Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
« Éva », un poème d’Achille Chavée, figure emblématique du surréalisme belge de la première moitié du XXème siècle, qui révèle le regard passionné et non conventionnel que porte son auteur sur l’image de la femme. Moins un idéal qu’une force tellurique et morale indomptable, capable à la fois de détruire et de créer : la femme, aventure suprême de l’homme.
Éva
Femme ténébreuse errante de la mauvaise vertu errante du bien pour le mal adroite et décidément maladroite parmi les rideaux de rêve et de soie parmi les pains de chaleur de chair et de sang parmi l’homme dépaysé d’être lui-même femme dangereuse légèrement inclinée dans le vent des miracles légèrement vêtue dans le vent du péché légèrement perdue dans l’ouragan de vie femme qui joues femme qui ris femme qui pleures femme qui veux gagner toujours une chance en plus que le cœur trouvé dressée à nous ravir à joindre notre défaillance à ne jamais nous oublier à ne jamais nous délivrer à nous aimer l’éternité de ses mensonges femme dressée à se livrer dans l’ombre d’une science exacte dans la nuit de notre souffrance dans l’oubli de notre mission femme impardonnable et pardonnée voilà que c’est moi le maudit qui se prend à te reconnaître à défendre tes cris de malheur à redramatiser l’aube de ta passion à pardonner le sang que tu révèles à s’attendrir sur ton ventre de vie à t’aimer plus qu’un désert de diamant ô femme qui jamais ne me pardonneras
Elle est bien laide. Elle est délicieuse pourtant ! Le Temps et l’Amour l’ont marquée de leurs griffes et lui ont cruellement enseigné ce que chaque minute et chaque baiser emportent de jeunesse et de fraîcheur. Elle est vraiment laide ; elle est fourmi, araignée, si vous voulez, squelette même ; mais aussi elle est breuvage, magistère, sorcellerie ! En somme, elle est exquise. Le Temps n’a pu rompre l’harmonie pétillante de sa démarche ni l’élégance indestructible de son armature. L’Amour n’a pas altéré la suavité de son haleine d’enfant ; et le Temps n’a rien arraché de son abondante crinière d’où s’exhale en fauves parfums toute la vitalité endiablée du Midi français : Nîmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du soleil, amoureuses et charmantes ! Le Temps et l’Amour l’ont vainement mordue à belles dents ; ils n’ont rien diminué du charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière. Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle fait penser à ces chevaux de grande race que l’œil du véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot. Et puis elle est si douce et si fervente ! Elle aime comme on aime en automne ; on dirait que les approches de l’hiver allument dans son cœur un feu nouveau, et la servilité de sa tendresse n’a jamais rien de fatigant.
Toi ma dormeuse mon ombreuse ma rêveuse ma gisante aux pieds nus sur le sable mouillé toi ma songeuse mon heureuse ma nageuse ma lointaine aux yeux clos mon sommeillant œillet
distraite comme nuage et fraîche comme pluie trompeuse comme l’eau légère comme vent toi ma berceuse mon souci mon jour ma nuit toi que j’attends toi qui te perds et me surprends
la vague en chuchotant glisse dans ton sommeil te flaire et vient lécher tes jambes étonnées ton corps abandonné respire le soleil couleur de tes cheveux ruisselants et dénoués
mon oublieuse ma paresseuse ma dormeuse toi qui me trompes avec le vent avec la mer avec le sable le matin ma capricieuse ma brûlante aux bras frais mon étoile légère
je t’attends je t’attends je guette ton retour et le premier regard où je vois émerger Eurydice aux pieds nus à la clarté du jour dans cet enfant qui dort sur la plage allongée.
Billet publié sur ‘Perles d’Orphée’ le 1/05/2013 sous le titre « La pénitence est douce »
Les femmes ont plus de honte de confesser une chose d’amour que de la faire.
