Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
En souvenir du très douloureux 31 décembre 1979
A la mémoire de mon père
[…] De même et pour tous les jours d’une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l’avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », «avec l’âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s’agit de mourir. Un jour vient pourtant et l’homme constate ou dit qu’il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu’il est à un certain moment d’une courbe qu’il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s’y refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde.
Albert Camus – Le Mythe de Sisyphe –1942
La beauté comme une réponse à l’absurde...
Franz Schubert 1797-1828
« Der Tod und das Mädchen » La jeune fille et la Mort
Quatuor à cordes en Ré mineur (D 810)
Transcription pour orchestre à cordes par Gustav Mahler
Michael Tilson Thomas (direction)
Orchestre des étudiants du New World Symphony
1. Allegro 2. Andante con moto 3. Scherzo – Allegro molto 4. Presto
Le 31 décembre,il y a 45 ans,"Elle" est venue... sans prévenir,n'est restée qu'une poignée de secondes...foudroyantes,puis est repartie... avec mon père.Sans musique ! Il l'aimait la musique.
Nous ne remercierons jamais assez les grenouilles ! 🐸
S’il fallait tenir compte des services rendus à la science, la grenouille occuperait la première place.
Claude Bernard – Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865)
Mais pas seulement à la science qui nous a appris, entre autres, dès le collège, à distinguer, à travers la dissection de ses congénères, qui de nous était sensible, curieux, indifférent ou sadique… À la gastronomie, également, au fond d’une poêle, avec une belle noix de beurre, de l’ail et du persil… À la littérature aussi, chez les Frères Grimm, dans l’inoubliable fable de La Fontaine, ou dans les interprétations de « La Métamorphose » de Kafka… À l’illustration de quelques contes porteurs de sagesse et de symboles… À la musique, enfin, par les instruments qui ont emprunté son image ou copié son coassement, et à travers les oeuvres des grands compositeurs, comme Saint-Saëns (Le Carnaval des Animaux) ou Haydn (Quatuor Op.50 N°6)…
Grenouille du Costa-Rica
Un jour, pour se divertir, quelques grenouilles, prétentieuses comme chacun le sait, se lancèrent le défi d’atteindre la plus haute branche d’un grand arbre. Tous les animaux des alentours, informés de la course, accoururent, qui pour encourager, qui par curiosité, mais tous persuadés de la vanité du projet, convaincus qu’aucun des batraciens n’atteindrait l’objectif.
Les encouragements du début ne tardèrent pas à se transformer en constat d’impossibilité et suggestions d’abandon : les « vas-y ! », « accroche-toi ! » devinrent, trop vite hélas, des « laisse tomber ! », « c’est de la folie ! » Et les abandons des apprenties athlètes se multipliaient à mesure que forçait l’expression désenchantée du public, application pratique de cette pensée de Paul Valéry :
« le grand triomphe de l’adversaire c’est de vous faire croire ce qu’il dit de vous ».
Les plus tenaces ayant fini par lâcher prise, ne restait plus en lice qu’une grenouille, à la limite de l’épuisement, qui redoublait d’efforts pour atteindre le sommet… Et qui l’atteignit enfin.
Ébahies par cette incroyable performance, toutes les candidates se précipitèrent auprès de la gagnante pour connaître le secret de sa réussite. L’une d’elle la questionna une première fois sans obtenir de réponse. Réitéra sa demande, la répéta encore, se rapprochant d’elle en haussant la voix. Elle comprit alors le secret de ce succès : aucune sentence démotivante n’aurait pu entamer le courage et la détermination de la lauréate. Elle était sourde.
∑
… Mais pour nous, qui ne le sommes pas, à la musique tout au moins…
Joseph Haydn (1732-1809)
Finale (Allegro con spirito)
Quatuor Op. 50 – N°6 – « La grenouille »
Chacun s’en va comme il peut, les uns la poitrine entrouverte, les autres avec une seule main, les uns la carte d’identité en poche, les autres dans l’âme, les uns la lune vissée au sang et les autres n’ayant ni sang, ni lune, ni souvenirs.
Chacun s’en va même s’il ne peut, les uns l’amour entre les dents, les autres en se changeant la peau, les uns avec la vie et la mort, les autres avec la mort et la vie, les uns la main sur l’épaule et les autres sur l’épaule d’un autre.
