Toqué de toccata /9 – I – Madones des sommiers

Cependant qu’il était à Arnstadt, il fut poussé par son vif désir d’entendre, quand cela lui était possible, tous les bons organistes, c’est ainsi qu’il entreprit un voyage à Lübeck, qui plus est, à pied, pour y écouter Dietrich Buxtehude, célèbre organiste à cette époque de l’Église Sainte-Marie de cette ville. Il y séjourna trois mois, non sans profit pour lui-même, et revint ensuite à Arnstadt.

Carl-Philipp-Emanuel Bach
(à propos du voyage de son père à Lübeck)

Orgue de Sainte-Marie d’Elseneur, dont Dietrich Buxtehude est titulaire entre 1660 et 1668
Claudio Merulo 1533-1604

Après que Claudio Merulo, à la Renaissance, lui eut dessiné un cadre formel propice à l’expression de la virtuosité, et que Jan Pieterszoon Sweelinck, maître incontesté de l’école hollandaise de clavecin et d’orgue, en eut assuré la transmission vers les musiciens baroques, la toccata n’attendait plus que le talent et l’influence d’un Frescobaldi pour s’offrir largement aux compositeurs de l’époque comme un vecteur de liberté dans l’expression musicale des climats et des passions.
Restait à l’illustre disciple de ce dernier, Johan Jacob Froberger, vagabondant à travers l’Europe, le soin de diffuser les manières et les méthodes de son maître ; non sans toutefois pigmenter les toccatas de sa propre composition de quelques colorations originales et fantasques qui firent, elles aussi, école.

Bach jeune par Johann Ernst Rentsch the Elder

Ainsi, de détours rythmiques en surprises harmoniques, devait se constituer, au fil des compositions italiennes et allemandes, le « stylus phantasticus » qui se caractérise par la pratique combinée de l’invention, de l’improvisation et de la virtuosité.
Dietrich Buxtehude s’en inspirera abondamment, et après lui, aussitôt revenu d’un célèbre voyage initiatique à Lübeck, un jeune musicien de vingt ans, un certain Jean-Sébastien Bach, qui portera cet art à son plus haut sommet.
Pas étonnant, n’est-ce pas, que son nom n’attende pas la dernière syllabe de « toccata » pour déjà se précipiter au bord de nos lèvres.

De toutes les toccatas que le Cantor nous a laissées, il en est une, assurément l’œuvre pour orgue la plus connue et la plus jouée à travers le monde, dont la citation s’impose – quel bonheur ! – à quiconque se propose d’évoquer le genre de la toccata.
C’est évidemment la « Toccata et fugue en Ré mineur – BWV 565 », composée en 1705. Bach vient tout juste de fêter ses 20 ans.

Ici jouée par Jean-Charles Ablitzer, en 2012, sur l’orgue alors fraîchement restauré de la cathédrale Saint-Christophe de Belfort, avec, en prime, des images intimes du royaume de cette première madone, les sommiers.

Charles-Marie Widor 1844-1937

Ma seconde « madone des sommiers », c’est la « Toccata » de Charles Marie Widor, admirateur inconditionnel de Jean-Sébastien Bach. Œuvre la plus renommée de ce formidable compositeur français, dont le succès a, hélas, fait un peu trop d’ombre au reste de son immense travail.

Cette toccata allante et joyeuse, qui ne manque presque jamais d’accompagner les nouveaux époux, royaux ou pas, à la sortie des églises, le jour des noces, n’est autre que le mouvement final de sa Symphonie pour orgue N°5, composée en 1879.
La toccata la plus jouée après celle de Bach qui résonne encore à nos oreilles.

Grand orgue de la Cathédrale de Chambéry

Pièce de conception tout à fait originale, ce mouvement représente désormais une sorte de standard de la toccata pour orgue : au clavier, de rapides figurations liées pour la main droite accompagnées d’une rythmique engageante à la main gauche, le tout soutenu par l’expression tendue d’un thème répété au pédalier. « Il faut que le dessus soit brillant et que les rythmes ‘claquent’ de façon plus sombre. » – Manière de dire combien est important, dans cette pièce d’orgue, plus que dans toute autre, peut-être, le travail de registration…

En octobre 2013, Olivier Latry (titulaire des grandes orgues Cavaillé-Coll de Notre-Dame-de-Paris depuis plus de 30 ans) joue la « Toccata de Widor » sur l’orgue à tuyaux miraculeusement restauré de l’église Notre-Dame du Refuge à Brooklyn.

Puissent les organistes du monde entier se convaincre que cette œuvre n’appelle pas à être jouée dans un tempo plus rapide, comme c’est hélas souvent le cas.

A suivre : Toqué de toccata /9 – II – Marquises des anches