicienne qui lui permirent, entre autres, de faire connaître Leibnitz et de traduire Newton, la plaçaient au rang des personnalités remarquables du monde scientifique de son temps ; il n’est pas rare que nos savants d’aujourd’hui la citent encore.
Tolérée par la bienveillance d’un mari souvent absent, sa longue et intense liaison avec Voltaire dont elle était à la fois la compagne, la maîtresse, la complice, et plus encore, a fait dire de leur histoire d’amour qu’elle était « la plus folle romance des Lumières ».
Portrait de Voltaire (1694-1778) – Musée Carnavalet – Atelier de Nicolas de Largillière
Tout en elle est noblesse, son attitude, ses goûts, le style de ses lettres, sa manière de parler, sa politesse… Sa conversation est agréable et intéressante.
Je n’ai pas perdu une maîtresse, mais la moitié de moi-même. Un esprit pour lequel le mien semblait avoir été fait.
Ces phrases extraites des correspondances de Voltaire à ses amis, la première, en 1734, au début de sa liaison avec Émilie du Châtelet, la seconde, en 1749, au décès de celle-ci, résument, de manière très lapidaire certes, mais significative, la teneur des quinze années de la très étroite relation, « studieuse et tendre », bien que parfois agitée, qu’ont entretenue au château de Cirey ces deux beaux esprits. Sur tous les plans, amoureux évidemment, mais aussi intellectuel, scientifique, philosophique ou spirituel, leur proximité atteignait à son comble.
Émilie du Châtelet par Quentin de La Tour
Avec le temps les sentiments se transforment. Les infirmités avaient fait de Voltaire un vieillard avant l’âge, et l’ancienneté de sa liaison avec « sa divine Émilie » avait érodé les ardeurs de son désir. Pareil changement n’échappe pas à la perspicacité d’une femme amoureuse. Pour Madame du Châtelet ce fut aussi une occasion de consigner ses analyses pertinentes sur l’évolution des sentiments, très inspirées par sa propre histoire, dans un petit essai intitulé « Discours sur le bonheur ». Quand la passion se mue en tendre amitié…
Et c’est par ce poème désormais célèbre, à la fois tendre envers Émilie et ironique à son propre égard, que Voltaire, en réponse à ses pages, avoua sa faiblesse… À moins que, complice clin d’oeil au malicieux sourire dont Houdon l’affubla à jamais, notre habile philosophe — qui polissonnait encore… — n’ait voulu offrir à celle dont il se disait modestement le « scribe », un élégant prétexte au crépuscule de sa passion.
À Madame du Châtelet
Si vous voulez que j’aime encore, Rendez-moi l’âge des amours ; Au crépuscule de mes jours Rejoignez, s’il se peut, l’aurore.
Des beaux lieux où le dieu du vin Avec l’Amour tient son empire, Le Temps, qui me prend par la main, M’avertit que je me retire.
De son inflexible rigueur Tirons au moins quelque avantage. Qui n’a pas l’esprit de son âge De son âge a tout le malheur.
Laissons à la belle jeunesse Ses folâtres emportements : Nous ne vivons que deux moments ; Qu’il en soit un pour la sagesse.
Quoi ! pour toujours vous me fuyez, Tendresse, illusion, folie, Dons du ciel, qui me consoliez Des amertumes de la vie !
On meurt deux fois, je le vois bien : Cesser d’aimer et d’être aimable, C’est une mort insupportable ; Cesser de vivre, ce n’est rien.
Ainsi je déplorais la perte Des erreurs de mes premiers ans ; Et mon âme, aux désirs ouverte, Regrettait ses égarements.
Du ciel alors daignant descendre, L’Amitié vint à mon secours ; Elle était peut-être aussi tendre, Mais moins vive que les Amours.
Touché de sa beauté nouvelle, Et de sa lumière éclairé, Je la suivis ; mais je pleurai De ne pouvoir plus suivre qu’elle.
Voltaire – buste par Houdon
in Michel Delon, Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, Paris, Poésie/Gallimard
Pour jouer à faire écho aux « Affirmations » d’Isidore Ducasse publiées par Brigetoun dans son billet d’aujourd’hui.
Écho en cascade de surcroît : « L’accueil du berger » en période de Noël… « L’homme est certain de ne pas se tromper », n’est-ce pas ?
Credo
Je crois en l’homme, cette ordure. Je crois en l’homme, ce fumier, Ce sable mouvant, cette eau morte.
Je crois en l’homme ce tordu, Cette vessie de vanité. Je crois en l’homme, cette pommade, Ce grelot, cette plume au vent, Ce boutefeu, ce fouille merde. Je crois en l’homme, ce lèche sang.
Malgré tout ce qu’il a pu faire De mortel et d’irréparable, Je crois en lui Pour la sûreté de sa main, Pour son goût de la liberté, Pour le jeu de sa fantaisie.
Pour son vertige devant l’étoile. Je crois en lui Pour le sel de son amitié, Pour l’eau de ses yeux, pour son rire, Pour son élan et ses faiblesses.
Je crois à tout jamais en lui Pour une main qui s’est tendue. Pour un regard qui s’est offert. Et puis surtout et avant tout Pour le simple accueil d’un berger.
Lucien Jacques (1891-1961)
in Florilège poétique (Les Cahiers de l’Artisan, 1954)