Chacun s’en va parce qu’il s’en va, les uns avec quelqu’un qui les hante, les autres sans s’être croisés avec personne, les uns par la porte qui donne ou semble donner sur le chemin, les autres par une porte dessinée sur le mur ou peut-être dans l’air, les uns sans avoir commencé à vivre et les autres sans avoir commencé à vivre.
Mais tous s’en vont les pieds attachés, les uns par le chemin qu’ils ont fait, les autres par celui qu’ils n’ont pas fait et tous par celui qu’ils ne feront jamais.
Poésie verticale (Fayard, 1989)
Traduction de l’espagnol (Argentine) par Roger Munier
Cada uno se va como puede, unos con el pecho entreabierto, otros con una sola mano, unos con la cédula de identidad en el bolsillo, otros en el alma, unos con la luna atornillada en la sangre y otros sin sangre, ni luna, ni recuerdos.
Cada uno se va aunque no pueda, unos con el amor entre dientes, otros cambiándose la piel, unos con la vida y la muerte, otros con la muerte y la vida, unos con la mano en su hombro y otros en el hombro de otro.
Cada uno se va porque se va, unos con alguien trasnochado entre las cejas, otros sin haberse cruzado con nadie, unos por la puerta que da o parece dar sobre el camino, otros por una puerta dibujada en la pared o tal vez en el aire, unos sin haber empezado a vivir y otros sin haber empezado a vivir.
Pero todos se van con los pies atados, unos por el camino que hicieron, otros por el que no hicieron y todos por el que nunca harán.
Ma lecture de ce texte a été déjà publiée sur « Perles d’Orphée » le 15/05/2013
sous le titre : « Tout a-t-il été dit ? »
Philippe Jaccottet 1925-2021
Croire que « tout a été dit » et que « l’on vient trop tard » est le fait d’un esprit sans force, ou que le monde ne surprend plus assez. Peu de choses, au contraire, ont été dites comme il le fallait, car la secrète vérité du monde est fuyante, et l’on peut ne jamais cesser de la poursuivre, l’approcher quelquefois, souvent de nouveau s’en éloigner. C’est pourquoi, il ne peut y avoir de répit à nos questions, d’arrêt dans nos recherches, c’est pourquoi nous ne devrions jamais connaître la mort intérieure, celle qui survient quand nous croyons, à tort, avoir épuisé toute possibilité de surprise. Si nous cédons à ce désabusement, bien proche du désespoir, c’est que nous ne savons plus voir ni le monde en dehors de nous, ni celui que nous contenons, c’est que nous sommes inférieurs à notre tâche (…)
Quiconque s’enfonce assez loin dans sa sensibilité particulière, quiconque est assez attentif à la singularité de son expérience propre, découvre des régions nouvelles ; et il comprend aussi combien il est difficile de décrire à d’autres les pas effrayés ou enchantés qu’il y fait.
Philippe Jaccottet in Nuages – Fata Morgana – 2002
C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière… C’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté.
Ré-écriture d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 27/03/2013
sous le titre « Un fidèle et demi »
La richesse d’enseignement des contes soufis n’est plus à démontrer. A travers la sagesse qu’ils véhiculent avec humour chacun peut trouver une voie, un chemin, une simple piste, pour commencer ou continuer sa quête spirituelle, polir son amour du divin, se connaître un peu mieux lui-même… ou tout simplement sourire – ce qui n’est pas le moindre bénéfice.
Le conte qui suit ne se limite pas à rappeler aux puissants combien, même pour eux, lucidité et humilité sont vertus essentielles, il met à l’heure par anticipation quelque pendule phallocentrée.
∼ ∗ ∼
Un puissant sultan turc avait entendu dire qu’un sheikh d’un territoire voisin comptait par milliers ses fidèles prêts à mourir pour lui, sans condition. Intrigué par un tel pouvoir et désireux naturellement de s’en inspirer, il décide de l’inviter dans un de ses palais. Diplomatie d’autant plus utile qu’il pourra ainsi évaluer les forces d’un ennemi éventuel.
Sultan Selim III(Régnant entre 1789-1807)
Dès leur première rencontre, au cours d’un somptueux déjeuner, le sultan exprime à son hôte son immense admiration :
– Je suis impressionné par le dévouement de tant de milliers de tes sujets. On m’a rapporté que tous sont disposés à se sacrifier pour toi. Je te félicite, grand Seigneur, pour cet immense charisme !
– Détrompe-toi, répond le sheikh dans un grand sourire amusé, les fidèles prêts à mourir pour moi ne sont pas bien nombreux. Je n’en compte en vérité qu’un et demi.
