Elle viendra – 21 – ‘Quand elle viendra…’

Je ne vois pas de poète qui ait porté aussi loin le besoin fou d’amour, la souffrance, la barbarie, l’injustice, mais en même temps l’éblouissement devant la beauté de la vie. En premier lieu, je voudrais parler de la conscience du temps chez Milosz, le temps comme de l’éternité volée. 

Laurent Terzieff (1935-2010)

Quand elle viendra — fera-t-il gris ou vert dans ses yeux,
Vert ou gris dans le fleuve ?
L’heure sera nouvelle dans cet avenir si vieux,
Nouvelle, mais si peu neuve…
Vieilles heures où l’on a tout dit, tout vu, tout rêvé !
Je vous plains si vous le savez…

Il y aura de l’aujourd’hui et des bruits de la ville
Tout comme aujourd’hui et toujours — dures épreuves ! —
Et des odeurs, — selon la saison — de septembre ou d’avril
Et du ciel faux et des nuages dans le fleuve ;

Et des mots — selon le moment — gais ou sanglotants
Sous des cieux qui se réjouissent ou qui pleuvent,
Car nous aurons vécu et simulé, ah ! tant et tant,
Quand elle viendra avec ses yeux de pluie sur le fleuve.

Il y aura (voix de l’ennui, rire de l’impuissance)
Le vieux, le stérile, le sec moment présent,
Pulsation d’une éternité sœur du silence ;
Le moment présent, tout comme à présent.

Hier, il y a dix ans, aujourd’hui, dans un mois,
Horribles mots, pensées mortes, mais qu’importe.
Bois, dors, meurs, — il faut bien qu’on se sauve de soi
De telle ou d’autre sorte…

Fulgurances – XII – Question

Comment rassembler
Les mille infimes débris
De chaque homme ?

Georges Séféris (Smyrne, Grèce, 1900-1971)

 


Extrait de Trois poèmes secrets
Traduit du grec par Jacques Lacarrière

 

Homme, où es-tu ?

Publié sur « Perles d’Orphée » le 14/12/2012

Le programme en quelques siècles

On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,

Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,

Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice

Puis on supprimera la justice.

On supprimera l’Amour
Au nom de la Fraternité,

Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit critique,

Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime
Au nom de l’Art,

Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits
Au nom des Commentaires,

Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,

Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,

Puis on supprimera le poète.

On supprimera l’Esprit,
Au nom de la Matière,

Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L’HOMME ;

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME ;

IL N’Y AURA PLUS DE NOM ;

NOUS Y SOMMES.

Armand Robin 1912-1961

 

 

Les Poèmes Indésirables (1945)

 

 

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Musique : Sappho de Mytilene – A. Ionatos & N. Venetsanou

Mais vieillir… ! – 13 – Peut-être ?

Y así pasan los días
Y yo desesperando
Y tu, tu contestando
Quizás, quizás, quizás

Et passent les jours
Et je me désespère
Et toi tu me dis
Peut-être, peut-être, peut-être

Dialogue de vieux couple, peut-être !
Mais pourtant, cet inoubliable boléro qui depuis 1947 a traversé le temps à travers mille interprétations sans prendre une ride, est né d’un compositeur cubain d’une quarantaine d’années, Osvaldo Farrés inspiré par une jeune femme d’à peine plus de vingt ans, Mary Tarrero-Serrano, épouse de celui qui n’allait pas tarder à devenir le 11ème Président de Cuba, Carlos Prío Socarrás.

Pour la petite histoire, Osvaldo Farrés, compositeur aux nombreux succès internationaux, ne savait, dit-on, ni lire, ni écrire la musique.

Quant à sa relation avec la Première Dame… Quizas, quizas, quizas ?