Marguerite de Navarre
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Giuseppe Molteni –« La confessione »
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La pénitence est douce
Rosette, agenouillée au confessionnal, Murmure : – Mon bon père, à vous, je m’en accuse : J’ai trompé mon mari – Ma fille, c’est très mal, Dit le prêtre… Et… combien de fois ? Rose, confuse,
Se trouble, balbutie, hésite… enfin répond : Neuf fois ! – Hum ! Depuis quand ? fait le prêtre. Alors Rose : Depuis hier soir ! Et, sous le nuage blond, De ses cheveux d’or fin, Rose devient plus rose.
Neuf fois depuis hier ! reprend le bon curé … Je ne puis, d’un péché de pareille importance, Vous absoudre aujourd’hui, sans avoir référé A l’évêché qui fixera la pénitence !
Revenez dans huit jours ! L’évêché décréta Qu’ayant fauté neuf fois, Rose aurait, pour sa peine, A dire cinq Ave. Rose s’en acquitta Et fut absoute… Mais au bout d’une semaine,
Au sacré tribunal, avec un air marri, La voici qui revient s’accuser d’inconstance, Disant : – Sept fois, encor, j’ai trompé mon mari : Mon père, indiquez-moi quelle est ma pénitence.
Et lui, sur le tarif de l’absolution Dernière, s’efforçant de se baser, calcule : – Pour neuf fois, cinq Ave … D’une proportion, Je dois donc, pour sept fois, établir la formule :
Cinq est à neuf comme X à sept… D’où je conclus Qu’il faut… Ah ! C’est vraiment trop compliqué, ma chère … Faites votre mari cocu deux fois de plus. Et dites cinq Ave comme la fois dernière !
Léon Vilbert – Journal d’un épicurien
◊ Introduction musicale : Mendelssohn – Sonate pour orgue (extrait)
◊ Final musical : Vivaldi – In furore iustissimae irae – Alleluia
James Christensen 1942-2017 (USA) – Sa chambre préférée
Ne tombe pas amoureux d’une femme qui lit, d’une femme qui ressent trop, d’une femme qui écrit… Ne tombe pas amoureux d’une femme cultivée, magicienne, délirante, folle. Ne tombe pas amoureux d’une femme qui pense, qui sait ce qu’elle sait et qui, en plus, sait voler ; une femme sûre d’elle-même.
Ne tombe pas amoureux d’une femme qui rit ou qui pleure en faisant l’amour, qui sait convertir sa chair en esprit ; et encore moins de celle qui aime la poésie (celles-là sont les plus dangereuses), ou qui passe une demi-heure à fixer un tableau, ou qui ne sait pas comment vivre sans musique.
Ne tombe pas amoureux d’une femme qui s’intéresse à la politique, qui est rebelle et qui a le vertige devant l’immense horreur des injustices. Une femme qui aime le foot et le baseball et qui n’aime absolument pas regarder la télévision. Ni d’une femme belle peu importe les traits de son visage ou les caractéristiques de son corps.
Ne tombe pas amoureux d’une femme ardente, ludique, lucide et irrévérencieuse.
Ne t’imagine pas tomber amoureux de ce genre de femme.
Car, si d’aventure tu tombais amoureux d’une femme pareille, qu’elle reste ou pas avec toi, qu’elle t’aime ou pas, d’elle, d’une telle femme, JAMAIS on ne revient.
Martha Rivera-Garrido (poétesse dominicaine)
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Je ne connais pas son adresse, mais tu la rencontreras sans doute entre Upper West Side – Manhattan à New York City et les entrepôts des anciennes aciéries à Brooklyn. Pour dire plus simplement : entre le très chic Metropolitan Opera et le très populaire Gowanus Ballroom, désormais fermé.
Son nom ? ‘Stella di Napoli‘… ou Joyce DiDonato.
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No te enamores de una mujer que lee, de una mujer que siente demasiado, de una mujer que escribe… No te enamores de una mujer culta, maga, delirante, loca. No te enamores de una mujer que piensa, que sabe lo que sabe y además sabe volar; una mujer segura de sí misma. No te enamores de una mujer que se ríe o llora haciendo el amor, que sabe convertir en espíritu su carne; y mucho menos de una que ame la poesía (esas son las más peligrosas), o que se quede media hora contemplando una pintura y no sepa vivir sin la música. No te enamores de una mujer a la que le interese la política y que sea rebelde y vertigue un inmenso horror por las injusticias.Una a la que le gusten los juegos de fútbol y de pelota y no le guste para nada ver televisión. Ni de una mujer que es bella sin importar las características de su cara y de su cuerpo. No te enamores de una mujer intensa, lúdica y lúcida e irreverente. No quieras enamorarte de una mujer así.