– Un et demi ? reprend le sultan intrigué par la réponse. Comment est-ce possible, à voir les troupes si nombreuses qui t’accompagnent… ? Et puis un demi ? Comment cela… ?
– Je t’en ferai la démonstration demain si tu veux bien te prêter au petit jeu que je te proposerai.
– Bien volontiers ! dit le sultan. J’ai hâte de comprendre.
Le lendemain matin, la nombreuse armée qui escorte le voyage du sheikh est réunie dans la grande plaine à la sortie de la ville. Nul ne manque au rassemblement, l’information ayant été diffusée que le sheikh en personne viendrait saluer officiers et soldats.
Eugène Delacroix – Sultan du Maroc et sa garde noire (1862)
Au préalable, le sheikh avait demandé qu’on installât en surélévation, au centre du point de rassemblement, pour que chacun depuis sa position pût la voir aisément, une tente, à l’intérieur de laquelle on aurait placé discrètement deux moutons, de préférence silencieux.
A l’heure de la cérémonie, les deux princes trônent devant la tente face à l’imposante foule, et les hourras fusent de toutes parts à l’endroit du sheikh en habit d’or. Le sultan fait alors remarquer à son hôte que sa réputation n’est pas surfaite et que l’enthousiasme de cette foule est bien un témoignage évident de la fidélité de ses sujets.
– Tu vois, lui dit-il avec un zeste d’ironie, pour celui qui prétend n’avoir qu’un « fidèle et demi »… !
– Tu vas bientôt être éclairé en faisant ce que je te demande, répond le sheikh.
Veux-tu déclarer solennellement à cette foule que, selon la loi de ton pays, tu dois me mettre à mort en raison d’un grave crime que je viens de commettre, et que seul le sacrifice d’un de mes sujets épargnera ma vie.
Le sultan debout face à la foule proclame la sentence de sa voix la plus sombre. Une longue rumeur monte alors des rangs et s’arrête net lorsqu’un homme au pied de la tribune princière courageusement se propose.
On le conduit à la tente et, aussitôt le rideau refermé, conformément à la mise en scène établie, on égorge un mouton dont le sang s’écoule en abondance sous les bords du bivouac, au grand effarement de la foule.
John Adam Houston – Sheikh
Le sheikh demande alors au sultan de faire une nouvelle déclaration annonçant que ce sacrifice est insuffisant, et qu’il faut qu’un nouveau fidèle offre sa vie.
Cette fois-ci, la foule se fige dans un long silence glacé qu’une voix de femme finit par briser ; celle qui vient de se désigner rejoint à son tour la tente entre deux gardes.
Même scénario, la captive à peine entrée, un autre mouton est égorgé. A la vue des nouveaux flots de sang qui dégoulinent sous la tente la foule médusée ne tarde pas à se disperser, rendant en un instant la plaine au désert.
– Voilà ! dit le sheikh, comme tu le constates, je n’ai qu’un fidèle et demi.
– Je comprends maintenant, s’écrie le sultan. Evidemment, un fidèle : l’homme, et un demi : la femme !
– Pas du tout ! rétorque le sheikh qui ne se départit pas de son large sourire, c’est tout l’inverse : l’homme, quand il est entré dans la tente ne savait pas qu’on allait aussitôt le saigner ; la femme, elle, avait vu le sang du premier sacrifié, et n’ignorait donc pas le sort qui l’attendait ; pourtant elle n’a pas hésité à librement et courageusement se proposer.
La femme, un… et l’homme, un demi !
Les historiettes de comptoir qui n’ont généralement pas d’autre prétention que de faire rire ou sourire, portent en elles parfois toutes les composantes d’un conte philosophique. C’est sans doute pour cela qu’elles ne s’échappent pas facilement de notre mémoire.
Celle-ci trouve son origine à une époque où – progrès oblige – les toilettes des cafés parisiens troquaient leurs « dames pipi » contre des serrures à monnayeur. La voici :
Un homme d’âge mûr qui avait particulièrement bien réussi dans la vie avait coutume de se produire régulièrement dans des conférences publiques ou des émissions de télévision pour raconter l’histoire de ses succès ou, autrement dit, comment il avait acquis une aussi grande fortune partant de rien.
