Musiques à l’ombre

La musique, ce qu’elle est : respiration. Marée. Longue caresse d’une main de sable.

Christian BobinSouveraineté du vide – Gallimard / Folio

Avant propos

Voici une petite série de billets estivaux consacrés à la musique. Qui, connaissant ces pages, s’en étonnerait ? Mais, puisque nos emplois du temps d’été sont plus tolérants, j’ai choisi de ne pas l’enfermer dans des extraits, de la laisser être ce qu’elle est selon la définition poétique, bien en accord avec la saison, qu’en donne Christian Bobin : « une longue caresse d’une main de sable ».

Longue, cela veut dire que, contrairement à l’accoutumé, je me suis ici autorisé le plaisir de diffuser dans leur intégralité les œuvres choisies, en m’imposant toutefois de sélectionner celles qui ne dépassent pas les 30 minutes, ou si peu – confort d’écoute oblige. Ainsi savons-nous déjà que nous serons privés des symphonies de Bruckner et de Chostakovitch ou autres Gurre-Lieder, mais, par bonheur, l’intensité du souffle n’est pas proportionnelle à sa longueur.

C’est dans la jeunesse, jeune âge du compositeur ou de l’interprète, fraîcheur juvénile du thème, que j’ai naturellement cherché cette intensité.

Et puis, comme toujours, c’est le cœur, au final, qui aura guidé mes choix.

A très vite, sous la tonnelle ou le figuier… ! Oreilles ouvertes et yeux mi-clos.

Heureux été !

Musiques à l’ombre – 1 – Carnaval

Au carnaval tout le monde est jeune, même les vieillards. Au carnaval tout le monde est beau, même les laids.

Nicolaï Evreïnov (dramaturge russe – début XXème)

Colombine et Arlequin  (c.1740) par Giovanni Domenico Ferretti

– Pour Robert Schumann qui compose le « Carnaval » op.9 à 23 ans, sûr désormais qu’il ne sera pas, après avoir mutilé son annulaire, le pianiste virtuose qu’il aurait voulu être,

– Pour la Commedia del’arte qui l’inspire tant et sa galerie de personnages fantasques et fantastiques qui ne quittent jamais l’enfant qui rêve et rêvera toujours en lui,

– Pour Estrella (Ernestine von Fricken) l’amoureuse qu’il abandonne et pour Chiarina (Clara Wieck) qu’il adorera sa vie durant,

– Pour le rêveur mélancolique, Eusebius, et pour Florestan, vaillant et passionné, ses deux autres lui-même qui peuplent son imaginaire,

– Pour Paganini et pour Chopin que Robert admire et qui lui inspirent ici deux petites perles musicales scintillant au milieu de cet écrin de variations romantiques.

– Pour les retrouvailles de Schumann avec lui-même, militant en chef de sa confrérie imaginaire des Compagnons de David, en marche contre les Philistins,

– Pour Eva Gevorgyan, ravissante jeune pianiste russe de 20 ans, finaliste et lauréate d’une mention spéciale au 18ème redoutable Concours International de Piano Frédéric Chopin, en 2021, qui nous gratifie d’une splendide version du « Carnaval » Opus 9, animant autour de ses doigts délicats, sous nos yeux aussi éblouis que nos oreilles sont enchantées, tous les personnages de ces « Scènes mignonnes sur quatre notes », selon le sous-titre de l’œuvre.

I. Préambule
II. Pierrot
III. Arlequin
IV. Valse noble
V. Eusebius
VI. Florestan
VII. Coquette
VIII. Réplique
IX. Sphinx (non numérotée dans la partition originale)
X. Papillons
XI. Asch, Scha, lettres dansantes
XII. Chiarina
XIII. Chopin
XIV. Estrella
XV. Reconnaissance
XVI. Pantalon et Colombine
XVII. Valse allemande
XVIII. Paganini (non numérotée dans la partition originale)
XIX. Aveu
XX. Promenade
XXI. Pause
XXII. Marche des Davidsbündler contre les Philistins

Sourire de printemps

Chaque expérience de beauté, si brève dans le temps, tout en transcendant le temps, nous restitue chaque fois la fraîcheur du matin du monde.

François Cheng — « Cinq méditations sur la beauté »

Et si nous profitions de l’arrivée imminente du printemps pour échapper un instant à l’insipide ennui et au pessimiste patent de nos temps incertains et nous offrir une petite récréation. Joyeuse, colorée, fraîche et gracieuse… Pas moins !

Elle est si lumineuse notre Swanilda (Natalia Osipova). Et coquine aussi ! Son fiancé s’est épris de Coppélia, la dernière création du vieux Coppélius, fabriquant passionné d’automates qui espère toujours donner une âme à chacune de ses créatures. Jalouse, elle prendra la place de sa rivale mécanique afin de surprendre Frantz, son naïf bienaimé, venu faire sa cour à Coppelia qu’il croit bien vivante.

Tout se terminera dans la bonne humeur, par un mariage évidemment !

Pour l’heure, Swanilda danse quelques variations sur la célèbre valse composée par Léo Delibes pour le non moins célèbre ballet. Elle nargue de son charme et de sa grâce, Coppelia figée, et pour cause, dans l’infini de sa lecture…

Et si nous ne sommes pas pressés de retourner jouer, nous aussi, les automates figés devant la boucle perpétuelle et vaine des débats vulgaires et inutiles de nos politiques pendards et de nos journalistes charognards, nous n’hésiterons pas à rester pour le finale en fête de ce ballet.

Un feu d’artifice de fouettés, sauts, pirouettes et autres entrechats que les prodigieux virtuoses du Bolchoï, danseurs et danseuses, nous offrent avec une élégance rare et une sincère générosité — Ça nous change !

Un bonheur ! S’en priver serait un pêché !

Roxane : Femme et variations

J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.
Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.
Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac – Acte V, Scène 6)

Roxane et soeur Marthe
Roxane et sœur Marthe (1909) –  Cyrano de Bergerac                     via vintagemarlene.tumblr.com

Ah! Roxane ! Légendaire Roxane, dont la robe fut peut-être la première que j’eus jadis, adolescent déjà rêveur de gloires illusoires, envie de suivre éperdument…

Roxane aux multiples visages, d’abord précieuse fréquentant les salons où l’on devisait sur Le Tendre ; gamine, se laissant séduire par les mirages des apparences, découvrant l’amour au travers des mots, sur un balcon ; intrépide héroïne traversant seule les lignes de front, certaine de la profondeur inconditionnelle de son amour, indépendant désormais de la beauté de l’aimé ; bien jeune veuve, enfin, vierge et fidèle, retirée dans un couvent pour conserver intact le souvenir de cet amour.

§

Roxanne ! You don’t have to wear that dress tonight
Walk the streets for money
You don’t care if it’s wrong or if it’s right.*

« Roxanne » – Chanson de Sting (1978)

*Roxanne, tu n’es pas obligée de porter cette robe ce soir
De marcher dans la rue pour de l’argent
Tu n’en as rien à faire de savoir si c’est bien ou si c’est mal !

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