Les larmes du drame : « Llorona »

Au plus vite, tuer mes fils et m’éloigner de ce pays…
Allons, ma main, ma misérable main, prends ce poignard, prends !

Médée – Euripide

No sé que tienen las flores, Llorona,
las flores del campo santo ;
que cuando las mueve el viento, Llorona,
parece que están llorando.*

La Llorona (couplet)

Médée par Delacroix

Depuis qu’Euripide, au 5ème siècle avant J.C., a fait de cette magicienne, déjà tragique meurtrière de la mythologie grecque, la mère infanticide que l’on sait, Médée, robe et visage empoissés du sang encore chaud de ses fils qu’elle vient d’égorger pour se venger de leur père, Jason, ne cesse de crier sa colère de femme trahie et d’épouse répudiée sur les tréteaux de toute l’Europe.

La condamnant sévèrement ou essayant de comprendre les ressorts de la barbarie de son acte, les auteurs dramatiques, de Sénèque à Michel Azama, en passant par Corneille, Anouilh ou Pasolini, entre autres, ou encore Charpentier et Cherubini (pour l’opéra), ont trouvé en elle une éternelle héroïne.

Ce n’est pas sur les planches, mais le long des rivages abandonnés, la nuit, que son « double » d’Amérique latine – qu’aucune filiation pourtant ne relie au personnage de la mythologie grecque – pleure indéfiniment l’égale sauvagerie de sa propre vengeance :
Après avoir noyé ses enfants dans un moment de folie pour se venger de leur père qui a préféré épouser une femme plus jeune et de la même extraction que lui, une mexicaine, bouleversée par son acte, décide de se noyer à son tour.

La pénitence divine, condamnera son âme à errer chaque nuit, toute de blanc vêtue, sur tous les rivages, en se lamentant sans cesse.
D’où son nom, la « Llorona », la pleureuse. Terrorisant les uns et fascinant les autres…

Certains affirment que ce conte mexicain devenu une chanson est tiré d’une vieille légende aztèque. Le récit, comme il se doit, varie à l’envi selon les régions et les peuples d’Amérique latine. La légende de la « Llorona », devenue en vérité un véritable mythe, demeure iconique pour le peuple mexicain qui répugne à ne lui conférer qu’une connotation négative, partagé dans son imaginaire collectif entre les deux extrêmes de la Vierge et de la prostituée.

Qui s’étonnera que cette chanson contienne de très nombreux couplets que chacun ou chacune choisit selon sa sensibilité ? Tantôt ils parlent d’elle, tantôt c’est elle qui chante à travers ses larmes…

Mon choix du moment (hors l’interprétation d’anthologie de la grande Chavela Vargas) : la version courte et poétique de Carmen Goett

Pauvre de moi, ô Llorona, Llorona,
Llorona en bleu céleste,
Même s’il m’en coûte la vie, ô Llorona,
Je ne cesserai jamais de t’aimer,

*Je ne sais pas ce qu’ont les fleurs, ô Llorona,
Les fleurs du cimetière,
Car quand le vent les agite, ô Llorona,
On dirait qu’elles pleurent,

À un Saint Christ de fer, ô Llorona,
Ma peine, m’en fus lui conter,
Si grande était ma tristesse, ô Llorona,
Que le Saint Christ pleura,

Ne pense pas que parce que je chante, ô Llorona
J’ai le cœur heureux
On chante aussi de douleur, ô Llorona
Quand on ne peut plus pleurer.

Les eaux de mon été -5/ Le Cygne de Tuonela

Rien au monde, ni l’art ni la musique, ne me touche autant que les cygnes et les grues sauvages.

Jean Sibélius (Propos rapporté par Richard Millet – « Sibelius – Les cygnes et le silence » Gallimard)

Akseli Gallen-Kallela – Keitele,1905 (National Gallery – Londres)

Quelle plus rafraîchissante fuite pouvais-je offrir cet été à ma rêverie, pour tenter d’échapper à l’horripilant tapage de la ville surchauffée, que cette divagation méditative sur les terres glaciales du Grand Nord, perdues entre l’impénétrable taïga et les eaux sépulcrales des « mille lacs » de Finlande ?

Mais traverser le pays des eaux et des îles c’est, inévitablement, aller à la rencontre des héros de cette œuvre profonde, poétique, au fort pouvoir émotionnel, qu’est l’épopée légendaire du Kalevala, mythologie populaire consubstantielle à l’identité nationale finlandaise.

Le Kalevala est à mes oreilles pure musique, thèmes et variations. Les histoires qu’on y trouve ont bien moins d’importance que les climats et les atmosphères transmis.

Sibelius (Lettre à sa femme Aino le 26 décembre 1890)

Akseli Gallen-Kallela – Près de la rivière Tuonela

Aussi ne s’étonne-t-on pas, à l’approche du fleuve qui conduit à Tuonela, le royaume des morts, de découvrir, flottant au gré du courant, la dépouille de ce Don Juan guerrier, Lemminkäinen, noyé par un berger aveugle alors qu’il s’apprêtait, pour accomplir sa mission, à tuer d’un trait d’arbalète le cygne noir, gardien de ces eaux.

 

 

Tuonela, le pays de la mort, l’enfer de la mythologie finnoise, est entouré par une grande rivière avec des eaux noires et un courant rapide sur lequel le Cygne de Tuonela flotte majestueusement, chantant.

Sibélius (ou son éditeur) – Préface de la 1ère édition du « Cygne de Tuonela »

Jean Sibélius (1865-1957)

Pour évoquer « Le Cygne de Tuonela », Sibelius, chantre musical de cet univers mythologique finnois, a choisi de faire surgir au milieu du sombre et funeste cortège des violoncelles, allégorie sonore de l’atmosphère sépulcrale des lieux, un cor anglais symbolisant par sa sonorité nasale, presque animale, et le souffle mélancolique de sa mélopée, la noble solitude du gardien du sinistre royaume.

 

Un sensible cinéaste a très opportunément fusionné  la magie de cette musique avec l’inégalable poésie des réalités de la nature, « vivante parure de Dieu » comme Goethe aimait à la qualifier…

Un enchantement !

Et même si, sur les superbes images qui précèdent, son anachronique blancheur contrarie quelque peu sa représentation mythologique, le cygne, voguant fièrement sur les eaux glacées, indifférent à l’emprise du temps et des modes, n’en incarne pas moins pour autant sa lointaine légende.

Jean Sibélius et le peintre Akseli Gallen-Kallela étaient liés par une profonde amitié qui les conduisit à partager un engagement actif dans le mouvement national finlandais attaché à sauvegarder l'indépendance de leur pays vis-à-vis de ses proches voisins la Suède, à l'ouest, et la Russie à l'est.  

"Le Cygne de Tuonela" fut joué aux obsèques du compositeur en 1957.