Glorieuse vespasienne de Paris
Il raconte, à ces occasions, que le jeune homme bien peu argenté qu’il était jadis se trouva un jour – affaire banale au demeurant – pris, au beau milieu d’une avenue parisienne, d’une envie pressante de soulager sa vessie. Mais, sans vespasienne aux alentours comment répondre à l’urgence ? Il trouverait bien, pensa-t-il, le moyen de s’arranger avec la « dame pipi » de la brasserie d’en face. Il entra donc dans ce célèbre café parisien et d’un bond se retrouva au sous-sol de l’établissement. Là, il découvrit avec surprise une petite salle à demi éclairée, dont les murs étaient tapissés d’une série de portes sombres qui toutes exigeaient pour s’ouvrir qu’on introduisît dans leurs serrures aménagées à cet effet une pièce de 10 centimes (de Franc). Il ne possédait évidemment pas le moindre sou.
Un aimable client, sur le point de quitter les lieux, le dépanna d’une aussi modeste pièce, sans mesurer l’importance que pouvait revêtir pareil don en pareil instant.
Alors que notre jeune homme s’apprêtait à l’insérer dans la serrure de la porte qu’il avait choisie, celle-ci s’ouvrit pour laisser sortir son prédécesseur qui poliment la lui tint ouverte. Il mit donc la pièce dans sa poche avant de savourer, ô miracle, l’instant ultime de sa libération.
Au pied de l’escalier qui devait le ramener à la surface, un bandit manchot qu’il n’avait pas remarqué en arrivant – et pour cause – lui tendait, si l’on peut dire, les bras. Il décida de tenter sa chance. Et c’est dans la fente de la machine à sous qu’il glissa la pièce de 10 centimes, toute sa fortune du moment.
Tentative heureuse : le Jackpot.
Cette somme rondelette lui permit de prétendre à un prêt pour acheter un petit commerce qui très vite devint prospère, qu’il développa au cours des années jusqu’à en faire une entreprise de premier plan, nationale puis internationale. Fortune, hautes responsabilités, médiatisation… etc… etc…
Chacune de ses interventions sur les plateaux de télévision ou en face du public se terminait systématiquement par l’expression de son vœu – sincère, n’en doutons pas – de pouvoir retrouver « ce type à qui je dois d’être devenu ce que je suis, et que je voudrais bien pouvoir récompenser ».
Un jour – de très nombreuses années s’étaient écoulées depuis l’épisode de la pièce de 10 centimes –, alors qu’il concluait comme toujours son intervention par sa phrase finale habituelle, un homme d’un âge certain se leva au milieu de l’assistance et dans un large sourire lui dit :
– Je m’en souviens parfaitement, Monsieur, c’est moi qui vous ai donné la pièce de 10 centimes pour les toilettes ce jour-là !
Ce à quoi notre conférencier répondit du haut de la scène où il était perché :
– Merci Monsieur, merci, mais, en vérité, celui que je cherche, c’est l’homme qui ce jour-là m’a tenu la porte ouverte !
Pour le monologue écrit en 1599 par Shakespeare pour Jacques, personnage mélancolique, dans la comédie ‘As you like it’ (Comme il vous plaira),
Pour la terrible permanence de cette observation à travers le temps, qui témoigne que l’homme, inventerait-il les plus sophistiqués stratagèmes, n’échappe pas au cycle éternel des lois de la nature,
Pour la magistrale interprétation de Andrew Buchanan, qui en dit autant par un regard, une inflexion de sa voix, une mimique ou un petit geste, que chaque mot pesé au trébuchet du grand dramaturge.
Andrew Buchanan dit « All the world’s a stage » William Shakespeare ‘As you like it’ – Acte II – Scène VII
Le monde entier est un théâtre : hommes et femmes y sont de simples acteurs, ils ont leurs entrées puis leurs sorties. Un homme au cours de sa vie endosse plusieurs rôles et sa comédie se joue sur sept âges. Premier âge : le nouveau-né, pleurnichant et vomissant dans les bras de sa nourrice. Deuxième âge : l’écolier geignard, avec son cartable et son visage propre du matin, rampant à contrecœur comme un escargot jusqu’à l’école. Troisième âge : l’amoureux, soupirant telle une chaudière et composant une ritournelle pitoyable en hommage aux sourcils de son amante. Quatrième âge : le soldat, farci de jurons bizarres, poilu comme une bête, fier, brutal et soupe au lait, cherchant la réputation aussi soudaine qu’évanescente jusque dans la gueule des canons. Cinquième âge : le juge, avec une belle bedaine ronde, fourrée de bons chapons, œil grave et barbe en pointe, achalandé de sages maximes et de clichés du jour : ainsi il joue son rôle. Sixième âge : il passe à la culotte décharnée et aux pantoufles du vieux fou, lunettes au nez, bourse au côté, les hauts-de-chausses de sa jeunesse bien conservés, mais bien trop larges pour des jambes atrophiées, sa grosse voix d’homme, retournant au timbre châtré de l’enfance, a le son de la flûte. Septième âge : la dernière scène, qui met fin à ce récit étrange et tumultueux, est la seconde enfance et le simple oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.
