Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Sophie Junker, soprano, accompagnée par l’excellent ensemble ‘Voices of Music’, chante
‘O Maria’
chant de louanges dédié à la Madone, extrait des rares pièces de musique sacrée de la compositrice-interprète vénitienne du XVIIème siècle,
Barbara Strozzi*
O Maria, quam pulchra es, quam suavis, quam decora. Tegit terram sicut nebula, lumen ortum indeficiens, flamma ignis, Arca federis, inter spinas ortum lilium, tronum [S]ion in Altissimis in columna nubis positum. O Maria… Ante sæcula creata girum cœli circuivit sola, profundum abissi penetravit. Et in fluctibus maris ambulavit, omnium corda virtute calcavit, et in hereditate Domini morata est. Tegit terram… O Maria… Alleluia.
Ô Marie, que tu es belle, que tu es douce, que tu es avenante. Elle enveloppe la terre tel un nuage, une lumière s’élève infaillible, une flamme, un feu, l’Arche d’Alliance, un lys poussé parmi les épines, le trône de Sion placé au plus haut dans une colonne de nuée. Ô Marie… Avant la création des siècles, elle a parcouru les confins du ciel, et a pénétré les profondeurs de l’abîme. Elle a marché sur les flots de la mer, foulé avec vertu le cœur de tous, et persévéré dans l’héritage du Seigneur. Elle enveloppe la terre… Ô Maria… Alléluia.
Sous le Fondaco dei Tedeschi, la gondole vira ; par les petits canaux obscurs, elle glissa vers le Rio di Palazzo. Les cloches de San Giovanni Crisostomo, de San Giovanni Elemosinario, de San Cassiano, de Santa Maria dei Miracoli, de Santa Maria Formosa, de San Lio, accueillaient l’aurore par de joyeux carillons. Les bruits du marché se perdaient dans la salutation des bronzes, avec les odeurs de la pêche, des herbages et du vin. Entre les murailles de marbre et de brique encore endormies, sous le ruban du ciel resplendissait de plus en plus le ruban de l’eau qui, tranchée par le fer de la proue, s’allumait dans la course ; et ce croissant éclat donnait à Stelio l’illusion d’une rapidité flamboyante.
Gabriele D’Annunzio – Le feu – 1900
Mendelssohn : Romance sans paroles Op.30 – #6 – Allegretto Tranquillo
Arrangement & clarinette : Andreas Ottensamer Schumann Quartet et Gunnar Upatnieks (contrebasse)
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Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Age, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux ; cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage. Et le siège d’une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n’est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde ?
Thomas Mann – La mort à Venise – 1912
Mendelssohn : Romance sans paroles Op. 30 – #6* Allegretto tranquillo en fa dièse mineur – « Venezianisches Gondellied »
Veneta Neynska – Piano
*Composée entre 1833 et 1834 et dédiée à Elisa von Woringen
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Lorsque je cherche un autre mot pour exprimer le terme musique, je ne trouve jamais que le mot Venise.
Coi pensieri malinconici
no te star a tormentar :
vien co’ mi montemo in gondola,
andaremo fora in mar. […]*
Pietro Pagello (1807–1898) – Poème dédié à George Sand… sa maîtresse
Une gondole à Venise : sans doute le seul point du monde depuis lequel on devient à la fois, en un unique regard, voyeur extasié des orgies paradisiaques où la lumière s’accouple avec l’air et l’onde, observateur désespéré de l’épaisse vulgarité du troupeau humain et témoin enthousiaste, devant tant de chefs-d’œuvre exhibés, du génie de l’homme qui créé.
Chaque oscillation de la barque transcende le reflet du miroir…
Paul Signac – Grand Canal (Venise) 1905
En rythme mesuré la rame chuchote des vers anciens pendant qu’un clapot incertain s’efforce mollement de retrouver les harmonies d’un chant oublié.
Ce soir encore, quand la brise nostalgique fredonnera dans les moiteurs de l’air la barcarolle entêtante de Cupidon, blottis dans l’ombre mouillée du Pont des Soupirs, passionnément, George et Alfred s’enlaceront.
Ce soir encore, peut-être, comme jadis dans les froides brumes d’un lointain février, le jeune Stelio, ému, escortera sur le « grand chemind’eau » la gondole funèbre de Richard Wagner, « celui qui avait transformé en un chant infini les forces de l’Univers »**.
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Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement : la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l’équilibre des corps dans l’intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondolier se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en main.
— Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t’aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour.
Ernest Hemingway – « Au-delà du fleuve et sous les arbres » (1950)
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Poème de Pietro Buratti (1772-1832) – Musique de Reynaldo Hahn (1875-1947)
La barcheta
La note è bela,
Fa presto, o Nineta,
Andemo in barcheta
I freschi a ciapar!
A Toni g’ho dito
Ch’el felze el ne cava
Per goder sta bava
Che supia dal mar.
Ah!
Che gusto contarsela
Soleti in laguna,
E al chiaro de luna
Sentirse a vogar!
Ti pol de la ventola
Far senza, o mia cara,
Chè zefiri a gara
Te vol sventolar.
Ah!
Se gh’è tra de lori
Chi troppo indiscreto
Volesse da pèto
El velo strapar,
No bada a ste frotole,
Soleti za semo
E Toni el so’ remo
Lè a tento a menar.
Ah!
La petite barque
La nuit est belle.
Dépêche-toi, ma Nineta,
Allons au bateau
Pour prendre le frais !
J’ai dit à Toni
De retirer l’auvent
Pour profiter de cette brise
Qui souffle de la mer.
Ah!
Quel bonheur d’échanger de petits riens
Seuls sur la lagune
Et au clair de lune,
De se sentir emportés !
Ton éventail, tu peux
Le laisser, ô ma chérie,
Les zéphyrs se disputeront
Pour te rafraîchir.
Ah!
Si parmi eux Il y en a de trop indiscret Pour arracher le voile Qui couvre ton sein, Ne prête pas attention à ces fariboles, Car nous sommes tout seuls Et Toni est absorbé A pousser sa rame. Ah!
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James Wilson Morrice – Gondolas – 1901 (Art Gallery of Ontario)
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En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de l’onde, l’une et l’autre. […] Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment.
André Suarès – « Le voyage du Condottiere » – « Vers Venise – XXVI »
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Claude Monet – Gondole à Venise – 1908 (Musée d’arts de Nantes)
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Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise.
Venise
Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune
De loin, un chant venait jusqu’à moi.
Des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique.
Tout cela voguait vers le crépuscule.
Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même,
invisiblement touchée,
un chant de gondolier,
tremblante d’une béatitude diaprée.
— Quelqu’un l’écoute-t-il ?
Friedrich Nietzsche – « Ecce homo » (1888)
Traduction : Guy de Pourtalès
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Le gondolier muet rame en silence
Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse, et le gondolier muet rame en silence.
Ses palais s’écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n’y frappe plus incessamment l’oreille.
Ses jours de gloire sont passés, mais cependant Venise est encore belle.
Les empires tombent, les arts dégénèrent, mais la nature ne meurt jamais ; elle n’a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l’Italie !
Lord Byron – Quatrième Chant (4-3) – « Pélerinage deChilde Harold »
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* Avec tes pensées mélancoliques / cesse de te tourmenter : / monte avec moi dans ma gondole / on s'en va faire un tour en mer.** Gabrielle D'Annunzio - "Le Feu"- 1900