Tu penses à quoi ?

Aimer quelqu’un, c’est le lire. C’est savoir lire toutes les phrases qui sont dans le cœur de l’autre, et en lisant le délivrer. C’est déplier son cœur comme un parchemin et le lire à haute voix, comme si chacun était à lui-même un livre écrit dans une langue étrangère.

Christian Bobin (« La lumière du monde » – Folio / Gallimard – 2003)

Heureux l’instant d’une improbable rencontre entre deux poètes sur la passerelle qu’ils ont construite sans le savoir, mot après mot, par-dessus le temps, l’espace, et leurs différences, pour parler d’amour !

Quand l’un affirme l’autre questionne, et pourtant tous les deux, dans le même souffle d’une sensibilité partagée, donnent sa vraie valeur à ce silence inquiet qui parfois prend place, un moment, entre deux amants.

N’est-ce pas dans la lisibilité de ces silences que s’inscrit la grandeur du sentiment ?

Théâtre des Champs Élysées – 1984

Tu penses à quoi ?
A la langueur du soir dans les trains du tiers monde ?
A la maladie louche ? Aux parfums de secours ?
A cette femme informe et qui pourtant s’inonde ?
Aux chagrins de la mer planqués au fond des cours ?

Tu penses à quoi ?
A l’avion malheureux qui cherche un champ de blé ?
A ce monde accroupi les yeux dans les étoiles ?
A ce mètre inventé pour mesurer les plaies ?
A ta joie démarrée quand je mets à la voile ?

Tu penses à quoi ?
A cette rouge gorge accrochée à ton flanc ?
Aux pierres de la mer lisses comme des cygnes ?
Au coquillage heureux et sa perle dedans
Qui n’attend que tes yeux pour leur faire des signes ?

Tu penses à quoi ?
Aux seins exténués de la chienne maman ?
Aux hommes muselés qui tirent sur la laisse ?
Aux biches dans les bois ? Au lièvre dans le vent ?
A l’aigle bienheureux ? A l’azur qu’il caresse ?

Tu penses à quoi ?
A l’imagination qui part demain matin ?
A la fille égrenant son rosaire à pilules ?
A ses mains mappemonde où traîne son destin ?
A l’horizon barré où ses rêves s’annulent ?

Tu penses à quoi ?
A ma voix sur le fil quand je cherche ta voix ?
A toi qui t’enfuyais quand j’allais te connaître ?
A tout ce que je sais de toi et à ce que tu crois ?
A ce que je connais de toi sans te connaître ?

Tu penses à quoi ?
A ce temps relatif qui blanchit mes cheveux ?
A ces larmes perdues qui s’inventent des rides ?
A ces arbres datés où traînent des aveux ?
A ton ventre rempli et à l’horreur du vide ?

Tu penses à quoi ?
A la brume baissant son compteur sur ta vie ?
A la mort qui sommeille au bord de l’autoroute ?
A tes chagrins d’enfant dans les yeux des petits ?
A ton cœur mesuré qui bat coûte que coûte ?

Tu penses à quoi ?
A ta tête de mort qui pousse sous ta peau ?
A tes dents déjà mortes et qui rient dans ta tombe ?
A cette absurdité de vivre pour la peau ?
A la peur qui te tient debout lorsque tout tombe ?

Tu penses à quoi ? Tu penses à quoi, dis ?
A moi ? Des fois ?…
Je t’aime !

Publié par

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

3 réflexions au sujet de “Tu penses à quoi ?”

  1. Improbable et surtout osée la rencontre !
    La sensibilité du premier m’a toujours laissé de marbre. J’ai, subjectivement, peut-être trop rapidement, classé le monsieur dans la catégorie des écrivains « dans l’air du temps », sans risque voire opportuniste si j’étais plus sévère. Quand la puissance du second, elle, m’emmène toujours plus haut, elle invite à l’absolu et au tsunami passionnel, lucide et révolutionnaire… tiens voilà que je m’emballe. si ça, ce n’est pas une preuve ! 😉
    Bon… il paraît qu’il en faut pour tout le monde.

    Aimé par 1 personne

    1. Osée, certes, mais sans intention de provoquer. 😉
      Il est sûr que, lorsque, comme vous, cher Claudio, on affiche pareille dévotion pour la rébellion paroxystique de Léo Ferré, le propos souvent très « chrétien » (ou très « christique ») de Christian Bobin, moulé dans la sérénité des certitudes que confère la foi, peut parfois prendre la consistance de l’eau bénite et laisser un goût fade d’hostie.
      Je ne crois pas, cependant, qu’il y ait chez Bobin quelque désir de plaire ou d’être à la mode, pas plus, me semble-t il, que Ferré ne cultivait la harangue par volonté de gonfler ses audiences.
      Il arrive quelquefois au misanthrope athée que je suis devenu de rire intérieurement de la « naïveté »apparente de l’un et de fustiger les partis pris emportés de l’autre, mais j’aime à les fréquenter, l’un et l’autre également. Sans doute parce que tous deux, en vérité, sont des poètes de l’amour. A leurs manières. N’y a-t il pas d’infinies manières de dire « je t’aime » ? Seul compte que le cœur le dise.
      Puissiez-vous donner une nouvelle chance à Christian Bobin, juste, peut-être, en appliquant ce petit proverbe que vous connaissez bien : « changer le regard change le monde ».
      Merci de cet emballement !

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