Porque cuando te enamoras de una mujer como esa, se quede ella contigo o no, te ame ella o no, de ella, de una mujer así, JAMAS se regresa.
Ré-écriture d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 27/03/2013
sous le titre « Un fidèle et demi »
La richesse d’enseignement des contes soufis n’est plus à démontrer. A travers la sagesse qu’ils véhiculent avec humour chacun peut trouver une voie, un chemin, une simple piste, pour commencer ou continuer sa quête spirituelle, polir son amour du divin, se connaître un peu mieux lui-même… ou tout simplement sourire – ce qui n’est pas le moindre bénéfice.
Le conte qui suit ne se limite pas à rappeler aux puissants combien, même pour eux, lucidité et humilité sont vertus essentielles, il met à l’heure par anticipation quelque pendule phallocentrée.
∼ ∗ ∼
Un puissant sultan turc avait entendu dire qu’un sheikh d’un territoire voisin comptait par milliers ses fidèles prêts à mourir pour lui, sans condition. Intrigué par un tel pouvoir et désireux naturellement de s’en inspirer, il décide de l’inviter dans un de ses palais. Diplomatie d’autant plus utile qu’il pourra ainsi évaluer les forces d’un ennemi éventuel.
Sultan Selim III(Régnant entre 1789-1807)
Dès leur première rencontre, au cours d’un somptueux déjeuner, le sultan exprime à son hôte son immense admiration :
– Je suis impressionné par le dévouement de tant de milliers de tes sujets. On m’a rapporté que tous sont disposés à se sacrifier pour toi. Je te félicite, grand Seigneur, pour cet immense charisme !
– Détrompe-toi, répond le sheikh dans un grand sourire amusé, les fidèles prêts à mourir pour moi ne sont pas bien nombreux. Je n’en compte en vérité qu’un et demi.
– Un et demi ? reprend le sultan intrigué par la réponse. Comment est-ce possible, à voir les troupes si nombreuses qui t’accompagnent… ? Et puis un demi ? Comment cela… ?
– Je t’en ferai la démonstration demain si tu veux bien te prêter au petit jeu que je te proposerai.
– Bien volontiers ! dit le sultan. J’ai hâte de comprendre.
Le lendemain matin, la nombreuse armée qui escorte le voyage du sheikh est réunie dans la grande plaine à la sortie de la ville. Nul ne manque au rassemblement, l’information ayant été diffusée que le sheikh en personne viendrait saluer officiers et soldats.
Eugène Delacroix – Sultan du Maroc et sa garde noire (1862)
Au préalable, le sheikh avait demandé qu’on installât en surélévation, au centre du point de rassemblement, pour que chacun depuis sa position pût la voir aisément, une tente, à l’intérieur de laquelle on aurait placé discrètement deux moutons, de préférence silencieux.
A l’heure de la cérémonie, les deux princes trônent devant la tente face à l’imposante foule, et les hourras fusent de toutes parts à l’endroit du sheikh en habit d’or. Le sultan fait alors remarquer à son hôte que sa réputation n’est pas surfaite et que l’enthousiasme de cette foule est bien un témoignage évident de la fidélité de ses sujets.
– Tu vois, lui dit-il avec un zeste d’ironie, pour celui qui prétend n’avoir qu’un « fidèle et demi »… !
– Tu vas bientôt être éclairé en faisant ce que je te demande, répond le sheikh.
Veux-tu déclarer solennellement à cette foule que, selon la loi de ton pays, tu dois me mettre à mort en raison d’un grave crime que je viens de commettre, et que seul le sacrifice d’un de mes sujets épargnera ma vie.
Le sultan debout face à la foule proclame la sentence de sa voix la plus sombre. Une longue rumeur monte alors des rangs et s’arrête net lorsqu’un homme au pied de la tribune princière courageusement se propose.