Publié le 18/02/2015 sur Perles d’Orphée : « L’oeil : un conte africain »
Un conte est un miroir où chacun peut découvrir sa propre image…
Un conte, c’est le message d’hier transmis à demain à travers aujourd’hui.
Amadou Hampâté Bâ (1900-1991)
C’est le piège de la haine que de nous lier très étroitement à celui qui en est l’objet. Trop étroitement sans doute, comme l’illustre ce conte africain qui n’a pas d’âge…
Ce matin-là, le pauvre Woula, désespéré par l’impitoyable avarice de son lopin de terre, se résigna à abandonner le misérable séjour qui l’avait vu naître. De tous les paysans des alentours, il était sans aucun doute le plus défavorisé et partant le plus malheureux. Pas même aidé par un geste de solidarité de son voisin le plus proche.
Il prit donc la route, la tête basse, le pas traînant mais résigné, vers les rives du fleuve qui, peut-être, montrerait à son égard un peu de générosité, lui offrant quelques poissons pour apaiser la faim qui le tenaillait depuis plusieurs jours.
Des milliers de pas plus loin, à la lumière émoussée du jour finissant, les cris d’oiseaux de toutes sortes retentissaient plus nombreux et plus sonores et la brise qui balayait le chemin sentait bon le large ; Woula avait compris qu’il atteignait enfin son but. L’aspect labyrinthique que conféraient au paysage les tannes, ces petits îlots de terre sèche et salée posés ici et là au milieu des eaux basses, confirmait sa conviction.
Tout à l’espérance nouvelle qu’alimentaient ses sens, Woula n’avait pas remarqué l’homme immense et filiforme qui s’était approché de lui pendant qu’il contemplait les bords du fleuve. La peau aussi noire que la sienne, drapé dans un boubou à la blancheur immaculée, l’homme, immobile, regardait fixement Woula. Le large sourire d’émail qui fendait son visage faisait écho à la bienveillance qu’exprimaient ses grands yeux brillants, et cette attitude amicale suffit à éviter que la surprise de Woula ne virât à la crainte.
L’homme se présenta :
– Mon nom est Mbakhané. Tu ne me connais pas, mais moi je sais qui tu es, et je sais tes malheurs. Rog (Dieu) m’a confié d’immenses pouvoirs. Grâce à eux je peux réaliser ton vœu le plus cher. Et j’y suis disposé.
– Oh ! Merci ! Merci Maître ! Je sais ce que je veux… Je le sais, sans hésiter…
– Pas d’emballement ami ! Réfléchis tranquillement. Tu as deux jours pour cela. Mais sache bien que je donnerai à ton voisin le double de ce que je te donnerai, quel que soit ton souhait.
Tiens, garde cette petite amulette en bois, elle t’aidera dans tes réflexions, tu me la rendras dans deux jours, ici même, à l’heure où le soleil rougeoie avant de plonger dans la mangrove. Alors tu exprimeras ton souhait et je l’exaucerai. A plus tard !
Depuis le départ de Mbakhané, Woula ne prêtait plus aucune attention à son estomac vide, et encore moins à ces rêves de poissons qui attendaient là, tout près, dans les eaux voisines, qu’un pêcheur affamé les attrapât. Rien ne comptait plus que le vœu qu’il exprimerait bientôt. Il tripotait nerveusement l’amulette, la faisant sans cesse passer d’une main dans l’autre, et il pensait :
Une caisse d’or ! Oui, une caisse d’or. Oh mais mon voisin en aura deux… Non ! Pas question ! Une belle maison !… Et mon voisin qui ne m’a jamais tendu la main en aura deux, grâce à moi, qu’il pourra réunir en un petit palais… Non ! Non ! Jamais !
Aucun des vœux qu’il formulait in petto ne retenait son approbation, trop favorables qu’ils étaient, systématiquement, aux intérêts de son voisin. Quel souhait pourrait-il donc bien exprimer qui ne le désavantagerait pas, lui, Woula, par rapport à ce voisin peu sympathique, et qui l’avantagerait même, plutôt ?
