Fulgurances – L – Présent

Henri Matisse – Le Bonheur de Vivre (1906)

Celui qui vit de souvenirs
Traîne une mort interminable
Il s’écoute dans les échos
Qui n’ont que le son de sa voix
Il se cherche sur des images
Qui furent tracées sur le sable
Et les miroirs où il se voit
Sont laiteux comme un œil de mort
À quoi bon hier et demain
Demain le paradis des prêtres
Demain venu de deux mille ans
Pour étrangler l’amour du jour

L’âge d’or est dans la minute
Dans ta vie le soleil qui chante
Jamais le sang ne coulera
Aussi vivace dans ton corps
Il y a le bruit du moment
L’inimitable odeur fugace
Du temps qui passe
La chaleur qui se refroidit
Le présent à aimer autant qu’à défendre
L’unique aujourd’hui
La fureur de vivre une vie confondue
Avec le pain de chaque instant

Pierre Seghers 1906-1987

 

 

in Le Livre d’Or de la Poésie Française 

Musiques à l’ombre – 8 – Quel cadeau !

Baignoires de roses rouges, poèmes enflammés, bijoux insolents d’éclat, spectaculaires eldorados, sérénades énamourées sur les eaux de lointaine lagune, et mille autres extravagances… Nos idées foisonnent, Messieurs, lorsqu’il s’agit de gâter la femme que nous chérissons !


Mais lequel d’entre nous a-t-il jamais réveillé sa bienaimée, le jour de son anniversaire, pour la remercier du jeune fils qu’elle lui a récemment donné, en dirigeant, depuis les escaliers qui conduisent à sa chambre, une quinzaine de musiciens – la maison ne pouvant en recevoir plus – jouant pour elle une œuvre unique qu’il aurait à peine composée, pleine d’une pastorale tendresse, où des chants d’oiseaux feraient écho à de langoureux soupirs… et qui, cent-cinquante ans plus tard, constituerait une des valeurs les plus sures et cependant une des pièces les plus émouvantes du répertoire des grandes formations symphoniques ?

N’est pas Richard Wagner qui veut !

Siegfried-Idyll

Tribschener Idylle mit Trust-Vogelsang und Orange-Sonnenaufgang, als Symphonischer Geburtstagsgruß. Senneur dargebracht Cosima von Ihrem Richard – 1870

Idylle de Tribschen avec le chant d’oiseau de Fidi* et le lever du soleil orange. Cadeau d’anniversaire symphonique à Cosima de la part de son Richard – 1870

*Fidi = diminutif de Siegfried

Orchestre de Chambre de Norvège
Direction : Antje Weithaas (violon)

Cosima & Richard Wagner

Sans la signature de Cosima Wagner, cette page d’un journal qui n’avait aucune intention d’être un jour publié, laisserait volontiers accroire qu’elle est extraite d’un conte de fées dont l’auteur, distrait par trop d’émotion, aurait omis le traditionnel « il était une fois ».

Dimanche 25 décembre 1870
Sur cette journée, mes enfants, je ne peux rien vous dire, rien sur mes sentiments, rien sur mon humeur, rien, rien, rien. Je vais juste vous raconter succinctement et clairement ce qui s’est passé. Quand je me suis réveillée j’ai entendu du bruit, le son grandissait, je savais que je ne rêvais pas, il y avait vraiment de la musique, et quelle musique ! Dès qu’elle se fut arrêtée, Richard vint me voir avec les cinq enfants et me remit la partition de son « Symphonischer Geburtstagsgruß » (cadeau d’anniversaire symphonique). J’étais en larmes, mais toute la maison aussi ; Richard avait installé son orchestre dans l’escalier et consacrait ainsi pour toujours notre Tribschen ! « Idylle de Tribschen avec chant d’oiseau de Fidi et lever de soleil orange » — ainsi s’appelle l’œuvre. […]  Après le petit déjeuner, l’orchestre se rassembla de nouveau, et une fois de plus l’ Idylle retentit dans le hall inférieur, nous touchant tous profondément […]  Les musiciens jouèrent aussi le cortège nuptial de Lohengrin,  le Septuor de Beethoven, et, pour finir, encore une fois l’œuvre que je n’entendrai jamais assez ! — Alors, je comprenais enfin tout le travail de Richard en secret…
« Maintenant, laisse-moi mourir ! », lançai-je à Richard.

Cosima Wagner – Journal

Homme, où es-tu ?

Publié sur « Perles d’Orphée » le 14/12/2012

Le programme en quelques siècles

On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,

Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,

Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice

Puis on supprimera la justice.

On supprimera l’Amour
Au nom de la Fraternité,

Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit critique,

Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime
Au nom de l’Art,

Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits
Au nom des Commentaires,

Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,

Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,

Puis on supprimera le poète.

On supprimera l’Esprit,
Au nom de la Matière,

Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L’HOMME ;

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME ;

IL N’Y AURA PLUS DE NOM ;

NOUS Y SOMMES.

Armand Robin 1912-1961

 

 

Les Poèmes Indésirables (1945)

 

 

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Musique : Sappho de Mytilene – A. Ionatos & N. Venetsanou

Maintenant assis…

On entre dans la poésie de Marie Uguay comme on marche sur une plage du Québec en novembre, la beauté du décor figée dans une saison à venir ou révolue selon l’œil qui l’observe.

Sébastien Veilleux – ‘Marie Uguay : L’immortelle‘ (30/08/2021)
in ‘Les libraires’ (revue littéraire québécoise)

Maintenant nous sommes assis

maintenant nous sommes assis à la grande terrasse
où paraît le soir et les voix parlent un langage inconnu
de plus en plus s’efface la limite entre le ciel et la terre
et surgissent du miroir de vigoureuses étoiles
calmes et filantes

plus loin un long mur blanc
et sa corolle de fenêtres noires

ton visage a la douceur de qui pense à autre chose
ton front se pose sur mon front
des portes claquent des pas surgissent dans l’écho
un sable léger court sur l’asphalte
comme une légère fontaine suffocante

en cette heure tardive et gisante
les banlieues sont des braises d’orange

tu ne finis pas tes phrases
comme s’il fallait comprendre de l’œil
la solitude du verbe
tu es assis au bord du lit
et parfois un grand éclair de chaleur
découvre les toits et ton corps

Marie Uguay 1955-1981

 

 

 

 

 

Marie Uguay est une poétesse québécoise emportée très tôt, à l'âge de 26 ans, par un cancer des os. Elle n'aura eu que le temps de publier deux recueils - 'Signe et rumeur' (1976) et 'L’outre-vie' (1979) ; le troisième, 'Autoportraits' (1982), ne sera publié qu'à titre posthume.

Pour en savoir plus sur cette attachante poétesse montréalaise, lire le bel article que lui a consacré le 30/08/2021 Sébastien Veilleux dans la revue littéraire québécoise 'Les libraires': 

                     'Marie Uguay : L’immortelle'