Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
.« Un jour où je doutais de moi », dit Dieu, « je suis allé chez mon ami Shakespeare, puis je me suis rendu au domicile de Rembrandt, qui se peignait couvert de rides. Avant de retrouver mon royaume incertain, j’ai salué l’enfant Mozart, à qui j’ai apporté un clavecin tout neuf. Ces trois visites m’ont suffi pour m’accepter un peu. »
Adore ton métier, c’est le plus beau du monde !
Le plaisir qu’il te donne est déjà précieux,
Mais sa nécessité réelle est plus profonde…
II apporte l’oubli des chagrins et des maux,
Et ça, vois-tu, c’est encor mieux !
C’est mieux que tout, c’est magnifique et tu verras,
Tu verras ce que c’est qu’une salle qui rit,
Tu l’entendras !
Ça, c’est unique, mon chéri !
Jean-Gaspard Deburau 1796-1846 par Arsène Trouvé
Derrière son maquillage livide, Jean-Gaspard Deburau, né à la fin du XVIIIème siècle à Amiens, de l’union d’une mère venue de Bohème et d’un soldat français, faisait le plaisir et l’admiration des « naïfs et des enthousiastes », comme il aimait à qualifier avec humour et gentillesse son fidèle public du ‘Théâtre des Funambules’, qui venaient rire aux facéties et mimiques du personnage de Pierrot qu’il avait créé.
Sacha Guitry 1885-1957
Comment l’amoureux inconditionnel du théâtre et du métier de comédien qu’était Sacha Guitry, aurait-il pu résister à l’envie d’incarner cet illustre personnage capable de réaliser chaque soir avec le même bonheur cette performance éminemment difficile, gageure des gageures : entraîner une salle dans le rire ?
En février 1918, le ‘Théâtre du Vaudeville’ met à l’affiche une pièce signée Sacha Guitry : « Deburau ». Un orchestre, pour accompagner les comédiens, y joue la musique composée par André Messager.
Sa production nombreuse pour le théâtre n’empêche pas Guitry, à partir des années 1930, d’être définitivement gagné par le cinéma. En 1951, le comédien-dramaturge devenu réalisateur décide de mettre sa pièce en images et écrit un scénario dans lequel le célèbre mime Deburau, époux modèle résistant fièrement aux mille sollicitations de ses admiratrices, finit par s’éprendre, amour impossible, d’une dame portant camélia à la ceinture.
Le rôle, certes, n’est pas en manque de texte ; trop de paroles, peut-être, proposées à un mime pour qui seul le rire a droit de déchirer le silence. Mais quand l’alexandrin surgit de l’encrier d’un Sacha Guitry auteur prolifique au verbe affûté et qu’il nous parvient à travers la voix et le jeu emblématiques d’un Sacha Guitry comédien brillant aux mille facettes… qui s’en plaindrait ?
Ce rôle, très empreint du romantisme qui envahit la vie du Maître à cette époque – il souffre physiquement et reste encore très affecté par les injustes attaques portées contre lui à la Libération – Guitry le voulait comme son testament spirituel.
Et c’est, sans conteste, dans l’admirable monologue de Deburau exaltant le métier de comédien à travers les conseils qu’il prodigue à son fils s’apprêtant à entrer en scène pour lui succéder, que Sacha Guitry exprime en toute sincérité cet amour de la scène qui le représente tant.
Magnifique leçon d’un Pierrot à qui l’on pardonne volontiers de parler autant, et nouvelle occasion de regretter que sa voix se soit tue.
Pour le monologue écrit en 1599 par Shakespeare pour Jacques, personnage mélancolique, dans la comédie ‘As you like it’ (Comme il vous plaira),
Pour la terrible permanence de cette observation à travers le temps, qui témoigne que l’homme, inventerait-il les plus sophistiqués stratagèmes, n’échappe pas au cycle éternel des lois de la nature,
Pour la magistrale interprétation de Andrew Buchanan, qui en dit autant par un regard, une inflexion de sa voix, une mimique ou un petit geste, que chaque mot pesé au trébuchet du grand dramaturge.