Les deux jours étaient écoulés. Le moment du rendez-vous avec Mbakhané approchait, et toujours aucune décision. Il décida de terminer sa réflexion en marchant. Il se mit donc en chemin, tout en égrenant la longue liste de ses hypothèses.
Quand il arriva au lieu convenu, il trouva son bienfaiteur assis au pied d’un étroit palétuvier. Le temps de partager un salut et celui-ci lui demanda d’abord de lui restituer l’amulette. Puis il enchaîna :
– Alors, Woula, as-tu choisi ton vœu ?
– Oh oui ! répondit le malheureux enfin déterminé, je veux que tu me crèves un œil !
Billet précédemment publié sur « Perles d’Orphée » le 27/01/2014 sous le titre « Le rossignol muet »
Les oiseaux libres ne souffrent pas qu’on les regarde. Demeurons obscurs, renonçons à nous, près d’eux.
René Char
Parce qu’il ne s’agit pas de l’Empereur de Chine, parce que ce n’est pas le même rossignol, ce modeste conte ne se propose en aucune façon de rivaliser avec celui qu’écrivit Andersen pour nous donner jadis le goût des rêves et des livres.
Il y a fort longtemps, dans un pays que les hommes ne connaissent plus, un roi acheta un rossignol. La voix exceptionnelle de l’oiseau devait égayer ses journées et séduire son entourage. Il installa son nouvel hôte dans une cage luxueuse et le comblait de ses nourritures favorites. Et chaque jour le roi, charmé par le chant de l’oiseau, trouvait plus beau le concert. Et chaque jour les ministres étalaient de nouveaux éloges pour flatter le bon goût du monarque et la qualité de son choix.
Tous les matins, la cage était posée une heure durant sur le rebord d’une fenêtre pour offrir à l’oiseau la fraîcheur vivifiante de l’aurore et la clarté des premières lueurs du jour. Un matin, que rien ne différenciait des autres, un autre oiseau vint se poser au plus près de la cage et murmura quelques mots au chanteur captif avant de reprendre son essor. Depuis cet instant, précisément, le rossignol se tut. Installé dans son silence, aucune des simagrées ou des suppliques du roi ne sut le convaincre de chanter à nouveau.
Désespéré, ne sachant plus que faire, le roi décida de demander l’aide du vieil ermite des montagnes dont on disait qu’il savait le langage des oiseaux. Il fit venir l’homme, lui expliqua son malheur, et le pria de questionner le rossignol sur les raisons de son mutisme.
L’oiseau dit à l’ermite :
– Autrefois, au temps où je faisais de chaque branche mon palais, ignorant des chasseurs et des cages, je ne me suis pas méfié du piège que l’on me tendait, et n’écoutant que mon insatiable appétit je me précipitai d’un coup d’aile avide dans le panier du preneur d’oiseaux. Très vite il me vendit à cet homme qui m’enferma dans cette cage. Et depuis, chaque jour je me lamente et vocifère, espérant qu’on me libèrera. Mais il ne comprend rien, et prend ma plainte pour un chant de joie et de gratitude. L’autre matin, un oiseau que je n’avais jamais vu est venu près de ma cage, sur la fenêtre, et m’a dit simplement ceci : « Arrête de geindre, cesse de te lamenter, c’est pour cette raison qu’on te tient enfermé ! » Alors je me suis tu.
L’ermite rapporta fidèlement au roi ce que le rossignol venait de lui confier. Perplexe, le monarque fit quelques pas pensifs autour de la pièce puis s’arrêta net. Redressant le menton, décision prise, il envoya quelques mots en direction du vieil homme :
– Allons, à quoi bon garder un rossignol qui ne chante pas ? Ouvre grand la porte de sa cage !
Le rossignol, à chaque instant, chante sur une rose différente.
Mocharrafoddin Saadi
Libre, le rossignol voulut séduire la rose. Camille Saint-Saëns composa son chant :
Edita Gruberova, soprano The Tokyo Philharmonic Orchestra – Direction Friedrich Haider
Ce matin, à l’heure où les brumes s’évaporaient au dessus des allées du temple de Shunkoin près de Kyoto, le Maître partageait sa promenade méditative à travers la sereine fraîcheur du jardin avec trois de ses disciples.
