Fulgurances XXXIV – Inexorable

Roberto Juarroz 1925-1995

Chacun s’en va comme il peut,
les uns la poitrine entrouverte,
les autres avec une seule main,
les uns la carte d’identité en poche,
les autres dans l’âme,
les uns la lune vissée au sang
et les autres n’ayant ni sang, ni lune, ni souvenirs.

Chacun s’en va même s’il ne peut,
les uns l’amour entre les dents,
les autres en se changeant la peau,
les uns avec la vie et la mort,
les autres avec la mort et la vie,
les uns la main sur l’épaule
et les autres sur l’épaule d’un autre.

Chacun s’en va parce qu’il s’en va,
les uns avec quelqu’un qui les hante,
les autres sans s’être croisés avec personne,
les uns par la porte qui donne ou semble donner sur le chemin,
les autres par une porte dessinée sur le mur ou peut-être dans l’air,
les uns sans avoir commencé à vivre
et les autres sans avoir commencé à vivre.

Mais tous s’en vont les pieds attachés,
les uns par le chemin qu’ils ont fait,
les autres par celui qu’ils n’ont pas fait
et tous par celui qu’ils ne feront jamais.

Poésie verticale (Fayard, 1989)
Traduction de l’espagnol (Argentine) par Roger Munier

Cada uno se va como puede,
unos con el pecho entreabierto,
otros con una sola mano,
unos con la cédula de identidad en el bolsillo,
otros en el alma,
unos con la luna atornillada en la sangre
y otros sin sangre, ni luna, ni recuerdos.

Cada uno se va aunque no pueda,
unos con el amor entre dientes,
otros cambiándose la piel,
unos con la vida y la muerte,
otros con la muerte y la vida,
unos con la mano en su hombro
y otros en el hombro de otro.

Cada uno se va porque se va,
unos con alguien trasnochado entre las cejas,
otros sin haberse cruzado con nadie,
unos por la puerta que da o parece dar sobre el camino,
otros por una puerta dibujada en la pared o tal vez en el aire,
unos sin haber empezado a vivir
y otros sin haber empezado a vivir.

Pero todos se van con los pies atados,
unos por el camino que hicieron,
otros por el que no hicieron
y todos por el que nunca harán.

Segunda Poesía vertical (69 – II)

« Éteindre la lumière, chaque nuit… »

Chaque poème de Roberto Juarroz est une surprenante cristallisation verbale : le langage réduit à une goutte de lumière.

Octavio Paz (cité par Gil Pressnitzer)

Un poème sauve un jour.
Plusieurs poèmes pourront-ils sauver la vie entière ?
Ou suffit-il d’un seul ?

Roberto Juarroz (Treizième poésie verticale)

Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d’initiation :
s’ouvrir au corps de l’ombre,
revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis :
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.

Dans l’ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l’ombre.

Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l’implacable mortier de l’ombre.

Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?

Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu’à s’agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
elle revient au geste implorant
de raviver l’aumône de la lumière.

Roberto Juarroz (Argentine) 1925-1995

 

« Quinzième poésie verticale »

  Traduction Jacques Ancet