Andrew Buchanan dit « All the world’s a stage » William Shakespeare ‘As you like it’ – Acte II – Scène VII
Le monde entier est un théâtre : hommes et femmes y sont de simples acteurs, ils ont leurs entrées puis leurs sorties. Un homme au cours de sa vie endosse plusieurs rôles et sa comédie se joue sur sept âges. Premier âge : le nouveau-né, pleurnichant et vomissant dans les bras de sa nourrice. Deuxième âge : l’écolier geignard, avec son cartable et son visage propre du matin, rampant à contrecœur comme un escargot jusqu’à l’école. Troisième âge : l’amoureux, soupirant telle une chaudière et composant une ritournelle pitoyable en hommage aux sourcils de son amante. Quatrième âge : le soldat, farci de jurons bizarres, poilu comme une bête, fier, brutal et soupe au lait, cherchant la réputation aussi soudaine qu’évanescente jusque dans la gueule des canons. Cinquième âge : le juge, avec une belle bedaine ronde, fourrée de bons chapons, œil grave et barbe en pointe, achalandé de sages maximes et de clichés du jour : ainsi il joue son rôle. Sixième âge : il passe à la culotte décharnée et aux pantoufles du vieux fou, lunettes au nez, bourse au côté, les hauts-de-chausses de sa jeunesse bien conservés, mais bien trop larges pour des jambes atrophiées, sa grosse voix d’homme, retournant au timbre châtré de l’enfance, a le son de la flûte. Septième âge : la dernière scène, qui met fin à ce récit étrange et tumultueux, est la seconde enfance et le simple oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.
« Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable »(Tchouang-Tseu). Maxime profonde autant qu’inopérante. L’apogée de l’indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité ?
Cioran – « La tentation d’exister »
Je ne peux pas plus me passer de la musique de Jean-Sébastien Bach que je ne peux cesser de fréquenter le théâtre de Shakespeare.
— Suis-je normal, Docteur ?
J’ai l’impression, en écrivant cela, que je recopie une phrase de Cioran – peut-être, d’ailleurs, m’est-elle dictée par le souvenir inconscient d’un de ses aphorismes qui sont depuis longtemps aussi indispensables à l’hygiène de mon esprit que le savon à celle de mon corps.
— Suis-je normal, Docteur ?
William Shakespeare (1564-1616)
Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Il n’empêche que là est ma vérité : le plus souvent, lorsque je reviens d’un numineux voyage dans la lumière céleste, à califourchon sur la trompette d’un ange, auquel m’a invité le Cantor, c’est un personnage de Shakespeare qui m’accueille, l’espace d’un instant, sur le quai du retour. Comme le traître Iago, l’intrigante Lady Macbeth ou Richard III parfois, la tunique couverte du sang de ses victimes, qui m’attendent au débarcadère pour me rappeler que les dieux bienfaisants ont fui la Terre depuis longtemps, si tant est qu’ils l’habitassent un jour.
— Suis-je normal, Docteur ?
Qui, mieux que Jean-Sébastien Bach, aurait-il aidé Dieu à remplir de braises ardentes le cœur des hommes ? Qui, autant que Shakespeare lui-même, aurait-il su déployer toute la pertinence et la perspicacité d’un observateur aguerri pour révéler avec si grande justesse, depuis l’ombre où elle se tapit, les arcanes de l’âme humaine ?
Et comme un écho personnel à ces certitudes j’ai choisi d’intituler ce journal intime ouvert à tout vent : « De Braises et d’Ombre ».
— Suis-je normal, Docteur ?Avant que vous ne prononciez votre diagnostic, très cher Docteur, et peut-être pour le peaufiner encore, prenez donc un billet pour l’éternité ! Le voyage est court… et sa pompe si joyeuse !
Cantate BWV 70 « Wachet ! Betet ! Betet ! Wachet ! » (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) – Mouvement 1 en Ut majeur (Chœur)
Veillez ! priez ! priez ! veillez ! Tenez-vous prêt À tout moment Jusqu’à ce que le souverain des souverains Mette une fin à ce monde !
Quand vous en reviendrez, pensez à entrouvrir la porte de ce vieux palais vénitien : Shylock, redoutable usurier pas très recommandable certes, répond au « Marchand de Venise », le Seigneur Antonio, qui, nonobstant le profond dédain qu’il porte à ce banquier parce qu’il est juif, vient de lui demander un nouveau prêt… Édifiant !
Shakespeare : Le Marchand de Venise – Acte I-Scène 3
SHYLOCK
Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m’avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances.
Je n’y ai jamais répondu qu’en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre peuple. Vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c’est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » Voilà ce que vous me dites, vous qui avez craché votre rhume sur ma barbe ; qui m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. C’est de l’argent que vous demandez ! Que devrais-je vous répondre ? Dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter beaucoup d’argent » ?
Enfin, cher Docteur, je dois à l’honnêteté de vous prévenir que même si vous me trouvez particulièrement dérangé, je ne suivrai aucune de vos prescriptions qui viseraient à me guérir.
Mais n’est-ce pas là une inutile précaution, car je gage que vous me déclarerez incurable ? Tant mieux !
— Je ne suis vraiment pas normal, Docteur !
Et, à s’en référer à Cioran lui-même, comment pourrait-on, à la fois, être normal et vivant ? (« La tentation d’exister »)
Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.
Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache.