
− Des braises, que dis-je ? Des soleils !…
Premier soleil – quelle lumière ! – l’immense Beethoven lui-même. Compositeur unique, impétueux, débordant d’une prodigieuse énergie créatrice, qui très tôt avait dévoilé ses ambitions et son caractère en affichant sa farouche volonté de « saisir le destin à la gorge », sûr de son génie jusqu’à écrire avec superbe et immodestie au prince Lichnowsky, son mécène et ami :
« Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven »

Soleil encore : sa Sonate à Kreutzer – N° 9 – opus 47 – en la majeur, la plus fameuse des dix que le maître a composées pour violon et piano. Celle-là même qu’il avait initialement dédiée à un jeune violoniste mulâtre, George Bridgetower, dont le talent l’avait conquis. – Lorsqu’il observa que le jeune homme avait eu la malencontreuse idée de séduire une demoiselle que lui-même convoitait sans succès, Beethoven se ravisa et dédia finalement cette sonate au violoniste français Rodolphe Kreutzer avec qui il partageait une même vision politique. L’histoire raconte que Kreutzer ne la trouva pas à son goût, qu’il la considérait comme trop difficile pour son public et qu’en définitive il ne la joua pas.
critiques de Vienne pour qui pareille écriture musicale saugrenue relevait de la bouffonnerie, atténua, mais pour peu de temps, le retentissement de l’œuvre. Le constant et vif succès de la sonate pendant les deux siècles qui ont porté son brio jusqu’à nous est un témoignage de plus pour attester, s’il en était besoin, que le génie a souvent le plus grand mal à convaincre ses contemporains.
Cette sonate à Kreutzer, Beethoven – qui commence à vraiment souffrir des symptômes annonciateurs de sa future surdité – la compose entre 1802 et 1803, au moment où il écrit les premières mesures de la Symphonie Héroïque (N°3) qui ouvre sa seconde phase créatrice, celle que beaucoup considèrent comme le début de la période romantique.
Sonate la plus longue, et la plus exigeante pour le violoniste particulièrement, elle consiste en un brûlant dialogue concertant, en trois mouvements, entre le piano et le violon. Les deux instruments crépitent ; s’interpellent, se questionnent, se répondent, se poursuivent l’un l’autre en une course où frénésie et sensualité se fondent et se confondent. Non sans s’accorder la grâce, leurs ardeurs un temps apaisées, de tendres instants suspendus, comme dans les profondes variations du deuxième mouvement – Andante con variazioni – par exemple.
Dans les premier – Adagio sostenuto-Presto – et troisième mouvements – Finale-Presto – le compositeur exige des interprètes une entente parfaite, une fascination mutuelle qui métamorphose les deux musiciens en un couple d’amants unique, fusionnant dans l’ardente fougue d’une même passion partagée. Judicieuse remarque, un fameux biographe de Beethoven qualifia pour toujours ces mouvements de véritable « corps à corps » instrumental.

N’est-ce pas d’ailleurs l’image de deux amants adultères, exaltés, sensuellement complices jusqu’à l’impudeur provocatrice, qui s’imposa à Léon Tolstoï lorsqu’il découvrit cette sonate 70 ans après la disparition de Beethoven ?
Quelle plus parfaite illustration de ces embrasements érotico-rythmiques que le 3ème mouvement de ce duo concertant joué par deux jeunes et prodigieux interprètes : Yuja Wang au piano et Joshua Bell au violon. Solaires ! L’enthousiasme de leur entente aux accents de « tarentelle » nous entraîne en un seul souffle magistral jusqu’à la formidable coda qui met un terme à leur joute endiablée ?*
* A la fin de ce billet la version intégrale
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Mais, « une lumière ici requiert une ombre là-bas ! », pour reprendre l’intemporelle et lucide observation de Virginia Woolf.
Ce « là-bas », ce sera d’abord la Russie de la fin du XIXème siècle, la Russie des tsars. Là où Léon Tolstoï, subjugué par l’exaltation qui enfièvre cette sonate, décide de guider sa plume inspirée et misogyne sur les chemins ombreux du drame de la jalousie ! En 1889 il publie « Kreitzerova Sonata ».
Ce sera ensuite, un quart de siècle plus tard, la terre Tchécoslovaque. En 1923, inspiré par ce court roman tragique de Tolstoï, le grand compositeur tchèque Leoš Janáček, écrira la partition de son premier quatuor éponyme, émouvant reflet musical du drame que brosse le roman russe.
L’ombre qui enveloppe la sonate à Kreutzer renouvelle sa beauté.
A suivre… Kreutzer Sonata 2/3 – Tolstoï : L’ombre s’abat…
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*Version intégrale enregistrée au Festival de Verbier 2010