Alors que le petit groupe approchait du potager, parfaitement distribué au sommet d’un mamelon de verdure au fond du parc, un disciple s’écarta de quelques pas et avisant une limace qui semblait s’acheminer droit sur les salades, l’écrasa sous la semelle de sa sandale.
Fugaï Ekun – XVIIème
Un autre des disciples se raidit aussitôt et, brisant le silence, lui fit remarquer que la vie est éminemment respectable, que même celle d’une limace a la plus grande valeur, et qu’enfin rien ne saurait justifier le sacrifice d’une existence. Se retournant vers le Maître il dit avec déférence : – N’est-ce pas Maître ?
Et le Maître de répondre : – C’est vrai, tu as raison !
Pour justifier son acte, le disciple « meurtrier » s’empressa de rétorquer à son compagnon que la limace est un nuisible qui mange les salades, un de leurs rares aliments en cette difficile saison ; et regardant interrogativement le Maître il ajouta : – Ainsi je préserve la vie d’une espèce supérieure, la nôtre !
Ce à quoi le Maître répondit : – C’est vrai, tu as raison !
Le troisième disciple, muet jusqu’ici, mais n’ayant rien perdu de cet échange, s’adressa alors respectueusement au Maître pour lui faire remarquer sa contradiction : – Maître, vous avez d’abord donné raison à celui qui a affirmé que toute vie doit être préservée en toutes circonstances, puis vous avez donné raison à l’autre qui a soutenu que, selon les circonstances, une vie pouvait être détruite. On ne peut pas cautionner une chose et son contraire !
Et le Maître, toujours aussi tranquille : – C’est vrai, tu as raison !
Publié sur Perles d’Orphée le 29/04/2013 sous le titre « Trois conseils »
Idries Shah 1924-1996
Ce conte court n’échappe pas à la tradition soufie qui veut que chaque histoire porte en elle-même une vertu didactique ou morale, un enseignement en forme de parabole. Ainsi le formidable passeur de la pensée soufie qu’était Idries Shah, raconte-t-il cette fable édifiante dite des « trois conseils » qui met en scène la relation imaginaire entre un homme et un oiseau.
Un homme, un jour, capture un petit oiseau qu’il tient fermement emprisonné dans le creux de sa main.
L’oiseau l’interpelle et lui dit :
– En quoi te serai-je utile, captif ? En revanche, si tu me rends ma liberté, je te donnerai trois conseils dont tu pourras faire le meilleur usage.
Et il enchaîne en fixant les conditions de l’opération : il donnera le premier conseil alors qu’il est encore tenu prisonnier dans la main. Le second, il le chantera depuis la plus haute branche de l’arbre voisin. Enfin il fera connaître le troisième depuis le sommet de la colline toute proche.
Marché conclu !
L’homme tenant encore l’oiseau entre ses doigts sollicite le premier conseil. Le petit volatile s’exécute :
– S’il t’arrivait de perdre quelque chose d’important, ce bien fût-il aussi précieux pour toi que ta propre existence… n’aie aucun regret !
Comme convenu, l’homme ouvre la main et l’oiseau rejoint d’un saut la branche indiquée. Le petit être à plumes livre alors son second conseil :
– Ne crois rien qui ne soit prouvé… Et surtout si cela heurte le bon sens. Puis s’envole vers le sommet de la colline.
A peine posé, l’oiseau crie alors en direction de l’homme :
– Pas malin, petit homme ! J’ai en moi, avalées ce matin, deux merveilleuses émeraudes d’une valeur inestimable ; si tu m’avais tué, elles seraient tiennes à présent, et tu serais riche.
Très dépité d’être passé à côté de cette fortune, l’homme demande qu’au moins le troisième conseil lui soit donné.
Et voici ce que fut la réponse de l’oiseau :
– A quoi ce conseil pourrait-il bien te servir ? Je viens de te donner deux conseils dont tu n’as tenu aucun compte, et tu veux que je t’en donne un troisième ? Quelle idiotie ! Ne t’ai-je pas dit d’abord de ne regretter en rien ce que tu perds, et ensuite de ne croire que ce qui est prouvé et plausible ? Et toi, non seulement tu t’acharnes à donner foi à des affirmations improbables et ridicules, mais encore tu t’affliges de ce que tu as perdu, et qui, au vrai, n’est que superficiel. Crois-tu vraiment qu’un aussi petit ventre que le mien soit capable de contenir les deux grosses émeraudes que tu imagines ? Pauvre petit homme, ce troisième conseil, tu ne le mérites pas !