On le conduit à la tente et, aussitôt le rideau refermé, conformément à la mise en scène établie, on égorge un mouton dont le sang s’écoule en abondance sous les bords du bivouac, au grand effarement de la foule.
John Adam Houston – Sheikh
Le sheikh demande alors au sultan de faire une nouvelle déclaration annonçant que ce sacrifice est insuffisant, et qu’il faut qu’un nouveau fidèle offre sa vie.
Cette fois-ci, la foule se fige dans un long silence glacé qu’une voix de femme finit par briser ; celle qui vient de se désigner rejoint à son tour la tente entre deux gardes.
Même scénario, la captive à peine entrée, un autre mouton est égorgé. A la vue des nouveaux flots de sang qui dégoulinent sous la tente la foule médusée ne tarde pas à se disperser, rendant en un instant la plaine au désert.
– Voilà ! dit le sheikh, comme tu le constates, je n’ai qu’un fidèle et demi.
– Je comprends maintenant, s’écrie le sultan. Evidemment, un fidèle : l’homme, et un demi : la femme !
– Pas du tout ! rétorque le sheikh qui ne se départit pas de son large sourire, c’est tout l’inverse : l’homme, quand il est entré dans la tente ne savait pas qu’on allait aussitôt le saigner ; la femme, elle, avait vu le sang du premier sacrifié, et n’ignorait donc pas le sort qui l’attendait ; pourtant elle n’a pas hésité à librement et courageusement se proposer.
La femme, un… et l’homme, un demi !
Vous m’avez aimée servante
M’avez voulue ignorante
Forte vous me combattiez
Faible vous me méprisiez
Vous m’avez aimée putain
Et couverte de satin
Vous m’avez faite statue
Et toujours je me suis tue
Aussi grande soit-elle, aussi juste, la cause ne trouve pas nécessairement le meilleur argument de sa défense sur le pic de la fourche. Les mots, en costume de poésie et en robe de musique, percent parfois, et sans violence, plus sûrement les cœurs les plus résistants.
En 1975, « Une sorcière comme les autres », la chanson de Anne Sylvestre, véritable charge lyrique en faveur d’un autre regard sur la femme, propose aux hommes de retourner le miroir.
Derrière la déférence apparente des formules convenues de politesse l’auteure les pousse en vérité, non sans empathie et avec élégance, à considérer l’éternelle histoire d’une indissociable communauté et les justes mutations qui pérenniseraient son futur.
Anne Sylvestre 1934-2020
Pour saluer comme il le mérite ce distingué mariage de la pensée et de l’émotion, deux jeunes femmes interprétant cette chanson, confèrent à ce texte une force saisissante qui transcende superbement les intentions de son inoubliable auteure.
Laetitia Isambert & Nathalie Doummar
Piano : Yves Morin
S’il vous plaît Soyez comme le duvet Soyez comme la plume d’oie des oreillers d’autrefois J’aimerais ne pas être portefaix S’il vous plaît faites-vous léger Moi je ne peux plus bouger
Je vous ai porté vivant Je vous ai porté enfant Dieu comme vous étiez lourd Pesant votre poids d’amour Je vous ai porté encore À l’heure de votre mort Je vous ai porté des fleurs Vous ai morcelé mon cœur
Quand vous jouiez à la guerre moi je gardais la maison J’ai usé de mes prières les barreaux de vos prisons Quand vous mouriez sous les bombes je vous cherchais en hurlant Me voilà comme une tombe et tout le malheur dedans
Ce n’est que moi C’est elle ou moi Celle qui parle ou qui se tait Celle qui pleure ou qui est gaie C’est Jeanne d’Arc ou bien Margot Fille de vague ou de ruisseau
Et c’est mon cœur ou bien le leur Et c’est la sœur ou l’inconnue Celle qui n’est jamais venue Celle qui est venue trop tard Fille de rêve ou de hasard
Et c’est ma mère ou la vôtre Une sorcière comme les autres
