Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Son talent me charma, il y a chez elle une supériorité réelle, un sentiment profond et vrai, une élévation constante.
Franz Liszt (après un concert de Clara Schumann)
Clara Schumann par Franz Hanfstaengl – 1860
L’enchantement est toujours au rendez-vous quand on écoute une oeuvre de Clara Schumann, aussi modeste soit-elle.
La remarquable et remarquée pianiste qu’elle était, confrontée aux conservatismes de son temps n’a pas pu exprimer l’étendue de son immense talent de compositrice. Et pourtant elle laisse à la postérité un peu moins d’une cinquantaine d’oeuvres partagées entre musique vocale et musique pour le piano, ainsi que quelques compositions pour petites ou grandes formations.
Particulièrement douée elle a cependant beaucoup appris de ses maîtres, directement ou par l’écoute, et, naturellement elle a reçu de chacun une part d’influence. Mais jamais elle ne se laisse aller à l’imitation et encore moins à la copie.
A 21 ans, l’année de son mariage avec Robert, s’affranchissant des conventions compositionnelles de la sonate, elle écrit les « Flüchtige Stücke », 4 pièces fugitives Op. 15, qui laissent, chacune, transparaître la patte de tel ou tel de ses célèbres aînés, mais qui, toutes, à travers leurs différences, expriment fidèlement la personnalité déjà affirmée de la jeune musicienne.
1/ Larghetto : Ambiance pathétique en Fa majeur et lenteur nocturne d’un crépuscule à Nohant…
2/ Un poco agitato : Lignes vives et tendues, petit signe à Mendelssohn, en La majeur…
3/ Andante espressivo : Ne croiserait-on pas Eusebius sur le chemin de cette nouvelle escapade nocturne en Ré majeur ?…
4/ Scherzo : Rythme enjoué en Sol majeur. Les courtes sonates de Beethoven résonnent en filigrane…
Michelle Cann, pianiste prodige et de grande sensibilité nous convie, à travers ces 4 pièces fugitives, à cette rencontre romantique des plus charmantes :
Merci de ces heures d’hier qui resteront plantées dans mon souvenir pour y refleurir souvent.
Rainer Maria Rilke – Lettres à une amie vénitienne
Le premier amour est toujours le dernier.
Dicton
Christine Mattei-Barraud dit le poème d’Albert Samain « Ton souvenir »
Musique : Mendelssohn Lied Op. 34 N°3
Ton souvenir
Ton Souvenir est comme un livre bien-aimé, Qu’on lit sans cesse et qui jamais n’est refermé, Un livre où l’on vit mieux sa vie et qui vous hante D’un rêve nostalgique, où l’âme se tourmente.
Je voudrais, convoitant l’impossible en mes vœux, Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux, Ciseler avec l’art patient des orfèvres Une phrase infléchie au contour de tes lèvres..
Emprisonner ce trouble et ces ondes d’émoi Qu’en tombant de ton âme, un mot propage en moi. Dire, oh surtout ! Tes yeux doux et tièdes parfois Comme une après-midi d’automne dans les bois.
De l’heure la plus chère enchâsser la relique, Et, sur le piano, tel soir mélancolique, Ressusciter l’écho presque religieux D’un ancien baiser attardé sur tes yeux.
Ni dans les temps anciens, ni de nos jours on ne trouve une perfection plus grande chez un maître aussi jeune.
Robert Schumann (à propos de l’Octuor de son ami Félix Mendelssohn)
Bouillonnement de fraîcheur, houle musicale de jeunesse passionnée, miraculeuse illumination de la musique de chambre, l’Octuor en mi bémol majeur– Opus 20 – de Félix Mendelssohn s’impose comme une indispensable contrepartie à notre été de misères.
Felix-Mendelssohn (1809-1847) – portrait par Wilhelm-Hensel
Les plus grands musiciens de l’histoire ont unanimement considéré la composition pour quatuor à cordes comme l’exercice le plus exigeant et le plus difficile de l’écriture musicale. Et c’est pourtant à seize ans, en 1825, que Félix Mendelssohn, écrit, sans modèle particulier d’un précédent maître, l’une des pages les plus proches de la perfection que connaît cet art délicat de la musique de chambre.
Comble du génie précoce, le jeune Félix convoquera pour l’occasion, non pas un, mais deux quatuors à cordes, pour donner naissance à son incomparable
Octuor en mi bémol majeur – Opus 20
Écriture souple, fluide, allègre, élégante, empreinte de juvénile passion et cependant étayée par une incroyable maturité.
Mariage musical intemporel de la jeunesse et de la beauté…
Notre été mérite bien d’y être invité !
…
Janine Jansen (violon) et la fine fleur mondiale des jeunes chambristes :
Aux violons : Ludvig Gudim – Johan Dalene – Sonoko Miriam Welde
Aux altos : Amihai Grosz – Eivind Holtsmark Ringstad
Aux violoncelles : Jens Peter Maintz, – Alexander Warenberg
Sous le Fondaco dei Tedeschi, la gondole vira ; par les petits canaux obscurs, elle glissa vers le Rio di Palazzo. Les cloches de San Giovanni Crisostomo, de San Giovanni Elemosinario, de San Cassiano, de Santa Maria dei Miracoli, de Santa Maria Formosa, de San Lio, accueillaient l’aurore par de joyeux carillons. Les bruits du marché se perdaient dans la salutation des bronzes, avec les odeurs de la pêche, des herbages et du vin. Entre les murailles de marbre et de brique encore endormies, sous le ruban du ciel resplendissait de plus en plus le ruban de l’eau qui, tranchée par le fer de la proue, s’allumait dans la course ; et ce croissant éclat donnait à Stelio l’illusion d’une rapidité flamboyante.