Il n’y a pas de porte ni de gardien dans la forêt bien qu’elle soit le Temple. Rien à ouvrir ou à fermer. Chacun trouve en elle son chemin. Sa lumière dans les bouleaux. Puis les feuillages retombent et gardent le secret.
Une nouvelle rubrique pour accueillir sans filtres, sans préambule ni commentaires, une pépite de l’instant, trouvée sans avoir été cherchée.Littéraire, philosophique, poétique, musicale, ou ce qu’elle sera, peu importe, à partir du moment où elle aura été la source d’une mienne émotion, soudaine et forte… et que j’aurai souhaité tout simplement en faire une page de ce journal ouvert, la partageant dans l’élan brutal, primaire, de sa révélation ou, peut-être, de sa redécouverte.
Fulgurances – I – O mémoire !
Écrire induit une négligence, une atrophie des arts de la mémoire. Or, c’est la mémoire qui est « la Mère des Muses », le don humain qui rend possible tout apprentissage… Dans une veine plus générale, ce que nous savons par cœur mûrira et se déploiera en nous. Le texte mémorisé interagit avec notre existence temporelle, modifiant nos expériences autant que celles-ci le modifient. Plus les muscles de la mémoire sont puissants, mieux l’intégrité du moi est protégée. Ni le censeur ni la police ne peuvent extirper le poème mémorisé (témoin la survie, de bouche à oreille, des poèmes de Mandelstam, quand aucune version écrite n’était possible). Dans les camps de la mort certains rabbis et talmudistes étaient connus comme des « livres vivants », dont d’autres détenus, en quête de jugement ou de consolation, pouvaient « tourner » les pages de la récapitulation. La grande littérature épique, les mythes fondateurs commencent à se décomposer avec l’ « avancée » dans l’écriture. Sur tous ces points, la détergence de la mémoire dans l’enseignement actuel est une sombre sottise. La conscience se déleste de son ballast vital.
George Steiner 1929-2020
« Maîtres et disciples », Éditions Gallimard, 2003
Publié sur Perles d’Orphée le 28/05/2013 sous le titre : « Les surprises du miroir »
Née dans une région perdue de la Chine profonde, cette petite histoire a fait, depuis le début du XXème siècle, un long voyage vers ce billet, pour nous faire sourire. Mais pas que… !
Là-bas, dans une province peu fréquentée, archaïque et pauvre, un couple de paysans cultive durement le riz et élève quelques porcs dans une ferme sommaire et isolée. Comme à chaque fois que le moment vient de vendre les animaux, Zhou, le mari, part avec quelques bêtes rejoindre le marché à la ville située à un jour et demi de marche. Alors qu’il s’apprête à s’engager sur le chemin bourbeux avec son minuscule troupeau, Yun, son épouse, lui crie : – « Et n’oublie pas de me rapporter un peigne ! ». Zhou, sans se retourner, lève simplement une main fatiguée en signe d’acquiescement.
Le marché terminé, les bêtes bien vendues, Zhou estime avoir mérité quelques verres de huangjiu et se rend à l’auberge toute proche. Mais après quelques pichets de ce puissant alcool de riz, la lassitude du voyage aidant, notre paysan n’a plus les idées claires.
Juste avant de reprendre la route une pensée toutefois parvient à traverser les vapeurs qui embrument son esprit : sa femme ne lui avait-elle pas demandé de lui rapporter quelque chose ? Mais quoi ? Un objet de toilette, peut-être ? Il entre donc au bazar du coin, et incapable de dégriser sa mémoire un instant de plus accepte docilement la suggestion du vendeur : il achète un miroir à main.
Yun, déçue de n’avoir pas reçu son peigne, prend malgré tout le cadeau, et, alors que son mari repart aux champs, s’occupe à observer l’objet avec attention. Un visage soudain la regarde déclenchant un long sanglot qui la traverse tout entière. Sa mère, alertée par les hoquets de sa fille, s’approche d’elle et lui demande le pourquoi de ses pleurs.
– Zhou a ramené Madame numéro 2 ! dit-elle catastrophée en montrant l’objet. – Fais voir ! dit la mère prenant le miroir en main. Puis, ayant attentivement analysé le portrait, annonce, rassurante : – Oh !Ne t’inquiète donc pas, elle est si vieille ; elle n’en a plus pour longtemps !
Bienfaisante vertu de l’ignorance.
Sagesse de l’âge.