Ibrahim Ferrer (1927-2005) & Omara Portuondo (91 ans)
deux légendes de la musique cubaine accompagnées au piano par
Roberto Fonseca

Siempre que te pregunto
Que cómo, cuándo y dónde
Tu siempre me respondes
Quizás, quizás, quizás
.
Y así pasan los días
Y yo desesperando
Y tu, tu contestando
Quizás, quizás, quizás
.
Estas perdiendo el tiempo
Pensando, pensando
Por lo que mas tu quieras
Hasta cuándo, hasta cuándo
.
Y así pasan los días
Y yo desesperando
Y tu, tu contestando
Quizás, quizás, quizás
.
Estas perdiendo el tiempo
Pensando, pensando
Por lo que mas tu quieras
Hasta cuándo, hasta cuándo
.
Estas perdiendo el tiempo
Pensando, pensando
Por lo que mas tu quieras
Hasta cuándo, hasta cuándo
.
Y así pasan los días
Y yo desesperando
Y tu, tu contestando
Quizás, quizás, quizás
.
— • —
.
Chaque fois que je te demande
Quoi, quand, comment et où
Tu me réponds toujours
Peut-être, peut-être, peut-être
.
Et ainsi passent les jours
Et je me désespère
Et toi, tu me réponds
Peut-être, peut-être, peut-être
.
Tu perds ton temps
A penser, à penser
Je te demande
Pour combien de temps encore
.
Et ainsi passent les jours
Et je me désespère
Et toi, tu me réponds
Peut-être, peut-être, peut-être
.

Tu penses à quoi ?

Aimer quelqu’un, c’est le lire. C’est savoir lire toutes les phrases qui sont dans le cœur de l’autre, et en lisant le délivrer. C’est déplier son cœur comme un parchemin et le lire à haute voix, comme si chacun était à lui-même un livre écrit dans une langue étrangère.

Christian Bobin (« La lumière du monde » – Folio / Gallimard – 2003)

Heureux l’instant d’une improbable rencontre entre deux poètes sur la passerelle qu’ils ont construite sans le savoir, mot après mot, par-dessus le temps, l’espace, et leurs différences, pour parler d’amour !

Quand l’un affirme l’autre questionne, et pourtant tous les deux, dans le même souffle d’une sensibilité partagée, donnent sa vraie valeur à ce silence inquiet qui parfois prend place, un moment, entre deux amants.

N’est-ce pas dans la lisibilité de ces silences que s’inscrit la grandeur du sentiment ?

Théâtre des Champs Élysées – 1984

Tu penses à quoi ?
A la langueur du soir dans les trains du tiers monde ?
A la maladie louche ? Aux parfums de secours ?
A cette femme informe et qui pourtant s’inonde ?
Aux chagrins de la mer planqués au fond des cours ?

Tu penses à quoi ?
A l’avion malheureux qui cherche un champ de blé ?
A ce monde accroupi les yeux dans les étoiles ?
A ce mètre inventé pour mesurer les plaies ?
A ta joie démarrée quand je mets à la voile ?

Tu penses à quoi ?
A cette rouge gorge accrochée à ton flanc ?
Aux pierres de la mer lisses comme des cygnes ?
Au coquillage heureux et sa perle dedans
Qui n’attend que tes yeux pour leur faire des signes ?

Tu penses à quoi ?
Aux seins exténués de la chienne maman ?
Aux hommes muselés qui tirent sur la laisse ?
Aux biches dans les bois ? Au lièvre dans le vent ?
A l’aigle bienheureux ? A l’azur qu’il caresse ?

Tu penses à quoi ?
A l’imagination qui part demain matin ?
A la fille égrenant son rosaire à pilules ?
A ses mains mappemonde où traîne son destin ?
A l’horizon barré où ses rêves s’annulent ?

Tu penses à quoi ?
A ma voix sur le fil quand je cherche ta voix ?
A toi qui t’enfuyais quand j’allais te connaître ?
A tout ce que je sais de toi et à ce que tu crois ?
A ce que je connais de toi sans te connaître ?

Tu penses à quoi ?
A ce temps relatif qui blanchit mes cheveux ?
A ces larmes perdues qui s’inventent des rides ?
A ces arbres datés où traînent des aveux ?
A ton ventre rempli et à l’horreur du vide ?

Tu penses à quoi ?
A la brume baissant son compteur sur ta vie ?
A la mort qui sommeille au bord de l’autoroute ?
A tes chagrins d’enfant dans les yeux des petits ?
A ton cœur mesuré qui bat coûte que coûte ?

Tu penses à quoi ?
A ta tête de mort qui pousse sous ta peau ?
A tes dents déjà mortes et qui rient dans ta tombe ?
A cette absurdité de vivre pour la peau ?
A la peur qui te tient debout lorsque tout tombe ?

Tu penses à quoi ? Tu penses à quoi, dis ?
A moi ? Des fois ?…
Je t’aime !