Gabriele D’Annunzio – Le feu – 1900
Mendelssohn : Romance sans paroles Op.30 – #6 – Allegretto Tranquillo
Arrangement & clarinette : Andreas Ottensamer Schumann Quartet et Gunnar Upatnieks (contrebasse)
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Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Age, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux ; cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage. Et le siège d’une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n’est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde ?
Thomas Mann – La mort à Venise – 1912
Mendelssohn : Romance sans paroles Op. 30 – #6* Allegretto tranquillo en fa dièse mineur – « Venezianisches Gondellied »
Veneta Neynska – Piano
*Composée entre 1833 et 1834 et dédiée à Elisa von Woringen
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Lorsque je cherche un autre mot pour exprimer le terme musique, je ne trouve jamais que le mot Venise.
Coi pensieri malinconici
no te star a tormentar :
vien co’ mi montemo in gondola,
andaremo fora in mar. […]*
Pietro Pagello (1807–1898) – Poème dédié à George Sand… sa maîtresse
Une gondole à Venise : sans doute le seul point du monde depuis lequel on devient à la fois, en un unique regard, voyeur extasié des orgies paradisiaques où la lumière s’accouple avec l’air et l’onde, observateur désespéré de l’épaisse vulgarité du troupeau humain et témoin enthousiaste, devant tant de chefs-d’œuvre exhibés, du génie de l’homme qui créé.
Chaque oscillation de la barque transcende le reflet du miroir…
Paul Signac – Grand Canal (Venise) 1905
En rythme mesuré la rame chuchote des vers anciens pendant qu’un clapot incertain s’efforce mollement de retrouver les harmonies d’un chant oublié.
Ce soir encore, quand la brise nostalgique fredonnera dans les moiteurs de l’air la barcarolle entêtante de Cupidon, blottis dans l’ombre mouillée du Pont des Soupirs, passionnément, George et Alfred s’enlaceront.
Ce soir encore, peut-être, comme jadis dans les froides brumes d’un lointain février, le jeune Stelio, ému, escortera sur le « grand chemind’eau » la gondole funèbre de Richard Wagner, « celui qui avait transformé en un chant infini les forces de l’Univers »**.
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Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement : la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l’équilibre des corps dans l’intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondolier se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en main.
— Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t’aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour.
Ernest Hemingway – « Au-delà du fleuve et sous les arbres » (1950)
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Poème de Pietro Buratti (1772-1832) – Musique de Reynaldo Hahn (1875-1947)
La barcheta
La note è bela,
Fa presto, o Nineta,
Andemo in barcheta
I freschi a ciapar!
A Toni g’ho dito
Ch’el felze el ne cava
Per goder sta bava
Che supia dal mar.
Ah!
Che gusto contarsela
Soleti in laguna,
E al chiaro de luna
Sentirse a vogar!
Ti pol de la ventola
Far senza, o mia cara,
Chè zefiri a gara
Te vol sventolar.
Ah!
Se gh’è tra de lori
Chi troppo indiscreto
Volesse da pèto
El velo strapar,
No bada a ste frotole,
Soleti za semo
E Toni el so’ remo
Lè a tento a menar.
Ah!
La petite barque
La nuit est belle.
Dépêche-toi, ma Nineta,
Allons au bateau
Pour prendre le frais !
J’ai dit à Toni
De retirer l’auvent
Pour profiter de cette brise
Qui souffle de la mer.
Ah!
Quel bonheur d’échanger de petits riens
Seuls sur la lagune
Et au clair de lune,
De se sentir emportés !
Ton éventail, tu peux
Le laisser, ô ma chérie,
Les zéphyrs se disputeront
Pour te rafraîchir.
Ah!
Si parmi eux Il y en a de trop indiscret Pour arracher le voile Qui couvre ton sein, Ne prête pas attention à ces fariboles, Car nous sommes tout seuls Et Toni est absorbé A pousser sa rame. Ah!
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James Wilson Morrice – Gondolas – 1901 (Art Gallery of Ontario)
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En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de l’onde, l’une et l’autre. […] Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment.
André Suarès – « Le voyage du Condottiere » – « Vers Venise – XXVI »
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Claude Monet – Gondole à Venise – 1908 (Musée d’arts de Nantes)
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Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise.
Venise
Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune
De loin, un chant venait jusqu’à moi.
Des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique.
Tout cela voguait vers le crépuscule.
Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même,
invisiblement touchée,
un chant de gondolier,
tremblante d’une béatitude diaprée.
— Quelqu’un l’écoute-t-il ?
Friedrich Nietzsche – « Ecce homo » (1888)
Traduction : Guy de Pourtalès
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Le gondolier muet rame en silence
Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse, et le gondolier muet rame en silence.
Ses palais s’écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n’y frappe plus incessamment l’oreille.
Ses jours de gloire sont passés, mais cependant Venise est encore belle.
Les empires tombent, les arts dégénèrent, mais la nature ne meurt jamais ; elle n’a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l’Italie !
Lord Byron – Quatrième Chant (4-3) – « Pélerinage deChilde Harold »
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* Avec tes pensées mélancoliques / cesse de te tourmenter : / monte avec moi dans ma gondole / on s'en va faire un tour en mer.** Gabrielle D'Annunzio - "Le Feu"- 1900