Il vous faut Être comme le ruisseau Comme l’eau claire de l’étang Qui reflète et qui attend S’il vous plaît Regardez-moi je suis vraie Je vous prie, ne m’inventez pas Vous l’avez tant fait déjà Vous m’avez aimée servante M’avez voulue ignorante Forte vous me combattiez Faible vous me méprisiez Vous m’avez aimée putain Et couverte de satin Vous m’avez faite statue Et toujours je me suis tue
Quand j’étais vieille et trop laide, vous me jetiez au rebut Vous me refusiez votre aide quand je ne vous servais plus Quand j’étais belle et soumise vous m’adoriez à genoux Me voilà comme une église toute la honte dessous
Ce n’est que moi C’est elle ou moi Celle qui aime ou n’aime pas Celle qui règne ou se débat C’est Joséphine ou la Dupont Fille de nacre ou de coton
Et c’est mon cœur Ou bien le leur Celle qui attend sur le port Celle des monuments aux morts Celle qui danse et qui en meurt Fille bitume ou fille fleur
Et c’est ma mère ou la vôtre Une sorcière comme les autres
S’il vous plaît, soyez comme je vous ai Vous ai rêvé depuis longtemps Libre et fort comme le vent Libre aussi, regardez je suis ainsi Apprenez-moi n’ayez pas peur Pour moi je vous sais par cœur
J’étais celle qui attend Mais je peux marcher devant J’étais la bûche et le feu L’incendie aussi je peux J’étais la déesse mère Mais je n’étais que poussière J’étais le sol sous vos pas Et je ne le savais pas
Mais un jour la terre s’ouvre Et le volcan n’en peux plus Le sol se rompt, on découvre des richesses inconnues La mer à son tour divague de violence inemployée Me voilà comme une vague vous ne serez pas noyé
Ce n’est que moi C’est elle ou moi Et c’est l’ancêtre ou c’est l’enfant Celle qui cède ou se défend C’est Gabrielle ou bien Eva Fille d’amour ou de combat
Et c’est mon cœur Ou bien le leur Celle qui est dans son printemps Celle que personne n’attend Et c’est la moche ou c’est la belle Fille de brume ou de plein ciel
Et c’est ma mère ou la vôtre Une sorcière comme les autres
S’il vous plaît, s’il vous plaît faites-vous léger Moi je ne peux plus bouger
Qui ne voit pas la mort en rose est affecté d’un daltonisme du cœur.
Émile Cioran
L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.
Spinoza – ‘Éthique’
Gustav Klimt – Mort et Vie (vers 1910) – Leopold Museum, Vienne, Autriche
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Barbara chante
« La Mort »
La Mort
Qui est cette femme qui marche dans les rues, Où va-t-elle ? Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé, Que fait-elle ? Cachée par un grand foulard de soie, A peine si l’on aperçoit la forme de son visage, La ville est un désert blanc, Qu’elle traverse comme une ombre, Irréelle,
Qui est cette femme qui marche dans les rues, Qui est-elle ? A quel rendez-vous d’amour mystérieux, Se rend-elle ? Elle vient d’entrer dessous un porche, Et lentement, prend l’escalier, Où va-t-elle ? Une porte s’est ouverte, Elle est entrée sans frapper, Devant elle,
Sur un grand lit, un homme est couché, Il lui dit : « je t’attendais, Ma cruelle », Dans la chambre où rien ne bouge, Elle a tiré les rideaux, Sur un coussin de soie rouge, Elle a posé son manteau, Et belle comme une épousée, Dans sa longue robe blanche, En dentelle, Elle s’est penchée sur lui, qui semblait émerveillé, Que dit-elle ?
Elle a reprit l’escalier, elle est ressortit dans les rues, Où va cette femme, en dentelles ? Qui est cette femme ? Elle est belle, C’est la dernière épousée, Celle qui vient sans qu’on l’appelle, La fidèle, C’est l’épouse de la dernière heure, Celle qui vient lorsque l’on pleure, La cruelle,
C’est la mort, la mort qui marche dans les rues, Méfie-toi, Referme bien tes fenêtres, Que jamais elle ne pénètre chez toi, Cette femme, c’est la mort, La mort, la mort…
Pour s’éprendre d’une femme, il faut qu’il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance.
