
On ne peut pas dire que la musique pour piano de Robert Schumann ait été spécialement motivée par la recherche de la prouesse technique. À la différence de ses contemporains, Chopin, Czerny, Liszt et quelques nombreux autres, il n’aura cédé ni à la mode de l’époque, ni à la tentation narcissique de la performance, ni à la nécessité économique, et n’aura donc pas écrit d’ « études » pour le piano – au sens d’exercices destinés au développement de l’habileté pianistique et de la maîtrise du clavier.
Bien qu’il partageât avec eux une immense admiration pour les bouquets de virtuosité contenus dans les « caprices » pour violon de Niccolò Paganini, au point d’ailleurs d’en transcrire certains pour le piano, Schumann ne fit pas pour autant le choix de ce type de composition.
Avait-il conservé une trop grande frustration de s’être interdit lui-même toute opportunité de devenir concertiste en infligeant une irréversible tendinite à l’annulaire de sa main droite par une stupide gymnastique d’assouplissement ? Ne ressentait-il pas, tout simplement, un profond besoin de demeurer fidèle à sa nature de « pur » musicien, de musicien-poète, pour qui la part du « chant » mérite toute priorité ? Qui sait ?

Une fois, cependant, Schumann motiva une de ses compositions par des considérations d’ordre technique. En 1830, le jeune compositeur de 20 ans, inspiré par l’esprit baroque, mit en chantier une toccata qu’il ne termina qu’en 1836 : la Toccata en Ut Majeur – Opus 7.

Il déclara aussitôt, non sans fierté : « ceci est la pièce la plus difficile jamais écrite ». Et sans doute avait-il raison pour l’époque, car les monumentales « Études d’exécution transcendante » de Liszt n’étaient encore qu’aux prémisses de leur gestation, et les « Études Opus 10 » de Chopin, parues quelques années auparavant, étaient tellement « pianistiques » que leurs difficultés d’exécution ne se laissaient pas percevoir au premier abord.
La « Toccata » de Robert Schumann, rare, sinon unique, vestige, au XIXème siècle, des toccatas baroques, n’en demeure pas moins, encore aujourd’hui, une des pièces les plus difficiles du répertoire pour piano. Son appellation initiale laissait déjà peu de place à l’équivoque : « Étude fantastique en double-sons »…

Mais, ne faudrait-il pas plutôt percevoir, derrière le brio de la technique et la frénésie des doubles octaves, la passion d’un jeune compositeur amoureux imaginant sa bienaimée, déjà virtuose bien qu’encore une enfant, s’exerçant sur le piano de son père dans la maison familiale des Wieck ?
Clara, qui deviendrait bientôt Madame Schumann, s’accommodait sans peine des partitions les plus complexes. On raconte qu’un jour, voulant tendrement railler Robert sur l’extrême difficulté de sa composition, elle lui adressa cette plaisanterie pleine d’admiration : « Cher Robert, ta toccata serait tellement, tellement, tellement plus facile à quatre mains... »
◊
Certes, la toccata opus 7 de Schumann demande nécessairement au pianiste qui l’aborde une technique des plus éprouvées. Mais plus encore que tout autre pièce du genre, elle exige surtout de lui qu’il ait la sagesse de résister au dangereux attrait que la virtuosité exerce, « mortel pour l’art et pour l’âme », selon le mot de Romain Rolland. Schumann est musicien plus que pianiste et jamais l’interprète désireux de servir l’œuvre plus que lui-même ne laisserait le chant se perdre dans l’ivresse de la performance.
Entre mille et une écoutes, un choix très subjectif :
Evgeny Kissin : pour l’articulation et le souffle.
Vladimir Horowitz : pour la fluidité légère, l’équilibre et le chant.
Ada Gorbunova (jeune pianiste nouvellement découverte) : pour la fraîcheur et l’impression de facilité.