Christian Bobin (« La part manquante »)
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Dans le parc du musée Rodin, il y a un couple assis sur un banc, au bord d’une pièce d’eau. Lumière éternelle du petit matin. Fraîcheur de l’entretien sans phrase, ininterrompu depuis ‑ déjà ‑ trois ans.
Elle porte une robe plissée avec, sur ses genoux, un sac de grand magasin. Il porte, depuis le début du jour, une nouvelle trop grande pour lui, dont il ne sait comment se délivrer. Cette nouvelle se confond avec sa solitude. Cette solitude rajeunie, puissante, se confond avec un nouvel amour qui l’a soumis ‑ par le regard, puis par la pensée ‑ à l’attraction d’une autre présence : blonde quand sa voisine est brune, vive comme cerisier au printemps, quand sa voisine a les nuances d’un été finissant. Comment lui dire qu’un astre est apparu, dont le nom, peu usé encore par les lèvres, sonne plus fort et plus prometteur que le sien ? Il se penche sur le gravier, ramasse des cailloux, les jette dans le bassin. Il se penche en lui, une poignée de mots, jetés dans l’eau sereine des yeux de sa voisine.
Elle considère avec attention un point désert du parc, au-delà du bassin. Immobile, elle demande deux, trois choses : plus jamais ? Plus jamais. Dès demain ? Dès demain. Silence. Silence avec chute de lumière. Nous existons si peu, c’est miracle que cette larme dans les yeux, ce nom qu’elle écrit sur la joue, ce nom qu’elle efface. Le chemin salé d’une larme sur la joue, dans le temps. Nous existons si peu. Lorsque nous disons « moi », nous ne disons rien encore, un simple bruit, l’espérance d’une chose à venir. Nous n’existons qu’en dehors de nous, dans l’écho de si loin venu, et voici que l’écho se perd et qu’il ne revient plus.
L’homme se lève, sur une autre route, déjà. Elle ne bouge pas. Le soir vient par habitude. La nuit se perd dans toutes les nuits du monde. Un nouveau jour arrive, qu’il faut longtemps envisager, au réveil, pour voir ce qu’il a de nouveau. Il y a une nouvelle statue de Rodin, dans le parc. C’est une femme, avec une robe plissée, elle est assise sur un banc.
Cette femme majestueuse et tranquille, dès que plus personne ne la tenait dans les bras, se sentait oppressée par le mépris de soi-même qu’engendraient les mensonges et les dégradations auxquels elle s’exposait pour être tenue dans des bras.
Robert Musil – « L’homme sans qualités » Tome 1
Que celui qui ne lui a jamais ouvert grand ses bras me jette la première pierre !
… Mais avant de la lancer, qu’il s’assure que ce n’est pas celle sur laquelle il a gravé, l’œil humide, ce cœur transpercé par une flèche…
Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac – Acte V, Scène 6)
Roxane et sœur Marthe (1909) – Cyrano de Bergerac via vintagemarlene.tumblr.com
Ah! Roxane ! Légendaire Roxane, dont la robe fut peut-être la première que j’eus jadis, adolescent déjà rêveur de gloires illusoires, envie de suivre éperdument…
Roxane aux multiples visages, d’abord précieuse fréquentant les salons où l’on devisait sur LeTendre ; gamine, se laissant séduire par les mirages des apparences, découvrant l’amour au travers des mots, sur un balcon ; intrépide héroïne traversant seule les lignes de front, certaine de la profondeur inconditionnelle de son amour, indépendant désormais de la beauté de l’aimé ; bien jeune veuve, enfin, vierge et fidèle, retirée dans un couvent pour conserver intact le souvenir de cet amour.
§
Roxanne ! You don’t have to wear that dress tonight
Walk the streets for money
You don’t care if it’s wrong or if it’s right.*
« Roxanne » – Chanson de Sting (1978)
*Roxanne, tu n’es pas obligée de porter cette robe ce soir De marcher dans la rue pour de l’argent Tu n’en as rien à faire de savoir si c’est bien ou si c’est mal !